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La Corne de l’Afrique est au cœur des rivalités entre les pays du Golfe
 

Fabrice Balanche est maître de conférences en géographie à l’Université Lyon 2. Spécialiste de la géographie politique de la Syrie, du Liban et du Proche-Orient en général, il a effectué un séjour à Djibouti il y a quelques semaines. Nous l’avons rencontré pour connaître sa perception et ses analyses autour de ces jeux d’influences. Entretien…

Vous avez proposé une conférence autour des rivalités géopolitique entre les pays du golfe Persique et leurs incidences sur la Corne de l’Afrique. Quels enseignements en tirez-vous ?
En effet, lorsqu’on s’intéresse de près au conflit yéménite, on découvre qu’il est devenu une guerre entre puissances régionales : Iran d’un côté et Arabie saoudite-EAU de l’autre. Mais il y a un conflit également entre l’Arabie saoudite et les EAU qui ont des stratégies différentes : unité du pays pour l’Arabie saoudite, tandis que les EAU souhaitent contrôler le littoral sud du Yémen. Cela rentre dans leur stratégie de contrôle du Golfe d’Aden puisque les Emiratis favorisent également la partition de la Somalie en appuyant la volonté d’indépendance du Somaliland : Berbera deviendrait ainsi un port alternatif à Djibouti pour relier l’Ethiopie à la mer. La Corne de l’Afrique est désormais dans la zone d’influence des pays du Golfe. Il s’agit d’une route stratégique pour les exportations d’hydrocarbures, mais les pétromonarchies possèdent également d’autres intérêts liés à leur diversification économique. Ils veulent exporter leur modèle de développement et leur puissance géopolitique, mais malheureusement, ils exportent aussi leurs rivalités.

Vous pensez donc que le contrôle d’un axe maritime aussi stratégique est un objectif et un facteur déterminant dans cette confrontation ?
La route maritime de la mer Rouge est la deuxième au monde. Jusqu’à présent le port de Djebel Ali, aux EAU, est le principal port de transbordement de la région. Mais sa domination est menacée par de nouveaux ports en eau profonde situés directement sur l’océan Indien : Salalah en Oman et Gwadar au Pakistan sont deux ports qui ont poussé dans des zones marginales et qui ont acquis rapidement une importance considérable. L’Arabie saoudite veut développer le nouveau port de King Fayçal au nord de Djedda et en faire un hub comparable à celui de Djebel Ali, conformément au plan « Horizon 2030 » du prince héritier Mohamed ben Salman. Les EAU doivent s’adapter à cette nouvelle concurrence. Une des solutions consiste à bloquer l’émergence de nouveau port de transbordement, comme celui de Djibouti. Il leur faut contrôler le maximum de littoraux dans le golfe d’Aden et en mer Rouge pour éviter que des rivaux ne développent des infrastructures portuaires : Aden, Assab, Bosasso, etc. Cela explique leur soutien aux indépendantistes du Somaliland et du Yémen du Sud.
La succession du sultan Qabous à Oman les inquiète particulièrement, car la façade maritime de ce pays possède un potentiel énorme. Par ailleurs, le pays est d’une stabilité incroyable et entretien de bonnes relations avec l’ensemble des pays de la région y compris l’Iran, ce qui n’est pas le cas des EAU. Mohamed Ben Zayed voudrait que le successeur de Qabous vienne des tribus de l’ouest, dans lesquelles l’armée émirati recrute énormément et donc avec qui les EAU ont des liens privilégiés. Mais l’Arabie saoudite est opposée à ce processus, car elle se méfie de la montée en puissance des EAU. Certes, Mohamed ben Zayed et Mohamed ben Salman apparaissent en public comme les meilleurs amis du monde, mais il faut se rappeler que les États n’ont pas d’amis mais seulement des intérêts. L’Arabie saoudite ne veut pas laisser aux EAU le contrôle de toute la façade arabique de l’océan Indien, elle aussi veut avoir un accès libre à l’océan. C’est pour cette raison notamment qu’elle contrôle le port d’al-Ghayda dans l’Est du Yémen. Cependant les deux pays ont pour l’instant besoin l’un de l’autre contre l’Iran.

L’Iran joue-t-il un rôle de trublion dans cette région ?
L’Arabie saoudite et les EAU veulent empêcher la République islamique de s’implanter dans leur périphérie sud et ouest. La guerre au Yémen qu’ils mènent contre les houtis s’inscrit dans le cadre de cette confrontation avec la République islamique. Certes, au début de la guerre les houtis n’étaient pas liés aux Iraniens, mais ils finirent par recevoir de l’aide de l’Iran, trop heureux d’entretenir un foyer au sud de l’Arabie saoudite, ce qui a contribué à détourner les Saoudiens du conflit syrien où l’Iran possède des intérêts stratégiques supérieurs. Le Soudan est également l’objet de toutes les attentions des Saoudiens qui veulent éviter le retour de l’Iran et le renforcement de la Turquie qui dispose désormais du port de Suakin. La Turquie est accusée par le couple Arabie saoudite–EAU de soutenir les frères musulmans. Il est vrai qu’elle a volé au secours du Qatar en installant une base militaire dans ce pays en 2014. En échange le Qatar soutient l’économie turque avec ses énormes excédents commerciaux et finance le développement militaire de la Turquie dans la région : Suakin et Mogadiscio. En décembre 2018, la présence du Premier ministre somalien n’était pas anodine. Avec le sultan Qabous, il était le seul dirigeant membre de la Ligue arabe à être présent. Il a vanté les possibilités d’investissement dans son pays, c’est-à-dire à Mogadiscio, et dénoncé le séparatisme du Somaliland appuyé par les EAU.

Qu’en est-il des échanges commerciaux et des investissements dans l’Est de l’Afrique ?
Outre l’importance de sa façade maritime pour le transbordement à l’échelle mondiale, la Corne de l’Afrique constitue une voie d’accès à l’ensemble du continent africain, à ses immenses richesses en matières premières et à son marché de consommation en pleine expansion. Les EAU ont pour ambition de dominer ce trafic maritime depuis Djebel Ali et Jedda. Mais ils souhaitent aussi se positionner sur les secteurs de la banque, la finance, la téléphonie, l’immobilier, les transports aériens et maritimes, l’exploitation des matières premières, notamment l’agriculture. Depuis une vingtaine d’année, les pétromonarchies du Golfe investissent beaucoup dans le secteur agricole. Elles ont renoncé à l’autosuffisance alimentaire sur leur sol car c’était extrêmement coûteux et irréaliste. Elles louent sur le long terme (99 ans) d’immenses zones agricoles dans les pays d’Afrique et d’Asie où elles créent des exploitations dont la production est réservée à leur marché afin de sécuriser leurs approvisionnements alimentaires. L’Éthiopie, l’Ouganda et le Soudan sont les principales cibles des investissements saoudiens.

Quelles sont les limites de cette dynamique économique ?
Pour exporter leur influence les pétromonarchies du Golfe disposent de moyens financiers colossaux. Lorsque le baril de pétrole dépassait les 100$, de 2010 à 2014, cela leur procurait un excédent commercial équivalent à celui de la Chine, mais avec une population quarante fois moindre. Dans les dix années à venir, il leur sera difficile de retrouver une telle prospérité car le prix du pétrole ne devrait pas dépasser les 70$ en moyenne annuelle, en raison de la nouvelle production nord-américaine d’hydrocarbures. Cela réduit leurs capacités financières, d’autant plus que la population du Golfe est plus nombreuse et plus exigeante. Avec un baril à 60$, l’Arabie saoudite est en déficit chronique. Les 750 milliards de réserve accumulées jusqu’en 2014 fondent vite car il faut entretenir 21 millions de Saoudiens habitués à l’État providence. En outre, l’Arabie saoudite doit investir aux USA pour assurer sa protection militaire (450 milliards de dollars pendant les cinq prochaines années), financer la guerre au Yémen et soutenir l’Égypte qui menace de s’écrouler (20 milliards de dollars par an). Les EAU ont plus de marge financière, car leur nationaux sont peu nombreux (1,2 millions sur 10 millions d’habitants) et la diversification économique y est plus avancée. Mais le pays qui possède le plus de capacité d’investissement est le Qatar. Il n’a que 300 000 nationaux et des revenus colossaux grâce aux exportations gazières. Depuis 2013, il a réduit ses ambitions régionale et dépense beaucoup moins pour soutenir l’opposition syrienne et les frères musulmans. Il a abandonné de nombreux projets immobiliers couteux et inutiles comme les ponts entre le Qatar et Bahreïn, Qatar et les EAU. Pour la Coupe du monde de football en 2022, le nombre de stades prévus est passé de 24 à 8. Le blocus économique décrété en 2017 par les autres pays du Conseil de coopération du Golfe ne parvient pas à le mettre à genoux et entretient la rivalité entre les pétromonarchies du Golfe.

Et la religion dans tout cela ?
A la différence des EAU et du Qatar, l’Arabie saoudite dispose d’un atout supplémentaire : la religion. Du fait de la présence des lieux saints de l’islam, l’Arabie saoudite exerce une influence religieuse sur le reste du monde musulman qu’elle utilise dans l’exportation de sa puissance. Les fondations religieuses saoudiennes disposent de moyens financiers colossaux qui permettent de clientéliser les imams sunnites dans le monde entier. Le pèlerinage est un levier très important. Mais il y a aussi l’ensemble des chaines religieuses, comme al-Wissal, qui font la promotion du wahhabisme. L’Arabie saoudite produit chaque année des dizaines de milliers d’imams en distribuant généreusement des bourses d’étude pour ceux qui veulent venir y étudier la théologie. Ils retournent ensuite dans leurs pays avec le soutien de fondations saoudiennes qui leurs donnent les moyens de s’imposer face à l’islam local. C’est un excellent moyen d’obtenir des relais d’influences dans la population locale. Le Qatar a tenté de faire la même chose en finançant les frères musulmans et en leur donnant la parole sur al-Jezirah. Il a acquis une influence considérable lors des premières années du Printemps arabe en Tunisie et en Égypte, mais la destitution du président égyptien Mohamed Morsi a brisé son élan en juillet 2013. Mais le Qatar n’a pas renoncé à ses ambitions.

Quelles incidences de ces rivalités pour les États de la Corne de l’Afrique ?
Il est clair que la Corne de l’Afrique va recevoir des investissements du Golfe. Les différents États vont chercher à clientéliser les élites politiques, les ethnies, les groupes religieux, pour les utiliser à leurs fins. Ils ont des moyens financiers colossaux et les pays de la Corne de l’Afrique sont pauvres. Un pays comme la Somalie risque donc de se retrouver durablement divisé, avec les EAU qui soutiennent le Somaliland tandis que le Qatar appuie Mogadiscio. Le conflit entre les EAU et le Qatar se transporte en Somalie bloquant toute réunification du pays. Le risque existe aussi dans des pays unis comme l’Éthiopie et même Djibouti. Tout dépend de la sagesse des élites politiques locales. Mais ces pays peuvent se retrouver entraînés de force dans un conflit en raison de trop grande proximité avec l’une ou l’autre des pétromonarchies du Golfe.
L’Arabie saoudite tolérera-t-elle longtemps la présence des EAU au nord du détroit de Bab el Mandeb ? Mohamed ben Salman semble avoir l’intention de faire de la mer Rouge une chasse gardée saoudienne, et donc de marginaliser les EAU. Toute la question est de savoir si cette querelle prendra le pas sur leur alliance indispensable face à l’influence turque grandissante, et surtout à celle de la Chine dont les investissements sont croissants dans la région. Derrière la construction des routes de la soie à usage commercial, nous avons bien sûr des arrières pensées militaires. Cette expansion chinoise est par conséquent jugée menaçante par les pétromonarchies du Golfe, d’autant plus que la Chine entretient d’excellentes relations avec l’Iran. Mais ce sujet mériterait une autre conférence.

Propos recueillis par Mohamed Ahmed Saleh

Portrait : Fabrice Balanche, un parcours de recherche non linéaire
Ma carrière de chercheur a commencé par une matinée pluvieuse de février 1990 sur les bancs de l’université de Besançon : « Si vous voulez faire une maîtrise au Proche-Orient, c’est tout à fait possible » nous avait dit notre professeur de géographie. J’ai donc sauté sur l’occasion et obtenu une bourse de voyage du Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain, pour effectuer un séjour de recherche en Syrie de trois mois, et je suis resté quatre ans.
L’année 1990 fut particulièrement riche en événements géopolitiques. En Europe de l’Est, les régimes socialistes s’effondraient les uns après les autres. La guerre Iran-Irak s’était achevée en 1989, mais des bruits de bottes se faisaient entendre vers le Koweït, que Saddam Hussein envahit en août 1990. L’invasion irakienne du Koweït avait d’ailleurs faillit remettre en cause mon départ pour la Syrie car des troubles avaient éclaté dans l’est du pays. Hafez el Assad avait senti le vent de l’histoire tourner. L’URSS était au bord de l’effondrement, il avait donc plutôt intérêt à se rapprocher des Etats-Unis qui cherchaient des alliés arabes contre Saddam Hussein.
Venu en Syrie pour travailler sur la mutation agricole de la région côtière, je me trouvais très loin de toutes ces problématiques géopolitiques. Cependant mes recherches de terrain me conduisirent rapidement à la géographie politique et ensuite à la géopolitique à travers la découverte du communautarisme à base ethnico-religieuse qui structurait la société et le système politique syrien. C’est pour cette raison que la guerre civile, qui débuta en 2011, et sa violence ne m’ont nullement surpris. En 2000, l’année du décès d’Hafez el Assad, je concluais ma thèse sur une note très pessimiste comparant la Syrie à la Yougoslavie à la mort de Tito : « Le système mis en place par Hafez el Assad est en équilibre instable, mais il reste contrôlé de l’intérieur (…) Il aura cependant du mal à résister à des pressions extérieures (…) conjuguées avec une crise économique interne » [1].
Après ma thèse, j’ai obtenu un poste de pensionnaire scientifique à l’Institut français du Proche-Orient à Beyrouth (2003-2007). Ces années furent très utiles pour comprendre les champs de forces régionaux et mondiaux qui s’exercent sur les territoires, d’autant plus que j’ai eu la « chance » d’y connaitre la guerre durant l’été 2006. Le conflit entre le Hezbollah et Israël, m’a profondément marqué. C’est à ce moment qu’est né le projet d’Atlas du Proche-Orient arabe [2]. L’objectif était d’analyser les conséquences du conflit israélo-arabe sur la production des territoires au Proche-Orient à l’échelle d’un siècle. À partir de cette date, je me suis davantage orienté en géopolitique, l’étude du territoire en tant qu’enjeux, sans négliger la géographie politique, l’étude du territoire en tant que cadre, car les deux sont liés et complémentaires.
Cette démarche scientifique alliant le local et le global, la connaissance du terrain et une approche résolument réaliste des phénomènes m’ont permis dès le début de la crise syrienne d’anticiper les évènements, en particulier le fait que le régime de Bachar el Assad était beaucoup plus puissant que la plupart des experts voulaient bien le croire et par conséquent qu’il ne tomberait pas, à moins d’une intervention militaire comparable à celle des États-Unis en Irak. En France, on m’a regardé avec suspicion et je me suis souvent vu qualifié de pro-Assad par ceux qui pronostiquaient une chute du régime rapide et sans douleur, promettant à la Syrie le destin de la Tunisie. Nul n’est prophète dans son pays et c’est ainsi que j’ai été recruté par le Washington Institue for Near East Policy en 2015, puis la Hoover Institution de l’université de Stanford en 2017 pour travailler sur la crise syrienne.
Ce séjour aux États-Unis fut l’occasion d’avoir accès à des informations de première main. Car les séminaires fermés et les tables rondes privées à Washington sont fréquentés par des décideurs politiques de premier plan qui ont une grande liberté de parole dans la mesure où la confidentialité est respectée. Travailler dans un think tank est aussi une excellente occasion d’étoffer son carnet d’adresses. Cela rend énormément de services pour accéder à des terrains difficiles, comme ceux du Moyen-Orient. Durant mon séjour j’ai publié de nombreux articles sur la crise syrienne et un livre : Sectarianism in Syria’s Civil War, considéré comme un des cinq principaux ouvrages sur le sujet par le meilleur spécialiste de la question qu’est Nikolaos Van Dam [3].
De retour en France, à l’Université Lyon 2, je poursuis mes recherches sur la crise syrienne et le Moyen-Orient, mais avec le souci permanent de replacer mes recherches dans le cadre global des recherches thématiques en géopolitique, la gouvernance et la mondialisation de l’économie. L’objectif est d’éviter de s’enfermer dans un cadre géographique étroit, de replacer son aire de référence dans les processus globaux et de pratiquer l’interdisciplinarité. Cela me conduit également à élargir mes recherches de terrain à la Corne de l’Afrique, comme je l’ai montré à travers ma conférence à l’Institut français de Djibouti.


[1Fabrice Balanche, La région alaouite et le pouvoir syrien, Paris, Karthala, 2006, 313 p.

[2Fabrice Balanche, Atlas du Proche-Orient arabe, Sorbonne Université, 2011, 140 p.

[3« The best books on The Syrian Civil War », Five Books.

 
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