Ilyas Moussa Dawaleh, ministre de l’Économie et des finances, chargé de l’industrialisation, a été l’invité de Human Village pour un grand entretien. Scandale du Fonds souverain, pacte de bonne gouvernance, nécessaire diversification des financements pour le continent, conséquence de la prochaine émergence d’une infrastructure portuaire à Berbera, géostratégie et difficile équilibre entre grandes puissances : le « Macron djiboutien » fait le tour des dossiers chauds.
Pensez-vous que le développement de Djibouti pourrait être entravé par des considérations autres que celles qui devraient primer, à savoir le bien être ou la quête d’une vie meilleure pour la population ? Comment gérer les contraintes, les pressions de tous ordres, qui visent à freiner certains investissements sur notre territoire. Comment faire pour préserver les équilibres ?
Si votre question porte sur les équilibres à préserver entre les puissances installées à Djibouti, la réponse a été apportée dans le discours d’investiture du chef de l’État, S.E Ismail Omar Guelleh, il y a une semaine de cela. L’absolue nécessité d’observer cet équilibre entre les grandes puissances amies installées à Djibouti, ne se pose pas seulement par rapport à la question militaire. C’est par rapport à toutes les questions de tous ordres. C’est le fondement même de la diplomatie et donc vraiment des grands principes de Djibouti, du gouvernement de Djibouti.
Djibouti n’a aucun agenda particulier sur les questions géopolitiques et géostratégiques. Et c’est valable même par rapport aux pays limitrophes, les pays de la Corne de l’Afrique. Notre principe cardinal, depuis le premier jour de l’indépendance, c’est d’être suffisamment équilibrés dans nos relations avec tout le monde. Parce que c’est ainsi que nous préservons la bonne entente avec nos voisins. Toujours privilégier cette politique du juste milieu, de neutralité, et d’ouverture bien sûr. Djibouti se conçoit comme la Suisse du continent. Parce que notre destin est dans ce rêve d’un Djibouti terre d’échanges et de rencontres. Maintenant, est-ce que la recherche de cet équilibre va nous conduire à lever la main, comme quand nous étions élèves à l’école primaire, pour demander l’autorisation à la maitresse, si Djibouti peut répondre ou non, ou doit accepter telle ou telle offre ? Nous savons où se trouvent les lignes rouges pour nos amis. Et nous sommes en outre convaincus que nos partenaires savent également où sont nos lignes rouges. Donc, bien sûr, nous allons observer certaines règles de bonne entente, de respect mutuel. Pour paraphraser un célèbre homme politique djiboutien, Idriss Farah Abaneh, qui résume bien ce que nous pensons : « Djibouti est un petit pays en termes de taille, de superficie, de population, mais il n’y a pas de petit État ». Nous ne sommes pas un petit État, nous sommes souverains, et c’est ce qui fait la marque déposée, de nos ainés à l’indépendance jusqu’à aujourd’hui. C’est ce qui guide l’empreinte et la conduite du président Ismail Omar Guelleh dans les relations d’État à État, au niveau régional ou international. Donc, là où nous trouvons nos intérêts pour le bien de notre pays et de notre peuple, nous allons agir en toute indépendance, sans demander la permission à quiconque. Non, je vous réponds, n’importe quel investissement arrivant à Djibouti, parce que c’est de cela qu’il s’agit dans votre question, nous lui souhaitons la bienvenue et nous sommes heureux de pouvoir travailler avec quiconque souhaite construire des ponts et des liens solides avec notre pays et notre population.
Pourtant les investissements chinois - et dans une moindre mesure de la Turquie - à Djibouti, ont fait beaucoup de bruit…
La venue de la Chine est un mauvais procès. La Chine et ses investissements datent de moins de dix ans. Mais la Chine était présente dans les esprits des Djiboutiens depuis l’indépendance et même avant la décolonisation, durant la lutte pour l’indépendance. Et pas seulement pour Djibouti, mais pour tout le continent africain. Mais ce mouvement de la Chine vers l’Afrique, et vers Djibouti, est partie intégrante du mouvement de l’Asie, et plus généralement du monde, vers l’Afrique. Pour nous, c’est pour cela que ces spéculations et ces délires autour de la présence de la Chine sont un non-évènement. Maintenant il est clair que nous allons traiter avec la Chine suivant le même principe sacro-saint de Djibouti qu’est la recherche de l’équilibre dans nos relations.
Pour finir, soyez-en sûr, et ce n’est pas par rapport au leadership du président, c’est typiquement dans notre ADN djiboutien : notre principe restera toujours cette recherche d’équilibre. Nous ne serons pas exclusifs envers quiconque. Nous souhaitons avoir plus de Chinois, plus d’investissements chinois, plus d’interactions avec nos amis chinois. Nous souhaitons avoir plus d’interactions et plus d’échanges bénéfiques avec les États-Unis et c’est encore beaucoup plus vrai quand il s’agit de l’Europe, et plus particulièrement de la France, par rapport à son histoire ici.
Comment va Djibouti ?
Djibouti va bien. Très bien même. On vient de sortir d’une période électorale importante. De façon extrêmement apaisée, et cela c’est à l’honneur des Djiboutiens. Djibouti va bien. Nous espérons, malgré le choc lié à la crise sanitaire Covid et ses conséquences, pouvoir nous sortir de cette crise mondiale. Même si, effectivement, nous observons les premiers signes de conséquences, naturellement négatives, de cette pandémie mondiale.
Nos activités portuaires connaissent-elles un léger fléchissement ?
La question par rapport au port est principalement liée au trafic destiné à notre voisin, l’Éthiopie, qui connaît toujours une bonne croissance malgré ses difficultés internes actuelles. Mais je pense que la situation là-bas ne sera que passagère.
Le licenciement récent de Mamadou Mbaye directeur du Fonds souverain a ébranlé les Djiboutiens. Ils s’interrogent sur des pratiques délictueuses qui n’en finissent pas et craignent que ce Fonds connaisse la même destinée que ceux de la Malaisie ou de l’Angola. Que pouvez-vous nous en dire au-delà de la série de tweet que vous avez envoyés.
Oui. J’ai donné des informations, en tout cas ce que je pouvais donner de ces informations dont je suis également dépositaire en tant qu’administrateur du Fonds souverain.
Le gouvernement de Djibouti, y compris son chef, a un devoir de reddition des comptes envers sa population. Le Fonds souverain est un sujet majeur pour Djibouti et pour son avenir. Il est sous la tutelle directe du président de la République et on ne peut pas manquer de communiquer sur l’évolution de cette institution importante qui est appelée à jouer un rôle extrêmement important pour l’avenir de notre pays. Le communiqué sur la décision du conseil d’administration, naturellement dans cette ère de technologies, a circulé très rapidement. Beaucoup de nos compatriotes, principalement dans les réseaux sociaux, nous interpelaient, et je pensais utile d’apporter les éclaircissements nécessaires. Ces éclaircissements consistaient à expliquer les raisons et le pourquoi de cette décision du conseil d’administration, unanime et validée par le président de la République.
J’ai évoqué la question de la gouvernance des entreprises publiques en général. Encore une fois, ces dernières années, nous avons travaillé sur la réforme des entreprises publiques et de leur gouvernance. Mais plus généralement sur la gouvernance économique, la gouvernance financière.
Plusieurs textes sont déjà passés. Le président de la République avait souhaité que ces règles, qui sont désormais applicables dans la reddition des comptes des entreprises publiques, la gestion axée sur les résultats et le principe de contrat de performance s’appliquent dans un premier temps entièrement et sérieusement à cette nouvelle institution, propriétaire de trois des plus grandes entreprises de Djibouti.
Encore mieux, dans la loi constitutive du Fonds souverain, nous avons adopté les principes, les fondamentaux de San Diego, c’est-à-dire, vraiment les standards les plus stricts au niveau international. Le sujet est symbolique, très important et engage l’avenir de Djibouti.
Dans ce cas, comment expliquer qu’on ait acheté les dettes d’une compagnie d’électricité ivoirienne alors qu’il s’agit de développer Djibouti ?
Non. Je ne suis pas sûr.
C’est dans le communiqué de la présidence.
Il n’y a jamais eu de communiqué de la présidence à ce sujet. C’est une information donnée par un journal extérieur [1]. Ceci dit, il est prématuré de parler de détails, de toutes ces questions. Parce que, une fois que cette décision a été prise, un comité a été mis en place pour faire le bilan des activités de ces huit derniers mois.
Mais je vous le disais : dans cette réforme de la gouvernance des entreprises publiques qui, vraiment, était considérée comme une phase pilote majeure avec le FSD, il fallait que cette gouvernance soit strictement appliquée, et j’en suis heureux, il s’agissait de cela.
Dans l’histoire de Djibouti, on n’a pas vu d’autre décision de ce type de l’organe d’administration des entreprises publiques.
Les erreurs et les manquements qui ont été constatés n’auraient-ils pas pu être régulés en amont au lieu d’a posteriori ?
Non, il y a toujours des perfectionnements nécessaires. Il y a des choses à corriger. L’institution vient d’être lancée. Il y a toujours un temps d’adaptation.
Ce qu’il faut retenir de cette première leçon, c’est que le mécanisme d’alerte, avec la reddition des comptes, a fonctionné pleinement. C’est cela qu’il faut généraliser à toutes les entreprises : avoir des conseils d’administration très professionnels, un travail très rigoureux des conseils d’administration de toutes les entreprises, sociétés et établissements publics. C’est de ça qu’il s’agit dans la loi de gouvernance des entreprises publiques et nous ne pouvons pas faire l’économie de cette discipline et donc de ces réformes. Il y va du développement et de la transformation de Djibouti puisque les entreprises publiques jouent généralement le principal rôle et sont le principal agent économique en République de Djibouti. Elles représentent une bonne part de notre PIB.
Le code de la gouvernance a-t-il été adopté ?
Oui, le code de la gouvernance des entreprises publiques a été promulgué il y a plusieurs années. Quelques textes d’application restent à sortir. Et, vous l’avez vu dans le programme du président durant la campagne présidentielle, l’accélération des réformes de la gouvernance des entreprises publiques se trouve parmi ses trois premières priorités.
La loi est passée il y a plusieurs années, pourquoi les décrets n’ont-ils pas encore vu le jour ?
C’est un sujet qui mérite beaucoup de travail, comment dirais-je, d’éducation, de sensibilisation, de vulgarisation, qui nécessite tout un processus pédagogique. Je pense qu’au lieu de regarder le passé, ce qui importe c’est le futur. Les indications du futur sont positives. Ce code entrera en vigueur dans un proche avenir.
La France organise un sommet pour le financement de l’Afrique. Que pouvez-vous nous en dire ?
L’Afrique a besoin de beaucoup de financements pour rattraper son retard. Nous savons par ailleurs qu’il y a un gap, selon les chiffres du FMI, de plus de 300 milliards de dollars pour, en ce moment, relancer l’économie africaine, mais également pour permettre à l’Afrique de sortir de son état de développement. Effectivement, la conférence de Paris a vraiment été une belle occasion pour parler, et nous mettons cela au crédit du président Macron qui a pris cette initiative. Je ne pense pas qu’il faille attendre des chiffres de façon très claire. C’est un début de processus. Et nous nous félicitons vraiment des grands principes dégagés lors de cette conférence. On sait par ailleurs que le président Macron est très engagé sur les besoins d’allègement de la dette de l’Afrique. Mais il s’agit également dans un premier temps d’aider l’Afrique, d’être juste envers l’Afrique notamment dans la vaccination anti-Covid, par exemple. Et plus généralement de tenir conpte des besoins des économies africaines. Il était question également pour les pays développés de pouvoir céder leur DTS (droit de tirage spéciaux), en tout cas leur quote-part à proportion de certains pourcentages, pour permettre de libérer des ressources supplémentaires pour le continent.
Il faut garder en tête que la France et l’Arabie saoudite ont été également promoteurs de cette initiative de la suspension du service de la dette dans le cadre du G20 auquel les deux pays ont participé.
Oui l’Afrique a besoin de financements.
Oui, Djibouti a besoin de beaucoup de financements.
Oui, comme beaucoup de pays africains, Djibouti doit également rester vigilant par rapport à la vulnérabilité de son stock de la dette, sur le niveau d’endettement de Djibouti.
En faisant le lien par rapport au Fonds souverain, il a justement été créé pour servir de véhicule spécial susceptible d’accélérer les investissements, d’attirer les capitaux étrangers à travers des financements et l’apport de Djibouti par le biais du FSD. Donc, nous estimons que par rapport à la crise socio-économique consécutive à la crise sanitaire, l’Afrique a très peu de leviers pour sa relance. Le moratoire du service de la dette est déjà une première bouffée d’oxygène, ça aide mais ce n’est pas durable. Il faudra donc, à côté, trouver les voies et moyens pour relancer les économies africaines. L’idéal serait l’effacement de la dette. Tout le monde l’aurait aimé, mais je ne pense pas que ce serait raisonnable. Par contre, trouver le moyen d’alléger ce fardeau, par exemple en jouant sur les taux d’intérêts ou l’annulation partielle. Il y a beaucoup de possibilités mais, en ce qui nous concerne, ce serait un peu des deux, y compris transformer certains prêts commerciaux avec des conditions concessionnelles parce que Djibouti fait partie de ces petits pays - dans le jargon du consensus à Washington « Small States », les pays insulaires. Un pays comme Djibouti, où le PIB est très limité, manque de ressources et de diversifications. De surcroit, nous sommes en train de servir une région beaucoup plus importante. Nos infrastructures, tout ce que nous avons investi ces dernières années, sont appelées à servir la région, voire le continent, et en particulier un voisin de 110 millions d’habitants. Donc, ce ne sont pas des investissements faits pour le développement intra-muros de Djibouti. Ce sont des investissements régionaux et internationaux. Par exemple le chemin de fer. Djibouti n’a pas besoin de train pour transporter les marchandises entre ses villes. Ce chemin de fer est destiné à servir l’Éthiopie. Il coûte très cher, le prix de cette infrastructure par rapport à notre PIB présente des proportions assez conséquentes. Il faut donc avoir un regard assez particulier pour les « Small States », qui sont en train de s’intégrer économiquement dans un bloc sous-régional plus large. Parce que notre destin est continental, il est international.
En raison de notre taille, nous ne pouvons réfléchir à l’essor économique de Djibouti dans un contexte autre que régional, continental et international. Voilà la contrainte majeure que nous avons, parce que la consommation de Djibouti proprement dit ne nous permet pas d’avoir un marché suffisant.
Que pouvez-vous dire sur le développement extrêmement rapide des infrastructures du port de Berbera ?
Franchement, avez-vous pensé une seule seconde qu’aucune infrastructure portuaire et logistique ne se développerait autour de nous dans les années à venir ? Pour moi, c’est un non-évènement. C’est vrai que ça arrive un peu plus tôt qu’attendu, mais il y a une autre explication : une démarche plutôt déplorable. Démontrer ses capacités, sa force à nuire sur le principal secteur d’activité pour penser punir Djibouti dans une dispute commerciale. Mais dans l’absolu, le développement de Berbera est une très bonne chose, une infrastructure de plus pour la région. Plus les pays de la région vont se développer en travaillant main dans la main et plus ils connaitront la création de richesse, plus la région se stabilisera et s’intégrera économiquement. Nous sommes donc très heureux pour le peuple du Somaliland d’avoir maintenant un port avec un terminal ainsi que l’infrastructure routière qui suivra.
Il faut tout de même savoir que nos ports, nos routes et nos infrastructures ont été construites il y a plus de cent ans, donc nous avons accumulé une expertise exceptionnelle, avec des Djiboutiens dirigeants des ports à l’extérieur comme ce fut le cas d’Aboubaker Hadi au Nigéria ou actuellement de Sabri Abdourahman en Mauritanie, ou encore Port-Soudan dirigé par Nouradine Youssouf. Nous avons aussi des Djiboutiens qui ont aidé au démarrage du terminal à conteneurs de Dakar. Nous avons donc une expertise qui est cumulée et reconnue. Il y a une histoire qui est là, une histoire djiboutienne dans le domaine maritime. La compétition ne nous fait pas peur du tout ! On sait que demain le port d’Assab va également entrer en compétition, celui de Massawa aussi va bientôt servir et celui du Soudan aussi. Cette région, cette côte de l’Est de l’Afrique, a vraiment besoin d’infrastructures maritime, mais aussi de connectivité.
En résumé, nous sommes heureux pour nos voisins, et je pense que Djibouti va continuer son bonhomme de chemin dans ce domaine. Nous restons déterminer à conserver notre leadership sur cette question. Et puis enfin, avez-vous entendu parler du syndrome des pays enclavés ? L’Éthiopie est le plus grand pays enclavé au monde, et je pourrais dire qu’il est psychologiquement atteint par cette obsession, de pouvoir diversifier ses prestataires maritimes. C’est justifié et compréhensible, et nous le comprenons également, même si nous estimons que Djibouti est mieux placé que n’importe quel autre port. Djibouti n’a pas d’autre agenda que celui de l’interpénétration économique régionale, et c’est ce sur quoi nous sommes en train de réfléchir et d’agir pour que nous puissions toujours avoir une économie diversifiée. Ce ne serait pas tenable ou possible que notre économie dépende seulement d’un seul secteur, en l’occurrence des transports. Ce secteur représente aujourd’hui 70% de l’économie et est dominé par le portuaire et la logistique de la zone franche. Pour nous, il y a une course contre la montre pour s’assurer que notre économie soit diversifiée et génère des richesses autres que les richesses aujourd’hui connues dans ce secteur.
Concernant la politique de la ville, et l’image d’insalubrité de notre capitale, ne pensez-vous pas que l’État a échoué sur ce point ?
Il m’arrive parfois de ne pas être fier de notre ville, je reste persuadé qu’on pourrait faire mieux et on mériterait mieux. Mais sincèrement, pensez-vous que cela relève exclusivement de la compétence du gouvernement ou même des autorités décentralisées, notamment de la mairie ou des communes ?
Je dirais que c’est plutôt une prise de conscience nationale qu’il faut. On pourra mettre autant de moyens que nécessaire pour améliorer notre cadre de vie, en mettant beaucoup plus de ressource dans l’Office des voiries, mettre autant d’argent dans l’assainissement, dans les routes et chaussées urbaines pour embellir notre ville, mais il faudrait aussi que chaque Djiboutien apporte sa pierre à l’édifice ou sinon ce sera un tonneau des Danaïdes que l’on continuera à remplir. Pour cela, il nous faut l’amour du pays, le patriotisme, le civisme et le désir de vouloir vivre dans un cadre enviable.
Je pense qu’il est temps d’organiser des assises, ou une réflexion nationale, sur la politique de la ville. Je suis partisan de la rigueur et de la discipline des institutions de l’État. Il va falloir également, au niveau du gouvernement, que nous acceptions nos propres lacunes, celles de nos institutions.
Djibouti a changé durant cette dernière décennie, elle s’est transformée rapidement. Des infrastructures valant des milliards ont été réalisées, nous sommes enthousiastes du travail accompli et des nombreuses réalisations. Nous sommes en train de réfléchir à devenir un centre d’affaires régional et international, nous sommes en train de parcourir le monde pour attirer et accueillir un maximum d’investissements étrangers. Pour toutes ces ambitions, si des efforts pour l’amélioration de notre cadre de vie ne l’accompagne pas, on va droit dans le mur ! Ce travail n’est pas exclusivité du président, ni du gouvernement ou de la maire. Cette œuvre est pour tous les Djiboutiens, et il y a lieu de travailler sur cela. De façon plus stratégique, la politique du développement urbain doit aller de pair. Le grand programme appelé « zéro bidonville » concourt également à cette ambition, faire de Djibouti une destination régionale et internationale de premier choix en termes de commerce, de logistique et de tourisme, mais pour cela il va falloir se retrousser les manches et agir en conséquence. C’est le prix.
Beaucoup de chiffres circulent sur le montant des redevances perçues par notre pays au titre de la présence de forces étrangères positionnées sur notre sol. Pourriez-vous clarifier une fois pour toute cette question ?
On entend beaucoup de spéculations ou de fantasmes sur Djibouti et les loyers des bases. Je pense que vous êtes suffisamment bien informé à Human Village pour démêler le vrai du faux. Les redevances des bases militaires de nos amis représentent plus ou moins 125 millions de dollars sur nos livres de comptes publics en fonction des taux de change, puisque certaines sont payées en euros, d’autres en dollars. Par exemple pour la France c’est 30 millions d’euros, qui équivalent à 34 ou 35 millions de dollars. La principale redevance est bien évidemment celle des États-unis d’Amérique, qui est de l’ordre de 60 millions de dollars, auxquels s’ajoutent huit ou neuf millions au titre de compensation pour les produits pétroliers utilisés au sein du camp Lemonnier. La troisième redevance la plus importante est celle de la Chine, 20 millions de dollars par an. Aussi, j’ai un peu de mal à comprendre d’où peuvent bien sortir les chiffres cités par certains journaux internationaux ou encore des individus se prétendant experts ou analystes, et qui évaluent les sommes perçues entre 300 millions et un milliard de dollars. C’est totalement erroné !
J’aimerai que l’on regarde les choses sous un autre angle. Les exonérations et privilèges fiscaux accordés à ces implantations militaires, sur leurs importations notamment, coûtent aux recettes publiques un peu plus de 300 millions de dollars, puisqu’ils ne sont pas prélevés. Une réalité peu connue du grand public. Sans doute que c’est un peu de notre faute, nous ne communiquons pas assez sur le sujet. Alors que pourtant, les faits sont têtus, et contredisent ceux qui font circuler des certitudes qui reposent sur une évaluation au doigt mouillé. Djibouti accorde des exonérations trois fois plus importantes que le montant des allocations qu’elle perçoit. Il m’arrive de rappeler cette réalité de temps en temps à nos partenaires, et cela provoque une certaine gêne.
Est-ce à dire que l’on loue à perte, ou que l’on négocie de manière inconsidérée ce que l’on pourrait tirer de notre position géostratégique ?
Non, je n’ai pas dit cela. Il n’y a pas cette dimension mercantile dans nos relations avec les États amis. Tout d’abord nous privilégions l’idéal du multilatéralisme et de la coopération internationale. Pourquoi ces bases sont-elles là ? Notre pays est situé dans une zone tourmentée, et à proximité du Bad El Mandeb, un point extrêmement fragile et sensible pour le commerce maritime mondial et la géostratégie mondiale, à moins de 28 kilomètres des côtes de la péninsule Arabique. Ce détroit voit passer pas loin de 10 milliards de dollars de valeur marchande quotidiennement, soit 30% du commerce maritime. Les conséquences de l’obstruction du canal de Suez, lorsque le porte-conteneurs Ever Given s’est échoué, bloquant toute navigation entre la Méditerranée et la mer Rouge, immobilisant 422 navires, chargés de 26 millions de tonnes de marchandises, permettent de mieux saisir l’importance de préserver la libre circulation sur cette voie maritime cruciale dans une économie mondialisée.
Au-delà des enjeux autour du Bad El Mandeb, il s’agit de relever les nouveaux challenges de ce millénaire, comme la piraterie, dont fort heureusement les effets sur le trafic maritime ont été résorbés, ou encore le terrorisme, que cela soit dans la péninsule Arabique ou dans l’Est de notre continent, avec un développement inquiétant jusqu’au Mozambique. Djibouti est bien conscient que pour endiguer tous ces dangers, il lui faudra travailler en étroite collaboration avec la communauté internationale, car nous croyons au multilatéralisme, et comme le disait récemment le chef de l’État dans son discours d’investiture, notre pays prend ses responsabilités en accueillant sur son territoire des forces militaires internationales. Que cela soit bien clair, nous ne sommes pas dans une logique où nous souhaitons faire de Djibouti un pays « caserne ». Notre pays par son histoire et sa position géographique est destiné à contribuer à la sécurité internationale, et donc d’en être un acteur stratégique. C’est dans notre ADN. Ceci mériterait que cela soit apprécié en tant que tel !
En retour de cette contribution à la sureté régionale, mais aussi mondiale, nous avions espoir que ces pays alliés, amis, installés ici, allaient nous aider à nous développer. Il faut bien comprendre que l’allocation stricto sensu des redevances militaires représente vraiment peu de choses. Ces sommes sont insuffisantes pour accompagner efficacement nos efforts pour répondre aux multiples défis de notre jeunesse et aux besoins socio-économiques énormes de notre population. Il convient de dire que certains d’entre eux sont très actifs dans la coopération bilatérale et donc interviennent sur plusieurs domaines. Ils participent à vraiment accélérer la transformation de Djibouti que nous avons pour ambition de faire émerger d’ici 2035. D’autres sont totalement absents, et se contentent de verser une allocation pour les emprises militaires. Juxtaposez les 125 millions perçus, aux 300 millions de dollars exonérés au titre de notre régime fiscal, et donc de manque à gagner pour nos finances publiques. Comment le justifier ? C’est assez délicat, notamment auprès de nos partenaires du FMI, de la Banque mondiale, ou encore de la BAD, qui ne manquent pas de nous faire remarquer que Djibouti doit revoir son modèle de privilège fiscal afin de générer plus de ressources internes pour entreprendre et réaliser les différentes urgences qui existent. Oui, les partenaires dans la coopération civile de manière bilatérale ou à travers les institutions multilatérales apportent un concours pour accompagner Djibouti. Ceci étant dit, le moment est venu pour que tous nos partenaires privilégiés, historiques, très importants pour Djibouti, accroissent leurs engagements dans le développement socio-économique de manière beaucoup plus marquée, notamment ceux qui bénéficient sur notre sol de facilités militaires. Il faut être très clair là-dessus, nous n’ambitionnons pas de vivre de la rente des bases présentes à Djibouti. Nous sommes déterminés à faire en sorte que cette présence internationale sur notre territoire puisse nous permettre de maximiser la plateforme logistique, financière, et commerciale de notre pays, pour en faire un lieu de développement et au service de la globalisation. C’est-à-dire un lien, un trait d’union, entre l’Asie et l’Europe, la péninsule Arabique et l’Afrique, l’Asie et l’Afrique… Cela nécessite beaucoup de ressources pour combler nos gaps financiers. C’est la raison pour laquelle nous attendons de nos amis installés ici une coopération plus effective, plus conséquente, plus concrète, plus stimulante pour accompagner l’essor d’activités créatrices de richesses et d’emplois, notamment industriels. Il me semble que le fait d’être ensemble à Djibouti devrait favoriser dans nos relations bilatérales une meilleure compréhension et une attention particulière aux attentes socio-économiques de nos populations. Djibouti prend sa part de responsabilité à l’égard de la communauté internationale, mais nous aimerions voir un retour d’ascenseur plus significatif, pour nous appuyer à améliorer le bien-être social de nos administrés et ce d’autant plus que les premières conséquences de la pandémie mondiale commencent à poindre sur notre économie. À titre d’exemple, je voudrais vous parler de la base de 5e flotte américaine à Manama, au Bahreïn. Je l’ai visitée il y a environ dix ans, et lorsque l’on voit la transformation qu’a favorisé cette implantation, on ne peut être que stupéfait. La métamorphose est extraordinaire. Pour vous faire une idée, il n’y a qu’à comparer les clichés avant l’installation et après.
Cette présence militaire des pays amis sur notre territoire doit être source de développement et de transformation socio-économique, et pas seulement cantonnée aux aspects sécuritaires.
Propos recueillis par Mahdi A., photos Hani Kihiary
[1] « L’audit qui a fait chuter Mamadou Mbaye du Fonds souverain de Djibouti (FSD) », Jeune Afrique Business Plus, 20 mai 2021.