C’est avec stupeur, pour ne pas dire dégoût, que les Djiboutiens ont pris connaissance, dans les colonnes du quotidien gouvernemental La Nation, du troisième communiqué de soutien de la diplomatie djiboutienne à l’héritier du trône saoudien, Mohamed Ben Salman Al Saoud. Il fait suite au tollé international qu’a provoqué la confirmation par les services américains de la CIA de son implication directe dans l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans l’enceinte du consulat saoudien à Istanbul.
« La République de Djibouti renouvelle son soutien au royaume d’Arabie saoudite et aux mesures prises pour révéler les circonstances de la mort du journaliste Jamal Khashoggi.
Djibouti se félicite des résultats de l’enquête annoncés par le procureur général saoudien, qui reflètent le souci de l’Arabie saoudite de clarifier les faits de manière transparente et impartiale, de punir les personnes impliquées et de réaliser la justice.
La République de Djibouti souligne l’importance de laisser l’instruction judiciaire suivre son cours sur cette affaire, et affirme son refus de politiser l’affaire ou de l’exploiter pour dénigrer l’Arabie saoudite qui joue un rôle majeur quant au maintien de la sécurité et de la paix dans la région et le reste du monde » [1].
Comment expliquer ce soutien ?
Il est difficile de trouver un argument légitime justifiant un alignement aussi grotesque, jusqu’à l’absurde, pour la défense d’un dirigeant dont la moralité, pour ne pas dire l’humanité, n’est plus à discuter.
Ce communiqué alambiqué ignore ostensiblement que l’Arabie saoudite - bien que prise la main dans le sac - a vainement cherché à nier [2]. Pourtant les preuves dévoilées aux médias du monde entier par le président turc, Erdoğan – comparé très judicieusement au lieutenant Columbo par le média Qatari, Al jazeera – sont accablantes.
« Une caractéristique essentielle du style d’enquête de Columbo est d’obliger le suspect à fournir des explications complètes sur les questions évidentes qu’il se pose au cours de ses enquêtes. Le suspect se sent obligé de fournir des explications sur les incohérences que Columbo continue de détecter dans les récits proposés par le meurtrier. Le fait même que le meurtrier continue de donner des explications et de résoudre des incohérences intensifie la conviction qu’il est en réalité l’assassin » [3].
Dans une tribune publiée le 2 novembre dernier dans le Washington Post, Recep Tayyip Erdoğan, rappelait les efforts entrepris par son pays pour dérouler la pelote du machiavélique scénario élaboré pour en finir avec un commentateur critique du régime saoudien, et souligner les questionnements en attente de réponses précises : « Au cours du mois dernier, la Turquie a déplacé ciel et terre pour faire la lumière sur tous les aspects de cette affaire. Grâce à nos efforts, le monde a appris que Khashoggi avait été tué de sang froid par un escadron de la mort et il a été établi que son meurtre avait été prémédité. »
« Pourtant, il existe d’autres questions non moins significatives dont les réponses contribueront à notre compréhension de cet acte déplorable. Où est le corps de Khashoggi ? Qui est le “collaborateur local” à qui des responsables saoudiens ont prétendu avoir remis les restes de Khashoggi ? Qui a donné l’ordre de tuer cette âme bienveillante ? Malheureusement, les autorités saoudiennes ont refusé de répondre à ces questions. […] Nous savons que l’ordre de tuer Khashoggi vient des plus hauts niveaux du gouvernement saoudien » [4].
Djibouti dit croire la version saoudienne... comment expliquer ce déni de la réalité ?
Confirmant la thèse du président Erdoğan - qui dédouanait le roi d’Arabie saoudite de tout lien dans le crime contre Jamal Khashoggi et accusait insidieusement son fils de l’avoir commandité - les services secrets américains arrivent aux mêmes conclusions dans un rapport supposé rester confidentiel et révélé par le Washington Post. Il serait basé sur des enregistrements audio réalisés par les Turcs à l’intérieur du consulat d’Arabie saoudite, qui ont été remis à la directrice de l’agence, Gina Haspel : « La CIA conclue que le prince héritier saoudien Mohamed bin Salman a ordonné l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi le mois dernier, contredisant ainsi l’affirmation du gouvernement saoudien selon laquelle il n’était pas impliqué dans le meurtre. […] Pour arriver à ses conclusions, la CIA a examiné plusieurs sources de renseignements, notamment un appel téléphonique de l’ambassadeur saoudien aux Etats-unis, Khalid bin Salman, frère du prince, avec Khashoggi » [5]. Au cours de cette conversation, Khalid bin Salman a donné l’assurance à Jamal Khashoggi qu’il pouvait se rendre au consulat sans crainte pour y récupérer des documents. On connaît la suite : il y a été découpé en morceaux.
« Mais dans le cas de Khashoggi, la question est de savoir pourquoi cette méthode particulière de sauvagerie meurtrière – couper une personne en morceaux, lui couper la tête et les doigts, vraisemblablement comme des trophées à envoyer à la personne qui ordonne le coup dans un palais hideux à Ryad, puis dissoudre dans de l’acide ce qui reste de la pauvre âme ? » [6].
Un tel affichage de solidarité des autorités djiboutiennes, contre vents et marées, s’expliquerait par la nécessité de rembourser une supposée dette éternelle dont nous serions, les citoyens djiboutiens, tous redevables à cette pétromonarchie pour son soutien au lendemain de notre indépendance. C’est ce que soutient par exemple l’ambassadeur djiboutien à Ryad, Dya-Eddine Saïd Bamakhrama, par ailleurs doyen des représentants diplomatiques au royaume des Saoud : « Les efforts du gouvernement du royaume, qui s’est en réalité beaucoup investi aux côtés de Djibouti, ne se sont pas limités à soutenir ce pays arabe musulman et voisin pour son indépendance, mais ils ont également contribué – juste après l’indépendance et de façon sans précédent – à l’aide économique, politique, diplomatique, scientifique et dans le domaine de l’enseignement.
C’est ce soutien et cette appréciable générosité – que le royaume en soit remercié ! – qui a permis à l’État naissant de la République de Djibouti nouvellement indépendant de tenir – fier et fort – sur ses pieds en 1977. C’est pourquoi les Djiboutiens – toutes générations confondues – n’ont pas oublié et n’oublieront jamais cette aide fraternelle et sincère que le royaume leur a apportée et continue toujours de leur apporter » [7].
Est-ce suffisant pour expliquer un tel aveuglement de notre diplomatie ? Pour Aden Omar Abdillahi, chercheur et directeur de l’IEPS-CERD, le gouvernement de Djibouti serait en quelque sorte pieds et mains liés dans cette relation. Nos choix nous seraient dictés, un peu comme si nous avions vendu notre âme au diable, sans échappatoire ! « De même en 2016, lorsque l’on a rompu avec l’Iran, avec lequel nos relations étaient amicales, ce pays a financé la construction de notre Parlement. Qu’est ce que l’on avait contre l’Iran pour justifier cette rupture ? C’est l’Arabie saoudite ! C’est un partenaire historique de Djibouti, on ne pouvait pas dire non. Le Qatar, en 2017, c’est pour les mêmes raisons, ce n’est pas notre choix, c’est celui imposé par l’Arabie saoudite, qui nous a poussé à rompre les relations. La diplomatie djiboutienne éprouve certaines difficultés face aux puissances moyennes, comme l’Arabie saoudite et l’Éthiopie. Hier soir encore, Djibouti a publié un communiqué pour soutenir l’Arabie saoudite face à la disparition inexpliquée d’un journaliste saoudien dans l’enceinte d’une représentation diplomatique saoudienne à Istanbul ou encore, en août pour soutenir ce pays dans son différend avec le Canada pour un tweet jugé inapproprié. Par contre, elle a une certaine diplomatie aguerrie face aux grandes puissances, que sont la France, la Chine, les Etats Unis, c’est paradoxal…[…] Lorsqu’il s’agit de traiter avec les grandes puissances, nous assistons à une diplomatie très professionnelle, à une diplomatie d’intérêt raisonnable, mais dès qu’il s’agit de diplomatie régionale, comme pour l’Éthiopie ou l’Arabie saoudite, le plus souvent on se perd, on fait de mauvais choix ! »
Et Sonia le Gouriellec, de l’université catholique de Lille, ajoute que « [l]es dirigeants djiboutiens ont opté pour une stratégie particulière, […] je voudrais préciser, que je ne parle pas de stratégie réfléchie, pensée, écrite dans un livre blanc, etc. Il s’agit d’une stratégie opportuniste, en fonction des évènements, et c’est à postériori, que l’on peut la traduire, la définir ou la qualifier en plusieurs étapes ».
Oublions le cas de Khashoggi, qui semble laisser nos autorités indifférentes, mais comment justifier de fermer à ce point les yeux sur les agissements de celui que l’on nomme MBS « le sanguinaire » alors sous nos yeux se déroule un massacre au Yémen. Ne parvenant pas à faire plier un régime considéré comme hostile, le royaume des Saoud, sous l’autorité de son agité de prince, n’hésite pas à y organiser une grave famine, en limitant à l’extrême la quantité de nourriture pouvant entrer dans les zones contrôlées par ceux qu’il considère comme insoumis. Feignant d’ignorer que ces mesures inhumaines impactent les populations civiles les plus fragiles, les plus faibles, les plus pauvres, à commencer par les enfants et les personnes âgées qui paient le plus lourd tribu…
« Il y a maintenant un danger clair et immédiat d’une grande et imminente famine envahissant le Yémen », a déclaré mardi le sous-secrétaire aux Affaires humanitaires, Mark Lowcock, au Conseil de sécurité. « Huit millions de Yéménites dépendent déjà de l’aide alimentaire d’urgence pour survivre, a-t-il ajouté, chiffre qui pourrait bientôt atteindre 14 millions, soit la moitié de la population yéménite.
Les gens pensent que la famine n’est qu’un manque de nourriture », a déclaré Alex de Waal, auteur de Mass Starvation, qui analyse les famines récemment provoquées par l’homme. « Mais au Yémen, il s’agit d’une guerre contre l’économie » [8].
Paludisme, dysenterie, et choléra, notamment, font des ravages parmi cette population fragilisée, maintenue dans des conditions d’hygiènes déplorables et qui ne dispose pas de médicaments en quantité suffisante. L’ONG Médecins sans frontières avance le chiffre de 84 701 enfants morts de faim ou de maladie entre avril et octobre 2018 dans le plus grand silence de la communauté internationale. [9].
Interrogée dans nos colonnes, Amat Ali Alim Alsoswa, sous secrétaire générale des Nations-unies et directrice du bureau du PNUD pour les États arabes, avait lancé un cri du cœur, pour un renforcement des nombreux liens qui unissent nos peuples, confrontés souvent aux mêmes défis. « J’ai voulu insister sur les liens ancestraux qui unissent nos deux peuples, puisque comme vous le savez certainement je suis originaire du Yémen. Ces liens reposent sur des fondements solides ; nous partageons en commun un passé entremêlé. Entremêlé par une histoire, des échanges culturels et bien encore commerciaux. Je trouve beaucoup de similitudes entre nos deux pays, nos deux cultures, ils appartiennent à la même région, à la même zone géostratégique, tous deux bénéficient de relations privilégiées et d’investissements massifs des pays du Golfe, et plus particulièrement de Dubaï. Similaires notamment par les tenues vestimentaires, par les spécialités culinaires, par la culture, par le climat, ou bien encore par un type de développement économique et social semblables… Je voudrais insister sur ce point particulièrement, les problèmes sociaux sont souvent identiques entre ces deux pays qui restent confrontés aux mêmes défis : une jeunesse souffrant du chômage, une population rurale luttant contre la sécheresse, et enfin une extrême pauvreté des plus démunis… Je pourrais poursuivre sur le même thème en soulignant que nos deux économies sont imbriquées, voire même interdépendantes, et rappeler que bien souvent ces liens vont au delà puisqu’ils sont aussi filiaux. Voilà pourquoi je pense […] que les liens préexistants peuvent et doivent s’accroître entre nos deux pays. La coopération doit s’intensifier et ce qu’afin que nous puissions trouver des réponses aux préoccupations qui sont souvent identiques » [10].
En vue de ne pas perdre le soutien précieux de l’Arabie saoudite notre pays a décidé de « vendre » sa dignité et de détourner son regard des exactions commises chez nos voisins et amis ancestraux yéménites. « Un pays n’a pas d’amis, mais uniquement des intérêts », parait-il. Sommes-nous pour autant dédouanés de nos obligations morales, fraternelles, religieuses, de ne pas dénoncer de la manière la plus véhémente le massacre perpétré - sous une chape de plomb - par les Saoudiens et les Émiratis contre la nation la plus démunie de la péninsule Arabique dont le sang et histoire sont mêlés à notre patrie ? L’accueil de milliers d’innocentes victimes venues trouver refuge sur notre sol ne nous absout en aucune manière de notre indifférence et de notre manque de réactivité pour dénoncer ce qui s’apparente dorénavant à la pire catastrophe humanitaire de ce siècle ?
Cette politique à courte vue n’a absolument pas l’assentiment de la population djiboutienne, à l’exception peut-être de trois d’entre nous : Ismaïl Omar Guelleh, Mahmoud Ali Youssouf et Dya-Eddine Saïd Bamakhrama.
Mahdi A.
[1] La Nation, numéro double, lundi 19 et mardi 20 novembre 2018.
[2] Bill Law, « MBS and a murderous web of lies », Al Jazeera, 20 novembre 2018.
[3] Hamid Dabashi, « The Khasoggi murder mystery : Erdogan as Lieutenant Columbo », Al Jazeera, 7 novembre 2018.
[4] Recep Tayyip Erdoğan, « Saudi Arabia still has many questions to answer about Jamal Khashoggi’s killing », Washington Post, 2 novembre 2018.
[5] Shane Harris, « CIA concludes Saudi crown prince orderer Jamal Khashoggi’s assassination », Washington Post, 16 novembre 2018.
[6] Hamid Dabashi, « The Khasoggi murder mystery : Erdogan as Lieutenant Columbo », Al Jazeera, 7 novembre 2018.
[7] Dya-Eddine Saïd Bamakhrama , « Djibouti/Arabie Saoudite – 38 ans de coopération fraternelle », La Nation, 2 juillet 2015.
[8] Declan Walsh and Tyler Hicks, « The tragedy of Saudi Arabia’s war », NYTimes, 26 octobre 2018.
[9] Patrick Angevin, « Yémen. La sale guerre tue les enfants par dizaines de milliers », Ouest France, 23 novembre 2018.
[10] Jeske van Seters, « En Aparté avec… Amat Ali Alim Alsoswa », Human Village, 5 mai 2008.