Human Village - information autrement
 
La douane djiboutienne trop tatillonne selon le media éthiopien Capital
par Mahdi A., mars 2023 (Human Village 47).
 

Un article en ligne, publié dans le media éthiopien Capital le 13 mars dernier [1], a jeté un coup de froid aussi bien dans la communauté douanière que chez les services logistiques et les transitaires nationaux. L’auteur de l’article, Muluken Yewondwossen, rend compte de la récente visite d’Alemu Sime, ministre éthiopien du Transport et de la logistique, en République de Djibouti, et notamment des éléments administratifs ajoutés récemment à la nomenclature de la douane djiboutienne pour autoriser la circulation de marchandises éthiopiennes sur le corridor Addis Abeba – Djibouti.
Surpris par les propos du journaliste éthiopien, et ne comprenant pas l’intérêt de la douane djiboutienne à entraver le flux de circulation de marchandises entre les deux pays, nous avons cherché à nous enquérir de la réalité des difficultés exposées. Comment « l’empilement des marchandises dans les ports de Djibouti » serait-il imputable à un zèle inopportun de notre personnel douanier ? À lire le tableau brossé par MuluKen Yewondwossen, les fonctionnaires des douanes s’ennuieraient dans leur travail et passeraient le temps en enquiquinant les agences de transit locales et en complexifiant la délivrance des documents indispensables à la circulation du fret, ce qui de plus augmenterait les coûts.

Le journal décrit la situation en expliquant que « Ethiopian Shipping and Logistics (ESL) a du mal à acheminer les conteneurs vers leur destination finale. […] L’Association éthiopienne des transitaires et agents maritimes (EFFSAA) a envoyé une lettre au gouvernement compétent afin de trouver une solution pour les cargaisons bloquées à Djibouti. M. Abebe affirme que 168 conteneurs gérés par le géant de la logistique multimodale ESL, qui appartient à l’État, sont bloqués à Djibouti en raison de problèmes douaniers. "Si cette grande entreprise a des problèmes, les prestataires de services logistiques privés en auront encore plus. Je sais que l’EFFSAA a écrit une lettre sur cette affaire, mais je n’ai aucune idée de l’ampleur des conséquences pour eux", a-t-il ajouté.
Selon […] l’autorité douanière éthiopienne, le commissaire Debele Kabeta a envoyé une lettre aux douanes djiboutiennes leur demandant de renoncer à plusieurs exigences qu’elles auraient formulées […].
Selon la branche djiboutienne de l’Autorité maritime éthiopienne (EMA), la coordination du transit des cargaisons éthiopiennes a été discutée avec le comité composé par les représentants de l’État éthiopien et des parties ayant leur siège à Djibouti. […]
Le chef de la branche de l’EMA à Djibouti, Abebe Tefera, a affirmé que pour accélérer le transport des marchandises destinées aux consommateurs éthiopiens, les douanes djiboutiennes demandaient des documents tels que le code SH et le code régional, qui n’ont aucune importance pour elles. Les experts djiboutiens et ceux qui ne sont pas au courant de l’accord conclu entre les deux pays s’attendent à ce que la partie djiboutienne facilite la rationalisation des procédures douanières.
Toutefois, le protocole douanier convenu entre les deux nations a laissé une certaine marge de manœuvre à l’organisme djiboutien, qui est tenu de demander certains documents conformément au traité. »
L’article ajoute que selon un « expert » : « “Même si le protocole autorise les douanes djiboutiennes, il n’est pas pertinent pour l’organisme de réglementation djiboutien de demander les documents qui y sont liés, comme les impôts ou d’autres questions nationales en Éthiopie" […]. Par conséquent, l’affaire devrait être résolue sur la base d’une compréhension mutuelle entre les deux organismes. » [2].

Démêler la pelote
Pour comprendre la situation, nous avons interrogé une professionnelle de la logistique (cheffe d’entreprise qui a également enseigné en filière logistique à l’université de Djibouti) sur le fonctionnement de la plateforme logistique, et ses supposés déboires qui ralentiraient la circulation des marchandises avec des tracasseries douanières intempestives. Ses explications sont claires :
« Le HS code est la désignation du produit, l’Area code est le lieu de déchargement final, et le TIN est le numéro d’identification fiscale de l’entreprise importatrice. Ces sigles appartiennent à la codification internationale commune à toutes les douanes du monde pour qualifier et décrire produit/lieu d’embarquement et débarquement/client final/poids/valeur/etc. Une des missions de la douane est de vérifier la cohérence entre les informations contenues dans le Bill of Lading (connaissement) et la déclaration en douane. Ces indications ont été récemment ajoutées dans leur nomenclature par la douane éthiopienne et la douane djiboutienne est tenue d’en tenir compte.
Il arrive qu’il y ait une différence entre le connaissement et la déclaration établie pour la douane éthiopienne à Addis-Abeba par le propriétaire de la marchandise, puisque c’est là-bas qu’est réalisé le dédouanement. Dans le cas qui nous intéresse – les erreurs dans les déclarations de HS code, ou Area code – le bureau de la douane éthiopienne à Djibouti ne peut pas intervenir pour les corriger et la douane djiboutienne constatant les erreurs ne peut pas libérer la marchandise car elle ne peut pas modifier les éléments contenus dans le Bill of Lading ni fermer les yeux sur les manquements de la documentation. Cela reviendrait à ouvrir la boite de Pandore de tous les excès. Notre plus grande difficulté, en tant que transitaire, est de ne pas pouvoir corriger ces erreurs depuis le port de débarquement. Le plus commode serait que les deux douanes trouvent une solution pour lever ce frein à la bonne circulation de la marchandise. La douane djiboutienne nous dit : “Je veux des documents correctement renseignés”. Mais le bureau de la douane éthiopienne à Djibouti n’est pas en mesure de pouvoir opérer les rectificatifs nécessaires. La seule option possible à l’heure actuelle pour corriger ces erreurs, c’est que notre client éthiopien saisisse l’agence maritime du port d’embarquement, par exemple CMA-CGM à Marseille, et que celle-ci opère les correctifs pour qu’ensuite son représentant à Djibouti édite un nouveau Bill of Lading. C’est une procédure qui prend deux jours environ. L’agence exige, avant l’édition d’un nouveau Bill of Lading, que le précèdent document délivré sous forme de trois originaux lui soient restitués, deux restent en possession du client final et le troisième est remis entre les mains du transitaire en sa qualité de représentant du propriétaire de la marchandise. C’est après la restitution de ces documents originaux via ses représentants ici et en Éthiopie, que l’agence maritime du port d’embarquement établit une nouvelle documentation modifiée en trois exemplaires. On y arrive, mais cela complique le travail pour nous, les transitaires. Nous devons gérer ici des négligences des agences maritimes dans les entrées de données dans le système de documentation, et l’absence de contrôle de la conformité des informations par les importateurs.
Les plus incompréhensibles sont les erreurs de TIN – le code identifiant du client final – dans les documents douaniers éthiopiens qui ne correspondent pas aux données de la nomenclature. Ces erreurs sont presque systématiques ces trois dernières semaines, et incompréhensibles. Il s’agit tout simplement de reporter un numéro d’identifiant unique sur le document éthiopien de douane réalisé à Addis-Abeba. Quand on constate ces erreurs élémentaires, on ne cherche même plus à se rendre à la douane djiboutienne sachant que cela ne passera pas. Pour ne pas perdre de temps, nous renvoyons le document à la douane éthiopienne immédiatement pour le faire mettre en conformité. On pourrait revenir à deux ou trois heures pour sortir un conteneur des ports si la douane éthiopienne était plus vigilante lors de l’introduction des données TIN dans son système. »

Un autre interlocuteur opérant dans le même secteur est surpris du niveau actuel des erreurs, inédit jusqu’à présent : « Personnellement, je suis convaincu que ces erreurs répétées de la douane éthiopienne sur les TIN ne sont pas innocentes et cachent quelque chose. D’ailleurs, nous avons reçu une note de la douane éthiopienne qui nous demande de faire remonter le nombre d’incidents constatés pour des erreurs de cohérence liées à la documentation et ayant entrainé des retards dans la livraison de la marchandise. Pour moi, tout cela est calculé. Les responsables de la douane éthiopienne sont attendus prochainement à Djibouti, autour du 20 mars. À ce moment-là on en saura plus sur leurs intentions. »

Des déclarations reproduites dans l’article permettent d’éclairer les ambitions sous-jacentes à cette diatribe :
 « Le bon déroulement de l’activité logistique est nécessaire pour réduire les pertes de temps et les dépenses, mais je pense qu’il existe des dispositions dans le protocole qui permettent à la partie djiboutienne d’interférer dans l’opération. De plus, ces dispositions sont mentionnées dans le processus de débat ».
 « La procédure devrait être modifiée afin d’atténuer le problème, sinon des difficultés apparaîtront à l’avenir ».
Les autorités éthiopiennes semblent donc souhaiter la révision de l’Accord sur le transit douanier entre Djibouti et l’Éthiopie signé le 9 novembre 2008. En conclusion l’article de Capital explique que « selon certains analystes, étant donné que l’affaire est conforme au protocole que les deux parties ont signé, la question devrait être résolue sur la base d’un engagement politique » [3].

Ça a le mérite d’être clair : sans contester le bienfondé des actions de la douane djiboutienne, l’accord liant les deux pays est décrié. Les Éthiopiens appellent indirectement à sa refonte pour fluidifier le trafic de marchandises sur le corridor, « sur la base d’un engagement politique » puisque son application actuelle entraverait - selon point de vue éthiopien - la bonne circulation du fret sur le corridor tant à l’import qu’à l’export.

Que pense la douane djiboutienne de l’accusation de Capital
Notre rédaction a eu connaissance du courrier envoyé par Gouled Ahmed Youssouf, directeur général des douanes djiboutiennes, à ses homologues éthiopiens. Il s’y étonne du manque de coopération reproché à ses services, qui vont pourtant souvent au-delà de la convention et n’appliquent pas à la lettre certains points afin d’arranger la partie éthiopienne.
Par exemple, depuis des années Djibouti accepte à la demande de la douane éthiopienne « temporairement » dans le multimodal de considérer la valeur en douane des marchandises conteneurisées en transit sur la seule base de déclarations - mentionnant systématiquement une valeur de 35 000$ -, et n’exige pas la mise en place d’une garantie douanière pourtant prévue par le protocole de 2008. La douane djiboutienne ne procède au scellé des marchandises conteneurisées dans le cadre du transport multimodal que si les documents commerciaux ne sont pas joints à la déclaration en douane (factures, packing list, connaissement etc.).

Il souligne par ailleurs l’absence de réciprocité. Ainsi la douane djiboutienne offre depuis 2012 à ses homologues éthiopiens un accès au système de dédouanement Sydonia World, qui génère les déclarations djiboutiennes de transit, afin de faciliter le dédouanement des marchandises à destination de l’Éthiopie. Les services éthiopiens ont de leur côté fermé le compte de la douane djiboutienne qui permettait de visionner les déclarations éthiopiennes d’export, ce qui facilitait les procédures.
Il évoque des reproches que l’administration djiboutienne pourrait adresser à la partie éthiopienne dans l’unimodal, comme les nombreux camions, – citernes fuel, de vrac ou conteneurs – non scellés, ce qui ouvre la porte à un trafic le long du corridor Djibouti-Galafi qui entraîne d’importantes pertes de recettes fiscales pour Djibouti.
Il estime que l’inscription dans les déclaration de la codification exacte des marchandises est indispensable et conforme aux normes internationales (Organisation mondiale des douanes, COMESA, etc.). La demande de leur suppression est juridiquement impossible à satisfaire : « La classification exacte des marchandises en transit ne peut souffrir d’aucune exception et ce pour mieux appréhender les statistiques du commerce extérieur de la République de Djibouti et le suivi des marchandises le long du corridor ». L’administration djiboutienne s’est cependant adaptée en octobre 2022 aux demandes éthiopiennes en créant à partir du connaissement unique plusieurs subdivisions de connaissements conformément aux déclarations en douane éthiopienne éditées, permettant aux transitaires de saisir leurs déclarations dans le système djiboutien en joignant les déclarations douanières éthiopiennes numérisées.
En ce qui concerne les TIN, il rappelle qu’ils ont été créés dans Sydonia World à la demande de l’Éthiopie et protègent les intérêts éthiopiens. Il est toujours possible de les retirer s’ils sont trop lourds à gérer.
Enfin, le directeur général des douanes djiboutiennes estime que la réception électronique des documents douaniers éthiopiens d’export permettrait d’aller de l’avant et d’accélérateur des échanges commerciaux entre les deux pays. Cela demanderait l’interconnexion des systèmes informatiques douaniers et la mise en place de la déclaration unique prévue par l’Accord de 2008. L’exportation bénéficierait ainsi d’un délai de dédouanement plus réduit tout en permettant l’empotage des conteneurs. Bref, que la douane éthiopienne fasse sa mue, et numérise son administration douanière ce qui ne semble pas un luxe en ce début de XXIe siècle, dans le « nouveau monde » digital post-covid.

Autrement dit, si le maintien du contrôle transfrontalier est non négociable, Gouled Ahmed Youssouf n’a pas attendu pour simplifier ou supprimer les processus règlementaires inefficaces, gourmands en ressources et en temps. La douane est cependant tenue de vérifier la conformité des informations de la documentation de la marchandise. Ce qu’il ne dit pas, mais qu’il pense certainement, c’est qu’il ne veut pas retomber dans l’excès de 2012 des mesures « transitoires » de facilitation accordées au multimodal, sollicitées officiellement par la partie éthiopienne pour vingt jours, puis prolongées de dix supplémentaires, jusqu’à s’imposer ad vitam aeternam par la force des choses en contradiction avec l’Accord douanier de novembre 2008… La douane ne veut pas voir le traitement de l’unimodal prendre le même chemin que la marchandise conteneurisée multimodale, avec un risque accru de perdre la traçabilité de la marchandise faute de documentation suffisante et voir une partie se déverser en fraude sur le marché local.

L’autre crainte de plusieurs opérateurs, c’est le motif réel ayant poussé la douane éthiopienne à surréagir, alors que le gros des erreurs de documentation est principalement imputables au code TIN enregistré sur le document par la douane éthiopienne. Soit, elle cherche un bouc émissaire pour ne pas être accusée de manquer de vigilance et de rigueur, soit c’est une campagne de dénigrement afin de parvenir à déployer son ambitieuse réforme de la logistique qui demande la révision de l’Accord de 2008. Les conséquences de cette refonte éventuelle ne peuvent pas être passées sous silence. Pour le secteur de la logistique djiboutien, ce serait encore plus effroyable que les énormes pertes subies lors de l’adoption du système multimodal. Ce sont des dizaines de milliers d’emplois qui seraient supprimés si la porte était ouverte sans restriction à la politique du Door to Door, qui semble se mettre en place avec notamment l’installation de Maersk sur une partie de la zone franche de Mojo ou le rachat des activités logistiques de Bolloré Afrique par la Mediterranean Shipping Company (MSC).

Quelle posture devrait adopter Djibouti le cas échéant ? Une réforme brutale est délicate. Il faudra se montrer ingénieux et trouver des solutions pour préserver les emplois et le savoir-faire des métiers de la logistique.
Mais, à quoi bon, me direz-vous, s’échiner à sortir un conteneur du port en moins de deux heures, si derrière aucune stratégie nationale ne se fait jour pour réhabiliter l’asphalte du corridor Galafi-Djibouti. Il est aujourd’hui quasiment impraticable, alors que les recettes prélevées sur cette route ont été augmentées au bas mot de plus de 200% avec l’élargissement de l’assiette des véhicules imposés, et la contribution des ports djiboutiens de 30$ par véhicule éthiopien en sus des 20$ versés par ces derniers. In fine, à quoi servent ces dizaines de millions de dollars récoltés annuellement sur le tracé routier [4]. Comment ne pas se dire que l’on se tire une balle dans le pied lorsque l’on voit le gâchis invraisemblable des ressources du péage routier, qui ne semblent pas utilisées pour ce qui est le motif de leur perception : l’entretien du corridor. Qu’en penser alors que dans le même temps, la concurrence régionale pointe le bout de son nez, avançant ses pions patiemment mais sûrement, pariant sur notre gabegie endémique et notre incapacité à construire des infrastructures routières de qualité alors que les ressources sont pourtant suffisantes. Il n’est jamais trop tard pour se ressaisir.

Mahdi A.


[1Muluken Yewondwossen, « Customs operations impede incoming Ethiopian cargo from Djibouti », Capital, 13 mars 2023.

[2Idem.

[3Idem.

[4Décret 2018-319/PRE du 28 octobre 2018, accordant la gestion exclusive du réseau des corridors routiers à la société Djibouti Ports Corridor Road SA (DPCR SA).

 
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