Human Village - information autrement
 
Djibouti dans le monde du XXIe siècle
par Mahdi A., octobre 2018 (Human Village 34).
 

Extraits de la conférence des 16 et 17 octobre et des discussions consécutives.
Rencontre organisée par l’Institut d’études politiques et stratégiques de Djibouti (CERD), en partenariat avec le CEDEJ Khartoum et le CFEE d’Addis-Abeba
Salle de conférence du CERD, Djibouti

Djibouti et les empires

Introduction de Jean-Nicolas Bach, directeur du CEDEJ Khartoum

Pourquoi vous proposer cette communication sur les systèmes d’empire ? C’est une évidence, ils n’ont pas disparu. On est dans un modèle international. On a reçu la semaine dernière à Khartoum Michel Foucher, que vous connaissez peut-être pour ses travaux sur les frontières, et donc il faisait l’apologie du système international dans lequel on est, définit par la reconnaissance de l’État nation, le système Westphalien très classique. Moi je pense que ce n’est pas vraiment le cas, et que l’on est plutôt dans un système avec des perspectives différentes. Je pense que l’on est précisément dans un monde où s’articulent des logiques étatiques très classiques, westphalienne, avec des logiques d’empires, et on le voit bien à Djibouti. C’est pour cela que Djibouti est un État passionnant, dans un monde en transition cela en fait un pays un peu au milieu de l’océan. On pourrait reprendre des idées qui nous parlent davantage, comme Star Wars, Game of Thrones, puisque lorsque l’on regarde les politiques de la Chine ou bien encore des Etats-Unis d’Amérique, on est dans une logique d’empire, un imaginaire d’empire, un imaginaire d’État. On n’est pas seulement dans une idée d’État, on n’est aussi dans une idée d’empire. […] Le premier critère le définissant, c’est la conquête militaire ; le deuxième critère, après avoir conquis un territoire, est dans des logiques classiques, où il faut vendre sa présence, mais aussi de la sécurité, en contrepartie de la possibilité offerte de pouvoir extraire des ressources, imposer des taxes aux populations, voilà de façon très schématique. On a en gros à gérer la diversité au sein d’une nouvelle organisation politique. Et cet héritage là, est intéressant à analyser. Et le troisième critère de la définition classique des empires, c’est son côté éphémère. […]
Je suis souvent surpris par mes collègues universitaires éthiopiens qui appellent à la réunification de l’Éthiopie avec l’Érythrée et Djibouti. Je trouve cela un peu étrange. Ils n’arrivent pas à imaginer que l’Éthiopie puisse rester dans ses frontières... Je pense que cela peut devenir véritablement problématique. Entre la pacification avec l’Érythrée et l’idée de réunification, il y a quand même un énorme fossé. Malheureusement c’est des discours que l’on entend émerger de plus en plus, et c’est un petit peu dangereux, avec des risques de provoquer des sources de tension dans la région. Ces frottements d’États et d’empire aujourd’hui à Djibouti, et dans la région, sont plutôt facteurs d’instabilité, tout autant que de stabilité, et c’est aussi cela qui est intéressant.

La Chine à Djibouti

Jean-Pierre Cabestan, université baptiste de Hong Kong

La relation entre Djibouti et la Chine est vraiment irriguée par les liens économiques, et ils se sont développés en parallèle des échanges entre la Chine et l’Éthiopie. Le développement de l’Éthiopie sous Meles Zenawi a fortement stimulé les relations avec la Chine, Djibouti en a profité. C’était une relation uniquement économique. Ce qui a été un tournant dans les relations entre Djibouti et la Chine, c’est la participation de la Chine aux opérations de lutte contre la piraterie, à partir de 2008, et qui a provoqué l’arrivée de navires de guerre chinois à Djibouti, et qui a été à l’origine du resserrement des liens entre les deux pays.
Un autre élément que vous connaissez bien, c’est l’initiative du président chinois, XI Jinping, la nouvelle Route de la soie, lancée en 2013. Elle coïncide avec la décision prise par la Chine de mettre en place une base militaire à l’étranger et de choisir Djibouti comme port d’attache. La décision n’était pas facile à prendre, mais a constitué un moment important dans la montée en puissance de la Chine dans son accession au rang de très grande puissance, voire de puissance impérialiste puisque c’est dans cette logique que l’on peut interpréter cette montée en puissance de la Chine dans cette partie du monde.
L’articulation économique avec la base militaire n’est pas facile à interpréter, mais le renforcement de l’intégration régionale sert évidemment les intérêts géostratégiques et économiques de la Chine. L’Éthiopie est très importante pour la Chine, c’est la capitale de l’Union africaine, diplomatique, mais également un pays de plus de cent millions d’habitants, un poids lourd du continent.
La Chine s’est lancée dans de grands projets d’infrastructures qui sont peu rentables, mais ils peuvent être structurants et donc révèlent leurs aspects géostratégiques. Ces projets économiques permettent de stabiliser sa présence militaire. Les projets économiques on les connaît : il y a le chemin de fer, un investissement important pour la Chine, sous forme de prêt qu’il faudra rembourser, à hauteur de 4 milliards de dollars ; le DMP, et d’autres projets comme le port minéralier de Tadjourah, ou encore celui de la zone franche internationale. Un total de projets qui sont financés par des prêts, pour pas loin de 1,4 milliards de dollars, c’est un montant important pour un pays comme Djibouti, sur une enveloppe de 14 milliards de projets attendus. […]
La Chine devient un des investisseurs directs notables de Djibouti depuis seulement 2016-17. Ils représentent 46% des IDE. […] A côté de ces relations économiques, ce qui a su les favoriser, ou faciliter, c’est l’établissement de relations politiques, avec de nombreuses visites de part et d’autre. […] La base a été annoncée de manière tardive, en 2015, alors que le projet, on le sait maintenant, date de 2013 […]. C’est une base qui a été présentée comme un site d’appui logistique. En fait c’est Djibouti qui l’a annoncée en premier en 2015. Les Chinois étaient restés muets sur ce projet, pour des raisons à la fois internes et internationales. Internes parce que c’est un tournant pour la Chine, elle qui a toujours critiqué l’installation de bases occidentales à l’étranger en les comparant à des symboles impérialistes. C’était difficile de prendre le tournant. Mais aussi en raison du choix de Djibouti, qui est un lieu où des militaires français et américains sont présents. C’est vrai que le choix de Djibouti n’était pas évident ! On peut dire que la Chine a choisi la sécurité en optant pour Djibouti […].
Il y a eu une spéculation sur l’extension de cette base, avec des facilités militaires permanentes au Nord du pays, à Obock, qui serait équipée d’un petit aérodrome, et d’après ce que l’on m’a dit le projet serait encore en discussion, mais il est possible que Djibouti n’ait pas l’intention de l’autoriser. […] Ce qui est intéressant dans l’évolution de cette base, c’est la construction en cours de cette jetée qui se trouve juste à côté de l’usine de dessalinisation. L’idée pour la marine militaire chinoise est d’avoir un quai dédié relié directement à la base. […]
Cette présence chinoise a suscité bien évidemment quelques frictions avec les autres forces, notamment les américains au sujet de lasers chinois. Ce qui inquiète un peu les Chinois, c’est le rapprochement entre le Japon et l’Inde à Djibouti. C’est un jeu d’équilibre et cela serait intéressant d’observer comment les différents pays présents nouent des rapprochements pour équilibrer le rapport de forces depuis l’arrivée de la Chine.
Quelques mots en conclusion. Il me semble important que Djibouti essaye de faire en sorte que les militaires étrangers présents puissent parvenir à cohabiter, à s’entendre. Je crois qu’il y a un intérêt partagé que la situation ne se détériore pas. […]

Est-il pensable de mettre fin à la présence militaire française à Djibouti ?

Patrick Ferras, Centre de stratégie du bassin d’Arcachon

Les choses évoluent très vite dans la corne de l’Afrique. Je pense que l’on aurait eu du mal à imaginer il y a trois ou quatre ans, la Chine localiser une base sur le territoire de Djibouti, et en se regardant en chien de faïence avec les Américains. J’étais la semaine dernière à Addis-Abeba pour un séminaire sur le rapprochement Éthiopie-Éryhtrée, qui va être extrêmement lourd de conséquences, aussi bien positives que négatives, et vous imaginez bien que vous en êtes également une. Ne serait-ce que si Berbera se développe un peu plus, même si ce n’est pas pour demain matin. Si Assab et Massawa se développent aussi, il y aura une solide concurrence pour Djibouti et cela bouleversera davantage la donne, aussi bien géopolitique qu’économique, régionale. Selon moi, c’est parti, et déjà en cours de réalisation. Même si l’on peut être quelque peu pessimiste sur ce rapprochement entre l’Éthiopie-Éryhtrée et ses conséquences immédiates négatives pour Djibouti.
La question posée dans mon intitulé est un peu iconoclaste, mais je rappelle que j’ai été officier du renseignement dans l’armée française et que je suis dorénavant complètement indépendant et que donc je ne représente que moi même ici.
Je pense que c’est une question que l’on peut se poser, car nous sommes là depuis 1977. La réponse est complexe et elle ne sera pas oui ou non. D’ailleurs la question avait pour but aussi de provoquer, pour créer une discussion autour de cette question.
Si l’on revient un peu sur Djibouti, État indépendant depuis 1977, un des 55 États de l’Union africaine. Politique stable si l’on peut dire. Il n’y a eu que deux présidents, Hassan Gouled Aptidon et Ismaïl Omar Guelleh. Un pays qui rêve de devenir le Singapour de l’Afrique, mais c’est surtout sur le plan militaire qu’elle se fait remarquer. C’est l’une des plus grandes garnisons militaire sur le globe. On n’a peut être pas la Silicon Valley à Djibouti, mais on a quand même une garnison internationale, et donc un pays qui compte pour la sécurité internationale. Si l’on revient un peu en arrière, nous étions en 1977, au lendemain de l’indépendance, les seuls militaires présents, dans le cadre d’un accord de défense, puis sont passés les évènements de septembre 2001 à New York, et dans la foulée les Américains sont arrivés, cela a bien évidemment fait énormément évoluer la relation entre les Français, les Américains, et Djibouti. Il y a eu aussi la lutte contre la piraterie, la France escortait les bâtiments commerciaux puis, petit à petit, la mission est devenue européenne, Atalante. A un certain moment il y a eu trois flottes internationales pour lutter contre la piraterie basées à Djibouti. Maintenant on en compte plus que deux. Le contexte militaire de Djibouti a évolué, avec la venue de nouveaux acteurs, comme la Chine, le Japon, des Allemands, des Espagnols, des Italiens, des Américains…
En matière de traité de défense et de coopération, sur lequel il faut revenir, ce nouveau terme remplace le protocole provisoire de 1977, et la convention de 2003. Il consacre Djibouti comme une base militaire opérationnelle avancée et aussi un pôle de coopération régionale. C’est aussi la plus importante garnison française, avec environ 1400 hommes, et les moyens les plus conséquents que l’on peut développer sur un terrain d’opération lorsque l’on n’est pas en guerre, puisque l’on a un état major d’armée, des moyens aériens, de transport, de chasse, des hélicoptères, un régiment d’infanterie inter-armes d’outre mer, et donc on a énormément de moyens sur le théâtre de Djibouti, particulièrement à l’échelle du pays. […]
Il n’y a plus que neuf accords de défense en Afrique, dont quatre bases, une à Dakar, une au Gabon, une en Côte d’Ivoire et Djibouti, la plus importante. La France a une architecture militaire en Afrique assez costaud si l’on peut dire. L’accord de défense précise un certain nombre de points, notamment en matière de coopération. Ce qui est essentiel c’est l’article 4 […] qui traite de la clause de sécurité, et qui stipule que les deux parties échangent du flux, des informations, du renseignement, et évaluent ensemble la situation en cas d’agression armée, et définissent les moyens à mettre en œuvre pour la défense de la République, dans les limites de l’article 51 de la charte des Nations-unies. Il est aussi à préciser que la partie française participe avec la partie djiboutienne, à la police aérienne et la surveillance du territoire de Djibouti.
On n’imagine pas aujourd’hui une agression armée caractérisée contre Djibouti, mais cela n’empêche pas de penser que Djibouti puisse être l’objet d’un certain nombre de menace, du genre de celle qui a été utilisée avec les deux tours en 2001. Cette menace est plutôt prise au sérieux. La France avec ses moyens importants mais modestes, participe à la défense aérienne du territoire djiboutien. L’accord indique que la France participe aussi à la surveillance maritime avec ses moyens, je dirais, assez modestes. Nous n’avons pas une force navale suffisamment importante pour effectuer cette surveillance maritime, et vous savez comme moi que si l’on devait assurer la surveillance du territoire totalement, cela voudrait dire que nous aurions besoin de beaucoup plus de ressources militaires. On n’a pas des capacités importantes, aussi il faut rester relativement réaliste dans nos prétentions, nos ambitions.
L’important dans ce nouveau traité de coopération, c’est surtout l’aspect financier. L’aspect financier a été introduit dans le traité, qui fixe le montant du loyer, même si ce terme n’est pas apprécié, et que l’on parle plutôt de contribution forfaitaire de 30 millions d’euros que nous payons à l’État djiboutien.
Ce qui est intéressant et que l’on peut noter, c’est qu’en 2003, le dispositif, comptait environ 2700-2800 militaires, dont je faisais partie d’ailleurs, et nous sommes un peu plus de dix ans plus tard, moins de 1400, et pourtant la contribution forfaitaire, n’a toujours pas été réévaluée… On continue à payer une contribution forfaitaire élevée pour des troupes moins importantes. Je voulais juste le signaler, c’est quand même important, et rien n’a été décidé par le législateur, pour la remise en cause de cette contribution, qui me semble un peu élevée.
Dans le même temps, le contexte géopolitique peut changer. Comme nous l’avons vu un peu dans l’introduction, Djibouti bénéficie de plusieurs assurances vie, française, américaine, chinoise, mais également éthiopienne. Du fait du poids des ports djiboutien pour son économie, elle ne pourra jamais laisser la situation dégradée. Donc vous avez un pays qui vit avec quatre assurances vie, c’est pas mal ! […]
Nous avons aussi une coopération avec les forces armées djiboutiennes depuis longtemps, mais je dirais que c’est plutôt une coopération d’influence, plutôt qu’une coopération militaire pure, car je ne crois pas que l’on vende beaucoup d’armement à Djibouti. Donc on a par contre plutôt une coopération d’influence, de présence, mais pas forcément une coopération très poussée en matière d’armement et d’achats d’armement. Est-ce que l’offre française n’est pas adaptée ? Est-ce que les autres marchés sont plus intéressants et un peu moins chers ? Je vous laisse trouver la réponse, et pour ce faire, je vous invite à aller voir le livre de Pascal Blanchard sur les armées africaines. […] En revanche il ne faut pas se voiler la face, nous sommes en concurrence militaire, et il me semble bien que la présence militaire française a perdu en visibilité, c’est le moins que l’on puisse dire, tout simplement parce que deux gros acteurs sont arrivés, la Chine […] et les Américains.
En ce qui concerne les Américains, il faut considérer que depuis 1977 nous étions les seuls à bord. 2002, a changé la donne, les Américains sont arrivés avec 550 hommes ; en 2006, ils étaient entre 1000 et 1200 hommes, et 4000 aujourd’hui. On voit que le format a été complètement modifié, on est passé d’une présence militaire américaine, comprenant quelques avions de transport, quelques avions des forces spéciales, à une présence militaires beaucoup plus importante, établie sur deux sites, Djibouti et Chabelley. […]
Concernant la Chine, les fantasmes continuent, 10 000, 5000 militaires, on ne sait pas. De ce que je connais de la politique étrangère chinoise, c’est qu’ils n’ont pas l’intention de faire de l’ingérence militaire et sécuritaire. Ils se contenteront de financer l’Union africaine, faire de gros chèques et de surtout pas essayer de se mêler de ce qui pourraient les éclabousser. Ils ne s’engageront pas militairement, comme la France ou les Etats-Unis le font. Pour l’heure c’est une base de transit, d’évacuation de leurs ressortissants ; la leçon de la Libye en 2011-2012 aura fait réfléchir en Chine. L’évacuation des ressortissants chinois en Libye leur a coûté cher, posé beaucoup de problèmes logistiques : comment utiliser les moyens militaires pour évacuer les leurs, cela a été une délicate problématique à résoudre, ce que nous, nous faisons très bien, depuis plus d’une dizaines d’années. Cette base est aussi faite pour cela, ainsi que pour les opérations de maintien de paix, et un centre d’appui logistique.
En conclusion pour répondre à la question énoncée, je pense que nous avons une relation militaire très forte avec l’Afrique, nous avons du mal à nous en débarrasser si je peux dire, à l’alléger. Je crois que nous devrions aller dans le sens de la démilitarisation de notre relation avec l’Afrique, ce qui ne nous empêchera pas d’avoir une relation diplomatique, politique, ou commerciale. Je constate que nous avons plusieurs garnisons françaises en Afrique, et à voir ce que l’on fait avec, je crois que l’on passe trop par la militarisation de notre relation avec les pays du continent, et je vois souvent avec l’Union africaine, nous sommes considérés comme un acteur militaire, plutôt qu’économique. À mon sens ce n’est pas la bonne carte à jouer.
Pourquoi ne pas réduire la garnison de Djibouti ? Nous avons de petites garnisons ailleurs, comme à Dakar, et elles fonctionnent très bien. Bien sûr, les missions de l’infrastructure seront à redéfinir, mais pourquoi ne pas définir une mission d’envergure moindre, dans la mesure où sont présents des acteurs militaires qui peuvent en compléter certaines ? Pourquoi ne pas en profiter pour dégarnir cette garnison, réduire notre voilure à Djibouti lorsque les Finances tiennent la dragée haute aux militaires ? Et la dernière remarque que je ferai, va dans le même sens. Au moment où le président Macron parle souvent de multilatéralisme, est-ce qu’il n’est pas temps de passer à une garnison européenne à Djibouti ? Why not ? Atalante marche bien, les UITN, c’est-à-dire les missions de formation des armées, donnent de bons résultats, aussi pourquoi ne pas envisager une garnison européenne, dans un accord cadre entre la France et les États européens. […]
L’européanisation de la base de Djibouti, c’est une question de volonté politique. Vous connaissez l’ambition de la France pour la défense européenne, et cette idée est d’autant plus pertinente, que l’Union européenne demande, depuis presque deux ans, à ce qu’il y ait une stratégie un peu plus affinée sur l’Afrique. Ce n’est pas facile à mettre en place, mais il ne faut pas oublier que les acteurs africains travaillent de manière multilatérale, comme au travers de la force en attente de l’Afrique de l’Est, ou au niveau de l’architecture africaine « paix et sécurité », et donc pourquoi, cela ne serait pas aussi possible pour les Européens ?

Construction de la diplomatie djiboutienne à partir de et par rapport à la Somalie

Aden Omar Abdillahi, directeur de l’IEPS-CERD

La politique étrangère est guidée par des choix stratégiques. Hassan Gouled Aptidon a dès le départ choisi la neutralité. […] Mais en réalité il y avait des nuances, la France avait une certaine influence sur la politique étrangère de Djibouti. La politique étrangère ce sont des choix stratégiques, et la diplomatie c’est la manière de mettre en pratique ces choix stratégiques. Cela se traduit dans les comportements, dans les postures, sur le terrain. […]
La politique étrangère de Djibouti est passée par trois phases, la neutralité, c’était le choix de Hassan Gouled Aptidon ; ensuite vers la fin des années 90, on est passé aux premiers contrats avec les Émiratis. Le tournant a été les années 96 et 97, où le pays s’est engagé dans une ouverture prudente, par étapes, que certains qualifiaient ce matin de choix osés, mais on verra qu’il s’agit aussi d’une certaine continuité, et je ne pense que l’on soit encore à un stade où l’on peut qualifier ces choix d’osés. […] On ne remplace pas les anciens partenaires, les partenaires historiques, les partenaires traditionnels. Ils se comptent sur le bout des doigts, ils ne sont pas nombreux : la France, l’Arabie saoudite, la Somalie. L’Éthiopie avait massé des troupes à la frontière en 1977, attendant le départ des Français… L’Éthiopie est un partenaire commercial, plutôt qu’historique. La Somalie avait des visées floues concernant Djibouti. L’Érythrée n’existait pas. Djibouti est proche aussi des Etats-Unis car c’est la première puissance au monde, le rapprochement avec la Chine se fera à partir de 1999.
Il s’agit donc de développer des relations avec de nouveaux partenaires, sans évincés les partenaires classiques. Au lieu de choix osés, il faudrait plutôt dire l’établissement de relations concurrentes. On n’avait pas, par le passé, vraiment une diplomatie dynamique, elle était statique, neutre dans les affaires internationales, alors que maintenant on assiste à une diplomatie qui fait des choix. Par exemple, en 2008, le choix que l’on a fait dans le différend entre les deux pays, Éthiopie et Érythrée, s’explique pour des raisons commerciales. L’Éthiopie est un partenaire important de Djibouti, avec toutes les infrastructures que le pays a développées pour servir le marché éthiopien. Le fait que l’on se brouille avec l’Érythrée était lié à notre rapprochement avec l’Éthiopie. Je suis convaincu qu’il n’y a pas beaucoup de problèmes entre Djibouti et l’Érythrée. C’est vrai qu’il y a un flou dans les textes, mais que les deux pays peuvent réglés entre eux aisément. On a joué la collaboration avec l’Éthiopie, on a fait le choix de l’Éthiopie, c’est la raison qui explique l’attitude belliqueuse de l’Érythrée, à notre encontre. De même en 2016, lorsque l’on a rompu avec l’Iran, avec lequel nos relations étaient amicales, ce pays a financé la construction de notre Parlement. Qu’est ce que l’on avait contre l’Iran pour justifier cette rupture ? C’est l’Arabie saoudite ! C’est un partenaire historique de Djibouti, on ne pouvait pas dire non. Le Qatar, en 2017, c’est pour les mêmes raisons, ce n’est pas notre choix, c’est celui imposé par l’Arabie saoudite, qui nous a poussé à rompre les relations. La diplomatie djiboutienne éprouve certaines difficultés face aux puissances moyennes, comme l’Arabie saoudite et l’Éthiopie. Hier soir encore [1], Djibouti a publié un communiqué pour soutenir l’Arabie saoudite face à la disparition inexpliquée d’un journaliste saoudien dans l’enceinte d’une représentation diplomatique saoudienne à Istanbul, ou encore, en août pour soutenir ce pays dans son différend avec le Canada pour un tweet jugé inapproprié. Par contre, elle a une certaine diplomatie aguerrie face aux grandes puissances, que sont la France, la Chine, les Etats Unis, c’est paradoxal… […] Lorsqu’il s’agit de traiter avec les grandes puissances, nous assistons à une diplomatie très professionnelle, à une diplomatie d’intérêt raisonnable, mais dès qu’il s’agit de diplomatie régionale, comme pour l’Éthiopie ou l’Arabie saoudite, le plus souvent on se perd, on fait de mauvais choix !

Djibouti : la politique étrangère d’un petit Etat

Sonia Le Gouriellec, université catholique de Lille

Je voulais m’interroger pour comprendre comment Djibouti compense ses faiblesses sur la scène internationale, car un petit Etat c’est une vulnérabilité. […] Je voulais m’intéresser à la puissance des non puissances. Leur capacité à exploiter leur taille pour parvenir à leur objectif. […] Je vais montrer que les dirigeants djiboutiens ont opté pour une stratégie particulière, pour les militaires qui sont dans la salle, je voudrais préciser, que je ne parle pas de stratégie réfléchie, pensée, écrite dans un livre blanc, etc. Il s’agit d’une stratégie opportuniste, en fonction des évènements, et c’est a posteriori, que l’on peut la traduire, la définir, ou la qualifier en plusieurs étapes. Depuis son indépendance, Djibouti a pour objectif de protéger sa souveraineté, l’Éthiopie et la Somalie avaient des visés sur Djibouti, et la crainte et les angoisses quelles ont pu susciter. Cela montre aussi qu’il y a un mythe fondateur autour de cette crainte pour la souveraineté djiboutienne, et ce qui est intéressant, c’est que la stratégie employée par Djibouti, c’est une stratégie de dépendance, donc une souveraineté imparfaite pour protéger sa souveraineté. Ce que je veux montrer c’est que ce n’est pas subie, la dépendance est un peu un mode d’action. Indéniablement, il y a une stratégie posée d’attirer tous les rivaux des puissances internationales au monde, mettre le Japon et la Chine côte à côte sur son territoire, c’est osé, c’est un mode d’action, c’est un choix ! Il est utile de rappeler que la politique étrangère est une politique publique, comme la santé, elle est mise en œuvre principalement par l’État, elle a des moyens précis, elle a des moyens qui lui sont alloués, son but est d’atteindre des objectifs bien définis. Certains les définissent dans des documents officiels, mais la plupart du temps, chaque gouvernement va exprimer dans des discours ses objectifs, les grandes orientations de sa politique étrangères. A Djibouti, c’est dans les discours que l’on peut l’étudier. Qui a pris la décision ? C’est un peu opaque un peu partout dans le monde, difficile de savoir qui a pris la décision, mais dans le cas djiboutien, lié au régime politique, il est vrai, que la prise de décision revient plutôt au pouvoir exécutif, c’est assez clair, et parce que le pouvoir est assez concentré, assez personnalisé. Donc on n’a pas ces débats autour du fait que les décisions sont un compromis entre la bureaucratie, etc. […] Ici, et c’est souvent le cas dans les petits Etats, le processus décisionnel en politique étrangère est assez personnalisé, plus que bureaucratique. Ensuite la politique étrangère de Djibouti n’est pas ex nilho, elle est influencée par l’historicité de la nation, bien entendu, déterminée par des objectifs, des moyens et mis en œuvre. Pour moi il y a trois périodes dans la diplomatie djiboutienne. Une première qui va de 1977 à 1991, une période où la présence française est très forte, et qui en fait, le mot va vous faire peur, un quasi protectorat. C’est vraiment une domination française très forte jusqu’en 1991. Ensuite il me semble qu’il y a une deuxième période dont on pourrait dire qu’elle va de 1991 à 2002, qui est marquée par le déclin relatif des relations franco-djiboutiennes. D’une part avec la guerre civile, qui va marquer fortement, l’histoire de Djibouti, et le climat de suspicion qui a pu naître de l’engagement français, pour un groupe ou un autre. L’année 1995 bien évidemment avec l’affaire Borrel, qui a re-questionné la loyauté française et où se sont posées de nouvelles suspicions. On a vu ce matin [dans les échanges avec les participants] que ces questions sont encore très prégnantes, notamment sur le rôle qu’a eu, ou n’a pas eu, la France à Doumeira en 2008, durant le conflit armé frontalier, ou encore, dans la même période, lors du projet de déflation des FFDJ aussi, qui avait créé des angoisses et des questionnements sur les intentions de la France. Tout cela va entamer la relation de confiance qu’il peut y avoir entre les deux partenaires me semble-t-il.
Enfin la troisième période qui semble s’étendre jusqu’à la période présente, et qui est particulièrement intéressante, il a été évoqué des choix osés. Je parlerai plutôt de diversification des partenaires, et donc ce choix du multi-dépendance, d’un multi-alignement, on le verra tout à l’heure avec la Chine. Mais l’idée me semble-t-il est de multiplier ces dépendances, les mettre en concurrence, pour s’assurer sa souveraineté et son autonomie. […] Les États-Unis, l’Arabie saoudite, les pays du Golfe, avec beaucoup d’IDE à partir de 2003, puis ensuite avec la Chine. Concernant les pays du Golfe, notamment avec les Émirats on voit avec les dernières actualités que celles ci sont ambivalentes. Ce qui est intéressant, c’est que cette diversification, va permettre à Djibouti d’éviter une relation de type prédatrice, ainsi qu’une asymétrie bilatérale qui serait à son désavantage. On pourrait se demander si l’on ne risque pas de retomber dans le travers là, de la dépendance, avec la Chine ces derniers temps avec la question de la dette. Donc diversification des tendances ! […]
Confronté à un dilemme, en jouant la carte politique de la dépendance, le régime djiboutien tente d’accroître son pouvoir, tout en diversifiant ses partenaires, et en gérant cette dépendance au travers des rentes. Donc pour Djibouti la dépendance est devenue un mode d’action, une stratégie inconsciente, compensatoire de sa vulnérabilité. Moi ce qui m’intéresse, c’est cette inversion du regard. Si l’on prend le cas djiboutien, le pays a trois handicaps, d’abord un petit État est toujours le maillon faible dans une relation entre États, ce qui explique qu’il ait du mal à exercer son influence au niveau international. C’est pourquoi les petits État souffrent, de surcroît en développement, de la faiblesse de leur réseau au niveau international, de budget limité pour leur diplomatie, de capacité humaine réduite pour recruter, et donc cela ne leur permet pas d’être présent sur tous les forums, d’avoir du renseignement, de l’information, comparé à d’autres puissances. Cela impacte le niveau d’influence.
Le deuxième handicap de Djibouti, c’est de ne pas bénéficier de ressources naturelles importantes, et le troisième handicap, c’est d’être un PMA, un pays les moins avancés, et cela explique une forte vulnérabilité. Lorsque l’on est dans ce type de cas qu’est ce qui reste comme option ? Il y a peu de choix possibles. Qu’est-ce que font les petits pays ? Ils peuvent trouver un protecteur, être un suiveur, on l’a vu ce matin, avec la France, une puissance régionale, et avec le risque latent de la forte dépendance. Ou l’une de ces options que l’on retrouve chez la plupart de ces États, c’est de renforcer les règles du droit international. En général les petits États sont très pointilleux sur les règles du droit international. […]
Attention néanmoins que ce multi-alignement soit pas remis en cause par une hyper dépendance par rapport à la Chine, et je ne remets pas en question ce que nous avons entendu ce matin. Les Chinois ont été là lorsque les Français étaient aux abonnés absents. Mais attention quand même, plus de 80% de la dette est due à la Chine, il ne faudrait pas retomber dans la dépendance vis à vis d’un acteur, et je rappelle, pour ceux qui connaissent, l’expérience du Sri Lanka.

Réactions

Mohamed Ali Hassan, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères

Je voulais apporter quelques petites corrections, notamment à l’intervention de Jean-Pierre Cabestan. Pour la base chinoise, ce n’est pas China Merchants qui l’a construite, mais China State. Le projet d’Obock est un projet inexistant pour nous. Il n’y a jamais eu de discussion avec la partie chinoise sur un nouveau projet militaire à Obock. Enfin vous avez mentionné dans votre intervention que deux avions Mirages 2000 avaient décollé de la base Lemonnier pour survoler la base chinoise. Je trouve cela un peu difficile à faire quand même, car le camp Lemonnier est une base américaine, les Mirages 2000 sont français. Je voulais relever ces quelques points. Sinon je trouvais votre présentation très juste, notamment sur ces aspects économiques et stratégiques. Vous avez également mentionné le projet d’hôpital d’Arta. Il est important pour moi de vous dire que c’est un des rares projets qui a démarré tardivement, ce qui n’est pas le cas des autres projets qu’on a pu réaliser avec la Chine. Pour les chiffres, il serait intéressant de faire la différence entre ce qui est don, prêt, et investissement. C’est une différenciation qui me paraît très importante pour nous tous. Pour les autres projets avec les Chinois, ce sont des projets qui ont plutôt bien réussi, notamment pour ceux que les Chinois appellent l’aide financière non remboursable. Vous en avez cité quelques uns, et non ce ne sont pas tous des éléphants blancs. Pour l’hôpital d’Arta, le chemin de fer, l’oléoduc d’eau ou certains projets d’investissements, nous avons connu des gros retards, mais tout cela va tranquillement se mettre en place.
L’intérêt de Djibouti pour la Chine dans cette relation, je pense qu’il est important que tout le monde sache, comprenne, que les alliés traditionnels de Djibouti, et qui sont également présents ici à Djibouti, n’ont pas eu beaucoup de réalisations économiques... Vous avez beaucoup mentionné les Américains dans vos interventions, pourtant avec ce partenaire là, non plus, les résultats attendus n’ont pas été au rendez-vous ! Pour Djibouti, il est extrêmement important qu’il y ait des investissements privés, mais également des politiques de coopération ciblées dans la construction d’infrastructures de base pour la population, qui sont essentiels pour tout développement économique et social, c’est quelque chose que nous attendons beaucoup de nos partenaires, et la Chine, il faut le dire, fait beaucoup à Djibouti, mais aussi au niveau continental. Bien évidemment, la question de la dette, on pourrait en débattre durant des heures, je ne veux pas revenir dessus. Sur les différents projets portuaires évoqués, mon ami Aden Omar, aurait du inviter les responsables de Ports Autority, ils auraient pu ainsi réagir sur les points discutés. Enfin pour revenir aux autres interventions, je voudrai clarifier deux choses, la compensation financière ne peut pas être schématisée, elle ne peut être calculée sur le nombre de soldats présents. C’est important de parler du manque à gagner de Djibouti. Pourquoi des compensations financières ? Car il y a des manques à gagner pour le gouvernement ! Il y a des exonérations qui sont faites, sur les visas, les taxes. Il y a également des parcelles de terrains qui sont octroyés. Pour nous, les compensations financières ou les loyers, comme on peut les appeler, servent à remédier aux manques à gagner.
Je peux vous dire que les sommes qui sont payées par les forces présentes, sont de loin, de très loin, en deça de ce qui pourrait être considéré comme compensatoire par rapport au manque à gagner financier pour le gouvernement djiboutien. Mais bien évidemment il y a des intérêts politiques, des gains diplomatiques dans cette relation avec ces pays là. Ceux-là, ne sont peut être pas palpables pour tout le monde, mais pour le gouvernement, pour ses choix et ses stratégies, ils sont importants. Voilà, pour la contribution forfaitaire, par rapport à l’intervention de ce matin de Patrick Ferras, ce n’est pas le nombre de soldats qui le détermine. L’application du traité, pour le gouvernement français et notre gouvernement, se passe dans les meilleures conditions, et nous verrons ensemble en temps utile, dans quelle condition celui-ci sera renouvelé. Voilà je voulais juste corriger ce point là que vous avez mentionné. Et enfin par rapport à ce qui se passe dans la région, la paix entre l’Éthiopie, et l’Érythrée, ou encore la Somalie et l’Érythrée, moi, je ne comprends pas pourquoi on parle de conséquence pour Djibouti. Non il n’y a pas de conséquences négatives pour Djibouti. C’est une nouvelle donne, certes, mais on s’y adapte, notamment à ses dividendes, à ses bienfaits, nous allons tirer avantage de ces bouleversements. Il n’y a pas de conséquences négatives parce que l’Éthiopie et l’Érythrée ont enterré la hache de guerre. D’ailleurs c’est vrai, vous l’avez dit très justement, la concurrence, ce n’est pas pour demain. Les infrastructures portuaires ou ferroviaires pouvant nous concurrencer ne sont pas en place, et que cela ne sera pas aussi facile que l’on pourrait le croire. Nous nous plaçons plutôt dans une posture positive et optimiste. Nous préférons parler de nouvelle donne, de nouvelles opportunités, qui également vont s’ouvrir pour Djibouti, avec l’Érythrée et l’Éthiopie. Nous suivons de très près tout ce qui se passe dans la région avec énormément d’intérêt, notamment les questions commerciales ou de sécurité. Nous pensons que la paix en cours dans la corne de l’Afrique aura des dividendes collectifs positifs.

Colonel Thierry Laval, chef de la Mission de coopération de défense et attaché de défense de l’ambassade de France à Djibouti

À Djibouti, dans une première mission entre 2008 et 2010 avec les forces françaises, et depuis deux ans je suis attaché de défense. Votre conférence m’incite d’emblée à apporter une réponse. La France, que je représente, n’a absolument aucune intention d’alléger son dispositif global, qu’il soit culturel, diplomatique, économique et, pour ce qui me concerne, militaire, à Djibouti. Il suffit simplement d’observer l’évolution extrêmement dynamique de la géopolitique de la région pour s’en convaincre. Djibouti a toujours été un point clé, une plaque tournante entre l’Afrique, l’Asie, l’Europe sur lequel se greffent, se nourrissent tous les flux commerciaux, sur les caravanes d’aujourd’hui que sont les voies maritimes. Djibouti l’a toujours été et nos amis djiboutiens le savent bien mieux que nous tous. Djibouti a profité d’une magnifique opportunité des troubles dans la région, pour attirer les investisseurs, et s’imposer comme un port central et aussi développer avec beaucoup d’intelligence des connexions en direction de l’Éthiopie, poumon économique de la région. […]
Je reviens sur la partie défense, et je vais suivre le fil de votre propos. […] Vous avez signalé que notre traité de coopération contenait une clause de sécurité. C’est la seule clause qui lie la France avec un pays en Afrique. C’est unique ! Cela mérité d’être tout de même souligné. Vous avez ensuite parlé de notre traité de coopération, en le mettant en parallèle, presque en le mettant sur un pied d’égalité pour des personnes non averties, avec les autres accords militaires qu’a Djibouti avec les autres pays étrangers. Je pense qu’au contraire que la nature de ces accords, les nôtres particulièrement, sont foncièrement différents. La preuve c’est que les Français sont les seuls à déployer ici des familles. Lorsque l’on déploie des familles de militaires, cela veut dire que l’on n’a pas une approche expéditionnaire, mais de coopération intégrée et que l’on fait confiance au pays qui nous accueille, Djibouti qui invite, qui a demandé à ce que nous venions là. Nous lui faisons tellement confiance, que l’on y engage des familles, des enfants. Cela me semble extrêmement important et c’est ce qui nous distingue des Américains et des Chinois notamment, avec des gros contingents comparables. Vous avez ensuite qualifié de coopération d’influence la coopération que nous avons avec Djibouti. Je suis le chef de la coopération militaire, je ne partage pas du tout ce qualificatif. Ce n’est pas de l’influence. Influencer qui ? Vous croyez que l’on peut influencer le chef d’état major général des armées djiboutienne ? Non ! Il est chez lui et souverain. Notre relation est strictement fondée sur le partenariat, avec la mise à disposition d’officiers qui, avec leur expérience, lui proposent des options qu’il choisit ou pas. C’est aussi simple que cela.
Une question posée par une des personnes présentes à la conférence concernait Doumeira : quel a été le rôle de la France en juin 2008 dans le différend frontalier du ras Doumeira ? Avant de développer la réponse je souhaite vous préciser qu’à cette époque là, j’étais chef d’opération des forces françaises stationnées à Djibouti, donc ce que je vais vous dire, je l’ai vécu. Ce n’est pas quelque chose que l’on m’a raconté, expliqué. J’étais là, et c’est moi qui préparait les ordres, qu’ensuite endossait et validait le général commandant des forces françaises, après en avoir parlé évidemment avec le général Fathi et le général Zakaria qui était alors chef d’état-major de défense. Ce préambule qui me paraît important pour préciser ce que j’ai vécu en 2008. Tout d’abord en 2008 la crise est montée progressivement avec une visite au mois de mai, si ma mémoire est exacte, sur le site, sur la ligne de crête, avec les plus hautes autorités, et avec le général qui commandait le CSPO, chef des opérations en France. Ensuite dans la nuit l’accrochage a eu lieu entre l’Érythrée et Djibouti. Immédiatement la réponse de la France a été positive, c’est-à-dire que cela n’a pas pris des semaines pour se demander qu’est ce que la France allait faire. Immédiatement, des éléments aériens et des éléments terrestres ont été déployés au côté des forces djiboutiennes. Concrètement cela représentait de l’infanterie, des blindés, de l’artillerie, de la défense anti-aérienne, des hélicoptères de reconnaissance, des hélicoptères d’appui et la chasse [aérienne]. Tout ce panel présent à Djibouti a aussitôt été engagé, avec des munitions bien évidemment. [Il s’agit] d’un engagement opérationnel et non d’un exercice. Et en étroite concertation avec les forces djiboutiennes, qui je le rappelle, sont les seules forces souveraines dont la mission est de protéger le pays, les Français sont là, en appui, en accompagnement, en permanence, en coordination avec ce qui est décidé avec un État souverain. Alors ensuite vous aurez observé, et c’est l’effet de ce déploiement combiné, que l’incursion érythréenne n’a finalement pas été poussée plus en avant, et que les troupes érythréenne ont été bloquées, stoppées, à hauteur de la ligne de crête. Ils se sont installés en défense en creusant des tranchés, sur le versant sud de la ligne de crête de ce que l’on appelle le ras Doumeira, mais nous ne sommes pas allés dans la plaine, ni en direction de Moulhoule, ni encore Bissidiro...
Donc l’effet dissuasif a été très clair. Deuxième effet positif, c’est que la force a été maîtrisée, d’un commun accord, d’une convergence de vue, entre les plus hautes autorités djiboutiennes et françaises, je parle des présidents de la République, pour éviter l’escalade militaire. Et surtout pour éviter que Djibouti ne se trouve dans une position où les Érythréens auraient pu reprocher une attitude en regard de sa légitimité pleine et entière, en regard de la frontière et sa délimitation. Frontière qui ne souffre d’aucun doute, il n’y a jamais eu qu’une seule frontière, reconnue et héritée, en 1977. La frontière dont parle les Érythréens n’est absolument pas fondée, aucune assise juridique, parce qu’elle n’a jamais été ratifiée par les parlements. Donc c’est une utopie, c’est une légende. La seule frontière qui existe, est la frontière qui part de Bissidiro, c’est le dernier point borné, et c’est écrit comme ça dans l’ouvrage d’analyse, Tracer des frontières à Djibouti [2], « en direction en ligne droite du ras Doumeira, et ensuite quand on arrive sur la colline du ras Doumeira, on suit la ligne des partages eaux jusqu’à la côte ». Voilà c’est ça la frontière. C’est très simple et très clair, cela ne souffre d’aucune ambiguité.
Ensuite la projection a duré plusieurs mois, la France a envoyé des bateaux, des navires de guerre pour compléter le dispositif, écouter, écouter ce qui se passait sur le col, côté érythréen notamment, et dans la profondeur ; partager le renseignement avec nos amis de l’armée djiboutienne. Nous avons également fait venir des avions, tout un dispositif de matériels militaires, pour comprendre et se forger une appréciation précise dans le but d’éviter l’escalade et que Djibouti reste pleinement légitime, aux yeux de la communauté internationale, et je crois, aujourd’hui, que personne ne regrette ce choix. Donc la réponse a été immédiate, positive, résolue, et pour s’en convaincre, si besoin était, est-ce que vous pensez que dans le cas contraire, le président Ismaïl aurait signé en 2011, c’est-à-dire, trois ans plus tard, la reconduction du traité de coopération, en matière de défense avec la France. Lorsque l’on ne fait plus confiance à un partenaire, on ne s’engage pas à nouveau sur un traité de coopération qui inclus une clause de sécurité. Voilà ce que je voulais témoigner car à l’époque j’étais chef des opérations.

Note de la rédaction
La diplomatie djiboutienne présente une grille de lecture différente de la version exprimée par l’attaché de défense de l’ambassade de France à Djibouti, le colonel Thierry Laval sur le rôle de la France durant la crise de Doumeira, si l’on se fie à la communication diffusée par le ministère de tutelle sur le déroulé des évènements : « Nous manquerions aux règles élémentaires de reconnaissance si nous passions sous silence le rôle positif et constructif joué par les États-Unis d’Amérique durant les différentes phases de cette crise douloureuse qui perdure. A ce titre, le gouvernement et le peuple djiboutien lui en sont infiniment reconnaissants.
Pour mémoire, et eu égard au devoir d’information à l’endroit du peuple djiboutien et de l’opinion publique internationale, il nous importe d’affirmer avec force et conviction que la France a, dès le début de cette crise, joué un rôle extrêmement négatif portant préjudice aux intérêts vitaux de la République de Djibouti sur le Ras Doumeira et îles de Doumeira » [3].

Cette tirade à l’adresse de la France à tout l’air d’une sévère gifle ! Mahmoud Ali Youssouf, ministre des Affaires étrangères et de la coopération internationale, pourtant rompu à la langue de bois diplomatique, n’a semble-t-il alors pas hésité à mettre les pieds dans le plat en publiant ces propos dans un petit livret. Il faut voir dans cette déclaration ce qu’elle représente pour les autorités djiboutiennes : la dénonciation d’une violation des engagements de défense de la France à l’égard de Djibouti. Marquer au fer rouge ce que le gouvernement considère comme une attitude profondément inamicale de la France, malgré les liens centenaire. C’est une dénonciation d’actes de lâcheté, de désertion, pour avoir laissé les troupes djiboutiennes seuls face aux feux nourris de l’ennemi… Il faut remonter aux années de la guerre civile dans le Nord du pays sous feu Hassan Gouled Aptidon pour retrouver traces de déclarations enflammées similaires, révélant un tel niveau de tension entre les deux pays.
Il est d’ailleurs très possible que l’ambassadeur qui officiait à l’époque, Dominique Decherf, soit tombé de sa chaise à la lecture de ce petit livret portant le sceau du ministère des Affaires étrangères. La politesse a du être moyennement apprécié, et encore moins la couronne de laurier tressée à l’endroit des Américains pour l’appui aérien inestimable - ayant permis de sauver de nombreuses vies d’hommes en uniforme pris en tenaille par l’ennemi sur deux flancs – pour avoir détruits les embarcations militaires érythréennes surmontées d’armements lourds qui pilonnaient les troupes nationales depuis la mer. Le blâme n’est pas uniquement militaire, mais également diplomatique, puisque le soutien attendu devant les instances internationales aurait fait défaut. L’adoption de la résolution 1907 du Conseil de sécurité des Nations-unis le 23 décembre 2009, infligeant à l’Érythrée « des sanctions coercitives appropriées », serait à mettre au compte de la puissante diplomatie américaine.
« Cette attitude incompréhensible de la France, allié historique et soutien supposé indéfectible de la république de Djibouti dans ce type de circonstance, a profondément déçu le gouvernement et le peuple djiboutien et risque d’affecter durablement les intérêts partagés entre les deux pays » [4].
Comme dit le dicton, « la vengeance est un plat qui se mange froid ». Comment expliquer que 2010 a été la pire année dans la période étudiée de 2006-2016 dans la délivrance de visas Schengen à des Djiboutiens (-22% par rapport à 2008) ? Seulement 1866 Djiboutiens ont été autorisés à se rendre en Europe, contre 2181 en 2009, ou 2393 en 2008. Quelle interprétation peut-on tirer de ce constat ? Est-il possible que cela puisse être la réponse du berger à la bergère suite à la publication du petit livret en décembre 2009 sur la question de Doumeira ? Il ne semble pas impossible d’estimer que la probabilité est très forte, en sachant que la délivrance de visas Schengen est un puissant outil de la diplomatie française. Il ne faut pas sous-estimer la marge d’appréciation laissée à un ambassadeur, elle est sans aucun doute très élevée. Elle lui permet de moduler les délivrances, de les faire évoluer selon le contexte, selon qu’il utilise « l’envers ou l’endroit » des formulaires de demande de visa, jouant ainsi sur les marges, dont le nombre de justificatifs de pièces demandées, ce qui au final lui permet d’imprimer la courbure souhaitée.

Mahdi A.


[1Lundi 15 octobre 2018

[2Imbert-Vier (Simon), Tracer des frontières à Djibouti. Des territoires et des hommes aux XIXe et XXe siècles, Karthala, Paris, 2011.

[3Ministère des Affaires étrangères et de la coopération internationale de la République de Djibouti, La souveraineté de Djibouti sur le Ras Doumeira et l’île de Doumeira. Faits et bien fondé, décembre 2009, p. 77.

[4Idem, p. 78.

 
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