Le Red Sea Task Force est un organisme créé par des universitaires érythréens : Yohannes Haile, Gebre H. Tesfagiorgis, Mohamed Kheir Omar, Mebrahtu Ateweberhan, Paulos Tesfagiorgis, Teame Tewolde-Berhan, Kidane Mengisteab, Sengal Woldetensae, Mengsteab Tesfayohannes.
Elle a produit une analyse intitulée « Eritrean Sovereignty and Ethiopia’s quest for Sea access », dont nous publions un résumé réalisé par Yohannes Haile.
Dans un discours devant le Parlement éthiopien le 13 octobre 2023, le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, a déclaré que la mer Rouge était « la frontière naturelle de l’Éthiopie » et a qualifié sa propriété de « question existentielle ». L’affirmation du Premier ministre éthiopien selon laquelle son pays possède et/ou a accès à la mer Rouge repose sur des arguments historiques, géographiques, démographiques, ethniques, juridiques et économiques. De plus, le Premier ministre a affirmé que, si ce n’était pas pendant son mandat ou celui de la génération actuelle, la prochaine génération devrait faire de la propriété sur la mer Rouge une réalité, ce qui revient à poser une bombe à retardement. Une telle déclaration est contraire au droit international et porte atteinte à l’indépendance, à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Érythrée et des autres pays côtiers de la région. Elle met également en danger la paix, la sécurité et l’intégrité de la Corne de l’Afrique.
Le groupe de travail sur la mer Rouge a été créé en réponse à ces déclarations dans le but de mener des études objectives et des analyses approfondies sur les différents aspects de la revendication de l’Éthiopie sur la propriété et l’accès à la mer Rouge, et de diffuser les résultats par le biais de publications et d’autres plateformes.
Le groupe de travail est composé de neuf universitaires érythréens indépendants, sans affiliation politique. Leur participation repose uniquement sur leurs compétences et leur intérêt dans le domaine concerné et/ou leur implication directe ou indirecte dans le sujet. Conformément aux fondements de la revendication de l’Éthiopie sur la propriété de la mer Rouge, le groupe de travail a enquêté sur quatre domaines : (1) l’histoire, (2) la géographie, la démographie et l’ethnicité, (3) le droit de la mer et (4) l’économie.
Tout d’abord, nous avons examiné les fondements historiques de la revendication de l’Éthiopie sur la mer Rouge. Nous avons étudié l’histoire ancienne, notamment l’époque du royaume d’Aksoum, afin d’établir le patrimoine commun des communautés de la région. Nous avons ensuite abordé l’histoire moderne, plus pertinente, en particulier l’avènement du colonialisme européen qui a façonné les frontières actuelles. L’Érythrée a été établie en tant que colonie italienne en 1890 après des accords avec les chefs afars et l’occupation d’autres régions. Une série d’accords entre l’Italie coloniale et l’Éthiopie a établi les frontières actuellement reconnues entre l’Érythrée et l’Éthiopie. Après la défaite de l’Italie en 1941 et la mise en place de l’administration militaire britannique, des intellectuels érythréens ont formé des partis politiques, certains favorables à l’indépendance, d’autres à la réunification avec l’Éthiopie. La fédération de l’Érythrée et de l’Éthiopie établie par l’ONU a finalement conduit à l’annexion illégale de l’Érythrée par l’Éthiopie. Par la suite, les Érythréens ont lancé une lutte armée en 1961, qui a abouti à l’indépendance de facto de l’Érythrée en 1991. Un référendum soutenu par les Nations unies a été organisé en 1993, qui a officialisé l’indépendance de l’Érythrée, devenue membre de l’ONU en tant qu’État souverain le 28 mai 1993.
Deuxièmement, nous avons examiné les deux questions interdépendantes de la géographie et de la démographie, ainsi que les arguments ethniques avancés par l’Éthiopie pour justifier sa revendication de souveraineté et/ou d’accès à la mer. Notre analyse a révélé l’existence d’un isolement sociopolitique et socio-économique au sein des pays de la Corne de l’Afrique en général, et en Éthiopie en particulier. En outre, nous avons mis en évidence trois développements historiques interdépendants qui aggravent l’isolement socio-environnemental induit par les conditions physiques et climatiques : (1) la distance sociale provoquée par l’expansion de l’islam dans les plaines et les zones côtières de la région, qui a contraint l’empire abyssin central à se déplacer vers le sud et l’ouest, (2) l’occupation des zones côtières par les Européens au XIXe siècle, qui a donné naissance à de nouvelles entités politiques et des zones frontalières, et (3) les politiques de développement malavisées menées pendant la période postcoloniale, y compris les interactions récentes avec la mondialisation. Concernant la revendication de souveraineté sur la mer par l’Éthiopie, qui repose sur l’appartenance ethnique des Afars, notre analyse a révélé que la population afare a joué un rôle crucial dans la lutte anticoloniale et tout au long du combat de l’Érythrée pour son indépendance. Les arguments selon lesquels les terres habitées par les Afars en Érythrée devraient appartenir à l’Éthiopie, au seul motif que la majorité des Afars résident en Éthiopie, reflètent une commodité sélective dans une région où de nombreux groupes ethniques transcendent les frontières nationales. Ils sont également contraires à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de l’Érythrée et de Djibouti, et contredisent la politique de l’Union africaine et les normes internationales.
Troisièmement, dans le domaine juridique, le droit de la mer, nous établissons que l’Éthiopie a un droit d’accès à la mer, mais pas un droit de propriété. Toute revendication de propriété sur la côte érythréenne de la mer Rouge ou ses ports et/ou toute menace de recours à la force constitue une atteinte directe à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Érythrée. Elle contrevient à deux lois internationales établies : (1) l’uti possidetis africain de 1964, qui a déclaré « la souveraineté et l’inviolabilité des frontières héritées de la colonisation... », et (2) l’article 4 de la Charte des Nations unies qui interdit « le recours à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État ». Le droit international, en particulier l’article 125 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, accorde à l’Éthiopie enclavée le droit d’accès à la mer par l’Érythrée et les autres États de transit de la Corne de l’Afrique. Mais ce droit n’est pas absolu. Le droit de l’État enclavé est subordonné à un accord avec l’État de transit. Ainsi, le droit de l’Éthiopie à accéder à la mer devrait être mis en œuvre dans le cadre d’un accord bilatéral de bonne foi entre l’État enclavé d’Éthiopie et l’État de transit qu’est l’Érythrée, d’une manière qui ne viole pas la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Érythrée.
Quatrièmement, en ce qui concerne les considérations économiques et sécuritaires, notre analyse ne montre pas que l’Éthiopie soit confrontée à une menace existentielle en raison de son enclavement. Au contraire, l’Éthiopie a connu une croissance économique à deux chiffres entre 1998 et 2018, sans utiliser les ports érythréens. L’Éthiopie bénéficie de distances relativement courtes vers plusieurs ports des États littoraux voisins. Par exemple, la distance entre Addis-Abeba et le port de Djibouti est légèrement plus courte que celle entre Addis-Abeba et le port érythréen d’Assab. Contrairement à de nombreux autres pays enclavés, la proximité de l’Éthiopie avec ces ports lui permet de maintenir des coûts de transit relativement bas.
De plus, comme le stipule le droit international de la mer, les États côtiers voisins n’ont jamais refusé à l’Éthiopie son droit d’accès à la mer. Nos conclusions suggèrent en outre que l’absence de base navale n’a pas constitué un risque pour la sécurité du commerce maritime de l’Éthiopie. Les menaces qui pèsent actuellement sur la sécurité de l’Éthiopie proviennent davantage de forces internes qu’externes. Ces défis internes l’emportent largement sur les inconvénients stratégiques liés à l’absence de contrôle direct du littoral. Parmi ces obstacles internes, la complexité du processus de construction nationale en cours en Éthiopie occupe une place prépondérante, entraînant des conflits internes chroniques qui menacent l’unité et l’intégrité du pays. Ces problèmes fondamentaux méritent toute l’attention nécessaire et doivent être résolus pour que l’Éthiopie puisse réaliser ses ambitions de développement à long terme.
Dans l’ensemble, notre analyse approfondie a révélé que les arguments avancés par le Premier ministre éthiopien et d’autres élites éthiopiennes pour revendiquer la propriété de la mer Rouge sont inexacts et non fondés.
Enfin, nous avons conclu notre étude par quelques recommandations : (1) les Éthiopiens doivent accepter l’indépendance et la souveraineté de l’Érythrée, (2) l’Érythrée et les autres États côtiers concernés doivent reconnaître et respecter le droit légitime de l’Éthiopie à accéder à la mer et à la traverser, conformément au droit maritime international, (3) l’Érythrée et l’Éthiopie doivent engager des négociations de bonne foi afin d’établir un accord bilatéral garantissant des résultats mutuellement avantageux et gagnant-gagnant, (4) l’Éthiopie doit s’abstenir de proférer des menaces militaires et de jouer la carte ethnique afar dans sa quête de la propriété de la mer Rouge, et (5) les États de la région doivent explorer les possibilités d’une solution durable et gagnant-gagnant, telle que la négociation d’accords multilatéraux visant à favoriser l’intégration économique régionale et la mise en place d’un dispositif de sécurité collective. Ces recommandations sont exposées dans la section « Résumé et conclusion » du projet. Nos recommandations mettent l’accent sur des négociations et une coopération bilatérales et/ou multilatérales pacifiques entre les États en général, et entre l’Érythrée et l’Éthiopie en particulier. Nous sommes sincèrement convaincus que la mise en œuvre de ces recommandations favorisera la paix, la stabilité et le développement dans la Corne de l’Afrique.