Les 11 et 12 juin 2008, les forces armées djiboutiennes et érythréennes se sont brièvement affrontées autour de Douméra [1], où se trouvent un cap (ras) et une île principale qui marquent sommairement la frontière littorale entre les deux territoires depuis leur invention au XIXe siècle [2]. Ce territoire n’a jamais accueilli un habitat permanent, sans doute car il est démuni de point d’eau. Si cet affrontement eut peu de conséquences (mais causa cependant quelques morts), la tension entre les deux pays persiste encore cinq ans plus tard, malgré une médiation entreprise par le gouvernement qatari qui a également dépêché une force d’interposition sur le terrain.
L’objet de ce texte est de présenter des enjeux qui peuvent aider à comprendre ce conflit, à première vue inexplicable, à travers une lecture historique de la fabrication de ce territoire frontalier et des représentations qu’il a pu porter.
Question territoriale
Douméra est défini comme la limite septentrionale des territoires de colonisation française depuis le traité de Paris du 11 mars 1862 par lequel les « chefs des tribus des Danakils Adalys et Debenehs » cédaient un territoire s’étendant « jusqu’à Ras Doumeirah ». Alors qu’elle ne semble pas, ou plus, porter de signification politique locale, cette limite est acceptée en 1891 par les Italiens, qui occupent la côte autour d’Assab au nord depuis 1869, puis définie sommairement au début du XXe siècle. Le protocole de délimitation des possessions franco-italiennes, signé à Rome le 24 janvier 1900, prévoit que :
« Les possessions italiennes et les possessions françaises sur la côte de la Mer Rouge sont séparées par une ligne ayant son point de départ à l’extrémité du ras Doumeirah, suivant la ligne de partage des eaux du promontoire de ce nom, et se prolongeant ensuite dans la direction du sud-ouest » [3].
Après un parcours du territoire concerné par une commission mixte, un nouveau protocole est signé à Rome le 10 juillet 1901, qui défini la ligne frontière entre Douméra et Dadda’to en précisant que :
« La ligne de frontière stipulée par l’article 1 du Protocole du 24 janvier 1900 a son point de départ à la pointe extrême du ras Doumeirah ; elle s’identifie ensuite avec la ligne de partage des eaux du promontoire de ce nom ; après quoi, à savoir après le parcours d’un kilomètre et demi, elle se dirige en droite au point, sur le Weima, marqué Bisidiro dans la carte ci-annexée. »
Pour ce qui concerne l’île, les deux gouvernements s’étaient engagés en 1900 à ne pas l’occuper mais affirmaient une souveraineté commune dont le détail serait précisé ultérieurement, ce qui n’est jamais survenu. Les îles sont donc soumises à une sorte de souveraineté partagée.
Une démarcation concrète sur le terrain de la portion de frontière entre Bisidiro et Douméra n’a jamais semblée nécessaire. La limite entre le point le plus occidental défini par le protocole de 1901, Dadda’to, et le littoral n’a pas été précisée ni abornée, même après l’accession à l’indépendance des deux pays en 1977 et 1993, ce qui montre la faible importance de cet espace jusqu’à cette période. Seul Dadda’to a été reconnu par la commission de délimitation franco-éthiopienne de 1954, qui interrompt ses travaux et l’abornement de la frontière à Gouagouya, à trois kilomètres au sud-est de Dadda’to.
A la suite des affrontements de 1998, l’Érythrée a argué du fait que les accords dits « Laval-Mussolini » de janvier 1935 auraient rendu caducs les protocoles de 1900-1901 en fixant la frontière à « Der Elua » (Moulhoulé, à quinze kilomètres au sud de Douméra). Cependant, ces accords, s’ils ont été ratifiés par la France, ne l’ont pas été par l’Italie qui les a même formellement dénoncés le 17 décembre 1938. Ils n’ont donc pas de valeur en droit international et la cession n’a jamais été réalisée. De son côté, le gouvernement djiboutien estime, dans une brochure publiée en 2009 [4], que le traité de paix franco-italien de 1947 a rendu caducs ces mêmes protocoles, et demande l’application de l’accord franco-éthiopien de 1897. Cependant cet argument n’a pas été utilisé après la Seconde Guerre mondiale, lors de la délimitation de la frontière franco-éthiopienne qui s’est terminée au point prévu par le protocole de 1901 : Dadda’to. Les accords du 16 janvier et du 2 novembre 1954 ont alors de fait remplacé le traité de 1897. Par ailleurs, le rappel du texte de 1897 pose d’autres problèmes, en particulier il n’avait pas été signé par un État exerçant sa souveraineté sur l’Érythrée et parmi ses nombreuses imprécisions il semblait mettre le mont Moussa Ali en territoire éthiopien, ce qui est contredit par des décisions plus récentes [5].
Selon cette analyse, ce sont bien les protocoles franco-italiens du début du XXe siècle qui définissent la frontière autour de Douméra. Comme le montre le schéma, en termes territoriaux, en dehors du cap lui-même, l’imprécision des textes laisse un doute sur la fixation du départ de la ligne droite vers Bissîdiro, point situé sur l’oued Oué’ima à vingt kilomètres vers l’ouest-sud-ouest. Comme la ligne de crête du cap prend une orientation sud-est – nord-ouest dans la fin de son tracé, une variation de près de cinq cents mètres est possible selon l’interprétation que l’on fait du texte et de la topologie. Si l’on prend l’amplitude maximale possible, et en considérant le point Bissîdiro comme fixé, l’enjeu territorial serait d’environ cinq kilomètres carrés. Il est à noter que le choix du point le plus septentrional empêcherait une continuité territoriale entre la côte érythréenne et le cap sauf à construire un pont.
Question stratégique
Dès 1891, Léonce Lagarde, alors gouverneur du « Territoire d’Obock et dépendances », insiste sur l’importance stratégique de l’île Douméra, tant par les possibilités de mouillage qu’elle offrirait aux navires que par sa position au bord de Bab el-Mandeb qui permettrait de contrôler la navigation à l’extrémité méridionale de la mer Rouge [6]. Cette analyse explique qu’en 1935, lorsque les accords dits Laval-Mussolini envisagent la cession la zone à l’Italie, elle soit liée à un engagement de non fortification de l’île. Alors que la frontière n’a finalement pas été modifiée, ce point de vue est encore confirmé en 1939 par le général Legentilhomme, commandant militaire de la « Côte française des Somalis », qui estime que « la puissance qui disposera de Doumeira fortifié contrôlera inéluctablement le grand détroit de Bab-el-Mandeb » [7].
Force est cependant de constater que cette valeur théorique de Douméra n’a jamais été réalisée. Le contrôle concret de la circulation à travers la mer Rouge s’effectue au niveau du canal de Suez qui en reste le véritable verrou. Bab-el-Mandeb ne concerne finalement que les relations entre l’océan Indien et les ports de la mer Rouge, d’une faible valeur stratégique. Cela explique que la zone n’a jamais été militarisée et n’a été que peu contrôlée jusqu’à une période très récente. Peu surveillée, peu fréquentée, la frontière est également peu intégrée par les habitants, principalement des pasteurs transhumants, pour lesquels elle ne représente qu’une faible contrainte.
Situation contemporaine
Il semble que ce sont les affrontements érythréo-éthiopiens à partir de 1998 qui donnent de l’importance à Douméra, en installant une relation entre les deux extrémité de la frontière : le mont Moussa ’Ali et Douméra. L’Érythrée aurait en effet estimé qu’il était possible que le territoire djiboutien soit utilisé par des troupes éthiopiennes, en particulier autour du Moussa ’Ali, et aurait entrepris en conséquence au cap Douméra des travaux de terrassement que le gouvernement djiboutien qualifie de « fortification ». Depuis 2011, Google Maps propose des photos aériennes assez précises de la région, qui montrent bien l’installation d’un camp dans la crique nord du cap, ainsi que des pistes et divers aménagements dont un ouvrage reliant le cap au littoral érythréen. Il n’est pas possible en fonction de ces seuls éléments de connaître la date d’installation et l’affectation de ces réalisations, mais certaines se situent peut-être en territoire djiboutien.
Lors de la défaite éthiopienne face aux indépendantistes tigréens et érythréens en mai 1991, des soldats en déroute pénètrent en territoire djiboutien par la frontière nord avant d’être désarmés et rapatriés en Éthiopie. Il est fréquemment affirmé qu’une partie de leur armement a été récupéré par les militants qui forment alors le FRUD [8]. Malgré l’éclatement du FRUD en 1994, et l’échec de son option militaire, la frontière reste une zone militarisée et sous tension. C’est alors que l’Érythrée aurait émis une première contestation sur le tracé de la frontière [9]. En Érythrée, la situation politique intérieure est aussi difficile : les dernières élections s’y sont déroulées en 2004, les oppositions sont vigoureusement réprimées et la presse est très contrôlée par les autorités.
Le contexte est aussi marqué par plusieurs affrontements régionaux. En 1995, l’Érythrée tente d’imposer sa souveraineté sur les îles Hanish, finalement en grande partie attribuées au Yémen en 1998 par la Cour internationale de justice. La guerre érythrée-éthiopienne commencée en 1998 n’a toujours pas trouvé de solution politique, malgré une décision de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye en 2002. La mission d’interposition envoyée par l’ONU (MINUEE) a définitivement quitté la zone en juillet 2008 [10] sans qu’une guerre ouverte ne reprenne cependant. Il faudrait aussi mentionner la situation en Somalie qui pèse sur toute la région.
C’est sans doute plus cette situation générale de tensions et d’affrontements dans la Corne que la position même de Douméra, malgré les espoirs stratégiques de contrôle du trafic maritime ou le projet lointain de construction d’un pont au dessus du détroit, qui explique le déclenchement du conflit de 2008, dans une zone finalement sans grande importance autre que symbolique. Il est cependant significatif que cinq ans plus tard, et malgré la médiation qatari qui dispose d’importants arguments financiers, aucun accord n’a été trouvé entre les belligérants qui continuent à s’affronter verbalement. Cela confirme que cette frontière constitue un système complet et montre que les projets et représentations portés par cet espace frontalier littoral lui donnent une importance croissante.
Simon Imbert-Vier , Centre d’études des mondes africain (CEMAf)
[1] On trouve également les graphies Doumeira, Doumeirah…
[2] Pour une histoire plus générale de la frontière septentrionale de la République de Djibouti, je ne peux que renvoyer à mon article « Invention et réalisations de la frontière djibouto-érythréenne », Africa (Roma), LXIV, 1-2, 2009, p. 105-119 ; à mon ouvrage Tracer des frontières à Djibouti. Des territoires et des hommes aux XIXe et XXe siècles, Paris, Karthala, 2011, 479 p. et à Federica Guazzini, Le ragioni di un confine coloniale. Eritrea 1898-1908, Torino, L’Harmattan Italia, 1999, 423 p., qui reproduit aussi une carte italienne du cap réalisée en 1900.
[3] Tous ces textes peuvent être consultés sur le site djibouti.frontafrique.org.
[4] Ministère des affaires étrangères et de la coopération internationale, La souveraineté de Djibouti sur le ras Doumeira et l’île de Doumeira. Faits et bien-fondé, Djibouti, décembre 2009, 79 p.
[5] En particulier les accords franco-éthiopiens de 1954 et la décision de la Cour d’arbitrage du 13 avril 2002, www.pca-cpa.org.
[6] Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Affaires politiques, 125/1, rapport n° 78, sans date (ca. 1891).
[7] ANOM, 2E2, lettre du général Legentilhomme au ministre des Colonies, 8/7/1939.
[8] Par exemple, Catherine Simon, « Le coup de colère des Afars », Le Monde, 15/11/1991.
[9] « Doumeira nous appartient ! », entretien avec Mahmoud Ali Youssouf, ministre djiboutien des Affaires étrangères, La Nation, 2008.
[10] Voir le site de l’ONU .
Dans le protocole du 24 Janvier 1900, la longueur de un kilomètre et demi semble incorrecte car si on parcourt la crête d’un extrême à l’autre, on n’arrive pas à atteindre cette longueur.
Par contre, si on remplace "un kilomètre et demi" par "un demi kilomètre, tout semble cohérent.
Gros effort documentaire.