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Big Bang dans la logistique en Éthiopie
par Mahdi A., décembre 2021 (Human Village 43).
 

Le monopole de l’État éthiopien sur le secteur de la logistique va bientôt prendre fin… Comment expliquer ce chamboulement ?
Addis Fortune du 19 octobre 2021 annonce la mise en œuvre d’une nouvelle orientation gouvernementale pour libéraliser le secteur de la logistique. Il n’y a là, cependant, rien de surprenant, puisqu’elle découle des réformes promises par le Premier ministre en septembre 2018, comme le souligne une note d’analyse publiée par le Trésor français sur le secteur logistique en Éthiopie :
« Le secteur logistique, fermé aux étrangers jusqu’alors, a connu un tournant majeur en septembre 2018. En effet, en vue d’améliorer l’efficacité du secteur (comme stipulé dans le GTP II) et de favoriser le transfert de savoir-faire, la National Logistics Strategy1 a été approuvée par le Conseil des ministres et l’Ethiopian Investment Board a décidé de lever les restrictions2 en matière d’investissements privés dans le secteur logistique. Ainsi, les acteurs privés ont désormais la possibilité de former – à hauteur de 49% – une joint-venture (JV) avec un partenaire local spécialisé dans les services logistiques. Le groupe allemand DHL a, par exemple, profité de la Proclamation sur les PPP adoptée début 2018 pour créer une JV avec Ethiopian Airlines en juillet 2018.
Dans le cadre du vaste programme de privatisations – partielles – des entreprises d’État3 accéléré par le nouveau Premier ministre Abiy Ahmed depuis juin 2018, le gouvernement prévoit également de céder 40% des parts d’ESLSE. » [1].

La mise en œuvre du Growth and Tranformation Plan II pourrait totalement changer la donne de la logistique en Éthiopie, avec notamment la fin du monopole d’Ethiopian Shipping & Logistics Services Entreprise (ESLSE) sur le transport maritime des marchandises importées et exportées. Sa mise en œuvre était attendue, selon les professionnels djiboutiens consultés, même s’ils se disent surpris par la rapidité avec laquelle elle est engagée. L’urgence s’expliquerait principalement par la volonté de donner un second souffle à ESLSE, engluée dans des difficultés d’approvisionnement en devises pour s’acquitter de ses opérations internationales. A ce défi permanent, s’est ajouté la flambée du marché du fret maritime, qui a porté le coup de grâce en réduisant la capacité opérationnelle de l’entreprise à affréter des navires, perturbant profondément la chaine logistique. C’est ainsi que des produits d’importation se sont retrouvés bloqués de nombreux mois sur des quais autour du globe [2].
La flotte maritime d’ESLSE, vieillissante et coûteuse à entretenir, n’a pas été en mesure de suppléer aux besoins. Composée de neuf navires de charge « sèche » et de deux pétroliers, elle ne parvient à couvrir qu’environ 30% des importations éthiopiennes. L’acquisition programmée de deux navires de 65 000 tonnes pour renforcer la capacité opérationnelle de la compagnie parait compromise,. L’entreprise ne serait pas en mesure de s’acquitter de l’acompte de 70% indispensable pour enclencher la commande des navires auprès du constructeur chinois [3].
« Depuis Covid-19, les grandes lignes mondiales se préoccupent de desservir l’Amérique du Nord et l’Europe. Déplacer un conteneur de 40 pieds de n’importe quelle partie de la Chine vers les ports de Djibouti coûte 12 000 dollars, 10 fois plus que ce qu’il coûtait avant la Covid-19. Pourtant, les lignes gagnent quinze fois plus pour l’expédition vers les États-Unis et l’Europe. D’où leur réticence à desservir les ports africains, selon l’expert du commerce maritime. […]
Cela a causé des problèmes à l’entreprise de transport maritime appartenant à l’État, ESLSE ; elle n’a pas pu trouver de lignes pour louer des créneaux comme elle le faisait pendant de nombreuses années. Elle possède moins d’une douzaine de navires, pas assez pour couvrir les ports du monde entier. Ainsi, les fonctionnaires du ministère des Transports et de l’Autorité maritime sont contraints d’autoriser d’autres lignes à acheminer des cargaisons de manière indépendante. » [4].

En autorisant, cinq nouveaux opérateurs, à exercer aux côtés d’ESLSE, le gouvernement Abiy s’accorde une plus grande marge de manœuvre, en se déchargeant largement du fardeau de la mobilisation de devises pour financer le fret maritime au secteur privé. Abiy Ahmed pourrait ainsi consacrer davantage de ressources à la guerre contre les Forces de défense du Tigré (FDT).
En effet, ce que ne dit pas Addis Fortune, c’est que dans le cadre de l’effort de guerre et la proclamation de l’état d’urgence le 3 novembre dernier, le gouvernement d’Abiy Ahmed a largement puisé dans les réserves nationales de devises, laissant les caisses de l’État bien vides, conséquence directe de la guerre civile qui fait rage dans le pays depuis treize longs mois. La mise sur le marché de bons du trésor éthiopien n’a pas eu, non plus, le succès espéré, moins d’un tiers des produits ont trouvé preneur.

La libéralisation partielle du secteur n’améliorera pas la performance logistique du jour au lendemain, mais le processus est engagé. Cependant, beaucoup de choses restent à discuter, à négocier, à être aménagées, avant que cette réforme ne prenne totalement son envol. Notamment il faudra s’atteler à atténuer les nombreuses perturbations provoquées par des décisions prises de manière abrupte – qui visaient pour dire les choses sans fioritures à extirper de ce secteur d’activité d’importantes entités dont les propriétaires étaient originaires de la région du Tigré - comme le retrait pour réévaluation de toutes les licences des transporteurs routiers [5], ainsi que ceux des transitaires.
D’autres réformes plus profondes, en cours d’élaboration ou à l’étude, s’inscrivent dans une stratégie à long terme pour accompagner la diversification des ports de desserte des marchandises importées et exportées.
Selon la banque centrale, la pénurie habituelle de devises sur le territoire a été accentuée par une contraction de près de 40% des entrées de devises dans le système monétaire formel par rapport à 2020. Situation qui n’est pas près de s’améliorer puisque l’écart reste élevé - malgré des efforts récents de revalorisation - entre le taux de change à 49,16 dans les institutions financières appartenant au gouvernement, alors que sur le marché noir le dollar s’échange à 64,80 birrs au 7 décembre 2021.
La décision gouvernementale de suspendre tous les prêts bancaires, même ceux en cours, particuliers comme privés, n’a fait qu’aggraver l’inflation [6]. Les difficultés de la population, confrontée à un renchérissement des produits de base, et les conséquences sociales et économiques sont considérables avec toutes les principales activités rémunératrices de facto à l’arrêt. Des conditions rigoureuses sont posées pour l’obtention du fameux sésame, autrefois monopole d’ESLSE, aux nouveaux entrants.
« La directive sur les opérateurs multimodaux exige que les entreprises souhaitant transporter des articles sous FOB aient un capital social de 350 millions de birrs, tandis que le minimum est de 25 millions de birrs pour ceux qui souhaitent opérer sous CIF. Les entités qui ont rempli ces conditions peuvent demander un permis à l’autorité maritime.
Le Conseil de la logistique, un organe de 10 membres composé de fonctionnaires de la banque centrale et des commissions de l’investissement et des douanes, espère que cette mesure stimulera l’industrie de la logistique du pays et réduira les dépenses en devises étrangères pour le transport maritime. » [7].

C’est donc dans ce contexte général de crise du Covid, de guerre civile qui perdure depuis treize mois, de flambée des prix de fret, d’une économie sous le régime d’état d’urgence, de ressources limitées en devises, d’une volonté politique de diversifier les sources d’approvisionnements pour ne plus dépendre d’un seul corridor, qu’il faut interpréter la complète refonte du système multimodal en Éthiopie, avec notamment la fin du monopole du fret maritime d’Ethiopian Shipping & Logistics Services Entreprise (ESLSE). D’autres raisons moins avouables pourraient-elles sous-tendre ce Big Bang en cours ? Comment expliquer que les deux GIE transitaires djiboutiens (ATD - RTA) n’aient pas envisagés de candidater pour l’obtention d’une des cinq licences délivrées par les autorités éthiopiennes de régulation ? A-t-on bien cerné tous les enjeux qui risquent d’en découler : dorénavant le choix des corridors relèvera de décisions individuelles des nouveaux opérateurs économiques… L’État, qui détient, en dépôt de caution auprès du trésor publique pour la centaine de transitaires djiboutiens plus d’un milliard cinq millions de nos francs (8,5 millions USD), n’aurait-il pas pu soutenir d’une manière pragmatique l’ambition de faire de nos opérateurs logistiques, réunis sous un même label, un major du marché logistique éthiopien et par là même s’assurer à long terme d’un niveau de fret éthiopien desservi par nos ports. Dans cette configuration le groupement bénéficierait de conditions avantageuses au niveau national en échange d’un engagement de volume par exemple. Il faut prendre de la hauteur, analyser les données dans son ensemble en cherchant à aller au-delà, de manière prospective. L’enjeu en vaut certainement la peine d’y réfléchir à deux fois…

Dans quelle mesure Djibouti sera-t-elle impactée ?
Ce développement de ports secs [8] et les annonces récentes concernant la libéralisation du secteur logistique en Éthiopie pourraient-ils avoir des conséquences à long et moyen terme pour Djibouti, comme s’en inquiète une parution récente.
« Le président djiboutien, Ismaël Omar Guelleh, semble avoir bâti tout l’avenir économique de son pays sur son rôle de porte d’entrée de l’Éthiopie. Cela lui a permis d’attirer d’importants investissements chinois pour construire des infrastructures, mais lui a aussi valu de se mettre à dos ses partenaires traditionnels. Or l’Éthiopie cherche à diversifier ses routes commerciales et se tourne déjà vers d’autres horizons. Guelleh risque donc d’être confronté à des défis majeurs dans les années à venir, […] Celui de Berbera, au Somaliland, a récemment fait passer la capacité de ses terminaux de conteneurs de 150 000 EVP (équivalents vingt pieds) à 500 000, et prévoit de la porter à plus de 2 millions. Même l’institution britannique de financement du développement, le CDC Group, investit aujourd’hui à Berbera aux côtés de DP World. Sa montée en puissance et celle d’autres ports intéressants pour Addis-Abeba en Érythrée, au Kenya et au Soudan menacent la mainmise de Djibouti sur le commerce éthiopien, peu importe l’évolution du conflit chez son voisin. » [9].
L’auteur de l’article laisse entendre qu’une main émiratie pourrait inciter fortement l’Éthiopie d’Abiy Ahmed a privilégié pour la déserte de ces marchandises l’infrastructure portuaire de Berbera qui se développe avec une accélération des travaux. Ce partenariat est renforcé par la signature d’un mémorandum le 6 mai dernier à Addis Abeba entre Dagmawit Moges, ministre des Transports, et le sultan Bin Ahmed Sulayem, président-directeur général de DP World.
« En vertu dudit accord, DP World et ses partenaires prévoient d’investir jusqu’à un milliard de dollars au cours des dix prochaines années pour développer l’infrastructure de la chaîne d’approvisionnement le long du corridor, a déclaré la société dans un communiqué. Cela comprendra entre autres des ports secs, des parcs à conteneurs, des entrepôts et des activités de transit et de dédouanement, indique-t-elle. Les deux parties ont convenu de la mise sur pied d’une joint-venture pour la gestion des opérations logistiques. […] A ce stade, la route qui relie le port de Berbera à Wajaale à la frontière avec l’Éthiopie est presque terminée. Financée par le Fonds d’Abou Dhabi pour le développement et le ministère britannique du Développement international, sa livraison est prévue d’ici la fin de 2021. « Elle positionnera davantage Berbera comme l’une des principales passerelles commerciales de la région et sera l’une des routes les plus rapides et les plus efficaces pour le fret de transit éthiopien », indique DP World. [10].

Questionné dans nos colonnes sur le projet de DP World à Berbera, le ministre de l’Économie et des finances, Ilyas Moussa Dawaleh livrait son sentiment, tout en expliquant qu’il ne faisait pas peur au pays. Il se déclarait confiant en la compétitivité de nos infrastructures portuaires et nos performances logistiques. Bref, pas le feu en la demeure, d’autant plus que notre pays travaille à diversifier son économie afin d’optimiser son potentiel au maximum et ne pas faire reposer sa richesse principalement sur la logistique : « Franchement, avez-vous pensé une seule seconde qu’aucune infrastructure portuaire et logistique ne se développerait autour de nous dans les années à venir ? Pour moi, c’est un non-évènement. C’est vrai que ça arrive un peu plus tôt qu’attendu, mais il y a une autre explication : une démarche plutôt déplorable. Démontrer ses capacités, sa force à nuire sur le principal secteur d’activité pour penser punir Djibouti dans une dispute commerciale. Mais dans l’absolu, le développement de Berbera est une très bonne chose, une infrastructure de plus pour la région. Plus les pays de la région vont se développer en travaillant main dans la main et plus ils connaitront la création de richesse, plus la région se stabilisera et s’intégrera économiquement. Nous sommes donc très heureux pour le peuple du Somaliland d’avoir maintenant un port avec un terminal ainsi que l’infrastructure routière qui suivra.
Il faut tout de même savoir que nos ports, nos routes et nos infrastructures ont été construites il y a plus de cent ans, donc nous avons accumulé une expertise exceptionnelle, avec des Djiboutiens dirigeants des ports à l’extérieur comme ce fut le cas d’Aboubaker Hadi au Nigéria ou actuellement de Sabri Abdourahman en Mauritanie, ou encore Port-Soudan dirigé par Nouradine Youssouf. Nous avons aussi des Djiboutiens qui ont aidé au démarrage du terminal à conteneurs de Dakar. Nous avons donc une expertise qui est cumulée et reconnue. Il y a une histoire qui est là, une histoire djiboutienne dans le domaine maritime. La compétition ne nous fait pas peur du tout ! On sait que demain le port d’Assab va également entrer en compétition, celui de Massawa aussi va bientôt servir et celui du Soudan aussi. Cette région, cette côte de l’Est de l’Afrique, a vraiment besoin d’infrastructures maritime, mais aussi de connectivité.
En résumé, nous sommes heureux pour nos voisins, et je pense que Djibouti va continuer son bonhomme de chemin dans ce domaine. Nous restons déterminer à conserver notre leadership sur cette question. Et puis enfin, avez-vous entendu parler du syndrome des pays enclavés ? L’Éthiopie est le plus grand pays enclavé au monde, et je pourrais dire qu’il est psychologiquement atteint par cette obsession, de pouvoir diversifier ses prestataires maritimes. C’est justifié et compréhensible, et nous le comprenons également, même si nous estimons que Djibouti est mieux placé que n’importe quel autre port. Djibouti n’a pas d’autre agenda que celui de l’interpénétration économique régionale, et c’est ce sur quoi nous sommes en train de réfléchir et d’agir pour que nous puissions toujours avoir une économie diversifiée. Ce ne serait pas tenable ou possible que notre économie dépende seulement d’un seul secteur, en l’occurrence des transports. Ce secteur représente aujourd’hui 70% de l’économie et est dominé par le portuaire et la logistique de la zone franche. Pour nous, il y a une course contre la montre pour s’assurer que notre économie soit diversifiée et génère des richesses autres que les richesses aujourd’hui connues dans ce secteur. »

Enfin, lorsque l’on pense que dans les dix prochaines années, l’Éthiopie doublera au minimum, voire triplera le niveau de son fret maritime actuel qui avoisine les 18 millions de tonnes, il n’est pas insensé de relativiser les inquiétudes distillées - non sans arrière-pensée - par une presse internationale probablement choyée par le groupe mondial dubaïote. Djibouti tirera son épingle du jeu, volens nolens ...

Mahdi A.


[1« Le secteur logistique en Éthiopie », Trésor, 28 décembre 2018.

[2« Shipping Enterprise Gives Waiver to importers », Addisfortune, 31 juillet 2021.

[4« Ministry ends age old monopoly partially », Addis Fortune, 19 octobre 2021.

[6« Central Bank Orders Banks Freeze Loans », Addisfortune, 12 août 2021.

[7« Ministry ends age old monopoly partially », Addis Fortune, 19 octobre 2021.

[8« Dire Dawa Dry Port nears commissioning », The Reporter, 27 novembre 2021.

[9« Djibouti fera-t-il les frais du conflit intérieur éthiopien ? », Courrier international, 4 décembre 2021.

 
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