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Visite historique en Érythrée de la « toupie » Abiy Ahmed
par Mahdi A., juillet 2018 (Human Village 33).
 

Après avoir accueilli la délégation érythréenne, composée du ministre des Affaires étrangères Osman Saleh, et du conseiller spécial du président Aferworki, Yemane Gebreab, au pied de l’avion le 26 du mois dernier, avec les traditionnelles couronnes de fleurs, voilà qu’à son tour la « toupie » Abiy est reçu sur le tarmac de l’aéroport avec les accolades chaleureuses et les embrassades. Aferworki n’est pas avare en la matière puisque c’est presque toute la délégation éthiopienne qui a eu droit à cette salutation fraternelle. Il est difficile d’imaginer en regardant ces images de la chaine de télévision érythréenne que ces deux pays aient pu s’affronter si durement par le passé.
La chaleur de ces retrouvailles historiques, si cela était encore nécessaire, témoigne qu’une page a été tournée. Les deux pays avanceront dorénavant main dans la main. Concrètement cela signifie que le Caire peut dire adieu à son ambition d’installer une base navale à Massawa. Il faut rappeler qu’au delà de la nécessité de resserrer les liens, l’urgence était motivée par la volonté de faire barrage à l’Égypte, mais également à un rapprochement du nouvel « axe du mal » selon le vocable américain, à savoir l’Iran, la Russie et la Chine, du rivage des côtes érythréennes. Carton plein pour les stratèges de Washington [1].

Faire ce que l’on dit et dire ce que l’on fait
La confirmation [2], le 5 juin par le comité exécutif du Front démocratique révolutionnaire des peuples (EPRDF) de l’acceptation de la rétrocession de Badme a donné une autre teneur aux propos du Premier ministre lors de son discours d’investiture. C’est la logique stratégique qui a guidé la démarche d’Abiy Ahmed Ali au delà de toute autre considération.
Force est de constater qu’en ce qui concerne les déclarations d’intention d’Abiy Ahmed Ali, il faudra dorénavant les prendre pour argent comptant. Faire ce que l’on dit et dire ce que l’on fait semble être son maître mot. Cette manière de faire de la politique surprend énormément dans cette partie de l’Afrique !
La bonne nouvelle était venue du doyen des ambassadeurs accrédités au Japan, l’érythréen Estifanos Habtenariam, qui avait déclaré sur Twitter que son pays « enverra une délégation à Addis Abeba pour un engagement constructif avec l’Éthiopie » [3].
Dans la foulée, la « toupie » Abiy s’est envolée ce dimanche 8 au matin pour Asmara pour sceller, à travers une accolade et une belle poignée de main, la réconciliation tant attendue des frères si longtemps séparés et ouvrir une nouvelle page de leur relation : culturelle, commerciale mais aussi sécuritaire.

Abiy Ahmed Ali est un fin politicien, il a une parfaite connaissance du poids et rôle de l’Éthiopie dans la région. Il veut redonner à son pays son rang et son statut de leader régional, continental, voire même mondial afin de faire de son pays une nation dont la voix compte, et pour cela il faut savoir parler à tout le monde. Son arme de séduction par excellence est de faire miroiter des quotas – parts conséquentes du fret éthiopien aux amis de son pays enclavé qui comptera deux cents millions d’âmes dans une vingtaine d’années…
Ce choix politique de restituer Badme n’est pas le fruit du hasard. Abiy Ahmed a conscience que ce qui se joue dans cette partie c’est l’avenir de l’Éthiopie. Son pays ne peut s’offrir le luxe d’avoir un nid d’ennemis à ses portes, alors qu’il n’a jamais été aussi fragile et désuni.

Le plongeon du dollar au marché noir hier, samedi 7 juillet, devrait le rassurer sur le fait que la trajectoire poursuivie d’ouverture du pays à tous les niveaux commence à faire recette. Le birr s’échange dorénavant à 31,7 par dollar alors qu’il culminait à 36,6, se rapprochant nettement du taux officiel de 28,2. Il semblerait que le vent de panique qui avait gagné le pays à son arrivé au pouvoir commence à se tarir. Il faut également mettre à son crédit le coup d’arrêt aux activités illégales d’un vaste réseaux organisé de fuites de capitaux ayant bénéficié de complicités d’importants officiels djiboutiens. C’est une grosse brèche qui a été colmatée. Il engrange pour ainsi dire par anticipation les premiers bénéfices de sa politique, qui bien évidemment n’a pas pu se faire encore sentir au niveau macroéconomique si ce n’est le milliard de dollars promis par les Émiratis pour freiner la grave crise de devises. Cette générosité émiratie - sous les auspices de l’oncle Sam – était bien évidemment conditionnée au rapprochement entre les deux pays. Maintenant que la hache a été enterrée, les affaires peuvent fleurir et il ne fait pas de doute que celles-ci vont germer à très grande vitesse. « L’Éthiopie a encore besoin d’un financement de 7,5 milliards de dollars pour achever la construction de ses projets d’infrastructure, a indiqué ce vendredi le premier ministre du gouvernement, Abiy Ahmed. […] cette somme représente le montant nécessaire pour finaliser les projets de construction de routes et du barrage hydraulique entamés par le pays depuis quelques années » [4].

Dans quelle mesure Djibouti sera-t-elle impactée par cette nouvelle donne régionale ? Comment doit-elle interpréter les milliards d’investissements émiratis projetés en terres éthiopienne et érythréenne ? Doit-elle tendre la main à son tour à son voisin érythréen ? Les évolutions actuelles sont suivies comme le lait sur le feu à Djibouti, où une réflexion stratégique est conduite sous la houlette du ministre de l’Économie et des finances, Ilyas Moussa Dawaleh.
Indéniablement, Djibouti sort d’une zone de confort de presque deux décennies avec ces retrouvailles « familiales » inattendues entre nos deux voisins, pour rentrer de plain-pied dans des moments d’incertitude et d’appréhension…

La confirmation cette semaine par le Premier ministre Abiy Ahmed du démarrage en septembre 2018 de la construction d’un gazoduc de 749 km [5] ainsi que le co-investissement dans un nouveau terminal pétrolier [6] avait probablement pour objectif de rassurer la partie djiboutienne avant d’entamer une lune de miel avec Asmara. Ces engagements étaient attendus ; ils confirment les projets initiés par le gouvernement d’Hailemariam Desalegn, tout en confirmant que les liens entre les deux pays restent au beau fixe. Le rapprochement en cours n’altérera pas les relations commerciales entre Djibouti et l’Éthiopie semble nous laisser croire le Premier ministre éthiopien...
Djibouti a assurément un avantage comparatif par rapport à Asmara, ou à ses autres concurrents régionaux, du fait de la modernité de ses infrastructures, comme le rappelait le président de la République dans son discours du 27 juin. Pour autant, le pays ne peut pas se reposer sur ses lauriers et doit se mobiliser pour améliorer sa compétitivité afin de tirer son épingle du jeu, insistait le président. Il s’est engagé à s’atteler à mettre le pays en ordre de marche. Objectif inatteignable si l’exemple ne vient pas d’en haut et que la lutte contre la corruption ne devient pas un véritable enjeu de développement. Pour commencer, qui contrôle les décisions et les contrats signés au nom du pays par le président de l’autorité des ports, Aboubaker Omar Hadi, hors de tout contrôle et dans la plus grande opacité ? Il faut avoir l’honnêteté de dire tout haut ce que tous les Djiboutiens murmurent malheureusement tout bas. Tout cela reste tout même très inquiétant.
« Tadesse Hailemariam, PDG de l’Ethiopian Petroleum Supply Entreprise, a déclaré à The Reporter que le terminal de carburant de Djibouti Horizon (DHT) avait des limites de capacité pour gérer les importations croissantes de carburants de l’Ethiopie. “Nous traversons une période difficile. Le terminal est maintenant incapable de faire face à l’augmentation des importations de pétrole. Nous souffrons. […] Le gouvernement éthiopien envisage maintenant de développer conjointement un nouveau terminal pétrolier avec le gouvernement de Djibouti. Le parc de stockage prévu aura la capacité de sticker 30 000cc de produits pétroliers et une conduite JT pour acheminer le pétrole des navires-citernes. Une étude préliminaire réalisée par ESPE indique que le terminal pétrolier prévu pourrait coûter 220 millions USD.” […] DHT appartient à une société basée à Dubaï, Horizon Terminals Limited (HTL), et à un homme d’affaires djiboutien, Abdourhaman Boreh. HTL a été constituée en 2003 en tant que société à responsabilité limitée aux Bahamas par Emirates National Oil Co (ENOC). […] Le capital social autorisé de HTL est de 200 millions USD. Des sources ont déclaré à The Reporter que DHL était incapable d’agrandir le terminal pétrolier en raison d’une querelle entre Boreh et le gouvernement de Djibouti » [7].

Concernant le devenir du port de Tadjourah, Djibouti peut déjà commencer à réfléchir aux reconversions possibles de cette infrastructure portuaire initialement dévolue à l’exportation de la potasse, puisque celle-ci semble compromise du fait de la grande proximité des gisements éthiopiens du port de Massawa, par rapport aux côtes de la ville aux sept mosquées. La logique économique est cruelle mais incontournable. L’exportation de bétail éthiopien est notamment envisagée en sus de l’importation de gaz liquéfié, dont la première opération test de la semaine dernière a été un succès. Pareillement, le projet de chemin de fer reliant la ville blanche et la capitale de la région du Tigray, Mekelle, risque d’être renvoyé aux calendes grecques. Il est peu probable que cela devienne une priorité du gouvernement d’Abiy Ahmed Ali.

Abiy Ahmed Ali prix Nobel de la paix 2019… Why not ? Cela serait un choix judicieux qui ne manque pas d’attraits, au delà du fait que cela serait un signe d’espérance pour tout un continent.

Mahdi A.


[1Lettre de l’élu à la Chambre des représentants du 48e district de Californie Rohrabacher au secrétaire d’État Pompeo, 26 avril 2018, PDF en ligne.

[6« Ethiopia considers building oil terminal Djibouti », Reporter Ethiopia, 7 juillet 2018.

[7« Ethiopia considers building oil terminal Djibouti », Reporter Ethiopia, 7 juillet 2018.

 
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