Human Village - information autrement
 
Le projet d’oléoduc Black Rhino annulé par le gouvernement éthiopien
par Mahdi A., décembre 2017 (Human Village 31).
 

The Reporter, hebdomadaire éthiopien en date du 2 novembre 2017, lance un pavé dans la mare en annonçant qu’officiellement le gouvernement éthiopien renonce à la construction d’un oléoduc pour acheminer les combustibles liquides importés depuis Djibouti vers la région d’Awash en Éthiopie en partenariat avec la société américaine Black Rhino. Les raisons invoquées par le gouvernement éthiopien pour annuler ce projet, seraient liées à des aspects financiers. Cette décision aurait été guidée par le souci d’assurer une gestion en bon père de famille des deniers publics. L’oléoduc envisagé pour désengorger le corridor routier et assurer l’acheminement des près de quatre millions de tonnes de combustibles consommés en Éthiopie ne se justifierait plus dans l’immédiat, du fait de l’opérabilité dès le mois de janvier 2018 du corridor fret par le rail reliant les deux pays. A travers cette décision il s’agit surtout d’éviter les doublons inutile et coûteux.
« […] le gouvernement veut protéger l’Ethiopian Railwail Corporation, qui va bientôt commencer à transporter des produits pétroliers. “Nous avons construit une nouvelle ligne de chemin de fer vers Djibouti avec un coût d’investissement de 4 milliards de dollars. Et 100 wagons-citernes sont prêts à transporter du carburant depuis Djibouti. Nous devons d’abord rembourser l’utilisation du chemin de fer et rembourser le prêt à la Banque d’importation et d’exportation (EXIM) de Chine” », a déclaré un haut fonctionnaire au journaliste de The Reporter.

Pour des raisons environnementales, et aussi afin de réduire les frais élevés d’acheminement des hydrocarbures, actuellement transportés par 300 à 400 camions-citernes par jour, il était prévu qu’un oléoduc soit construit par la filiale du groupe Black Stone afin d’acheminer les combustibles liquides depuis notre port vers la région d’Awash en Éthiopie. Ce pipeline de 550 kilomètres, dont 100 en territoire djiboutien, devait être enfoui à 1,5 mètre. Concomitamment, un second accord a été conclu entre Black Rhino et la Société des hydrocarbures internationale de Djibouti (SHID) pour un partenariat dans la construction du futur terminal de stockage des hydrocarbures.
Questionné sur l’état d’avancement de ce projet dans nos colonnes, le ministre de l’Économie et des finances, en charge de l’industrie, Ilyas Moussa Dawaleh indiquait qu’« un pipeline de pétrole raffiné est en négociation en Éthiopie, la République de Djibouti et une société américaine Black Rhino en sont partenaires. Ce contrat a été prolongé hier (ndlr, mardi 22 juin 2016) d’un an, puisqu’il avait été signé en septembre 2015 à New York afin de laisser du temps pour finaliser les discussions portant sur les accords définitifs qui permettront le lancement des travaux et études d’ingénieries ».
Comme presque deux années se sont écoulées depuis cette signature, le président Guelleh laisse entendre, dans un entretien accordé en date du 26 mars 2017 au magazine parisien Jeune Afrique, son exaspération à ne parvenir à l’aboutissement d’un accord satisfaisant avec la compagnie américaine, et profitait de l’occasion pour adresser une ferme mise en garde indiquant notamment que sa patience n’était pas infini et qu’au terme de l’échéance, c’est à dire le 22 juin 2017, il n’excluait pas de tourner la page et donc d’utiliser les infrastructures du chemin de fer dont les wagon-citernes sont déjà positionnés à Djibouti : les « Américains, qui ont manifesté leur intérêt pour le projet de pipeline Djibouti-Addis, leur objectif est de gagner beaucoup, vite et seuls : c’est compréhensible, mais plus compliqué que prévu pour eux ». Et d’ajouter, pour ce que cela vaut, comme une mise en garde, que « notre patience n’est pas illimitée. Ai-je été entendu ? Un peu, je pense ».
Il semblerait qu’apparemment, non… Comme dit le dicton, les malheurs des uns font le bonheur des autres. La compagnie chinoise titulaire de la concession pour les six prochaines années peut se frotter les mains. Elle a ardemment milité en coulisse pour que cette option soit envisagée. Elle va tirer les marrons du feu de l’imbroglio d’intérêts divers. Il s’agit de près de quatre millions de tonnes de produits raffinés annuels ; les enjeux financiers sont importants. Pour la compagnie chinoise, cette décision d’annulation du projet Black Rhino est une formidable aubaine, puisqu’elle rend la profitabilité de la concession encore meilleure, et donc le retour sur investissements d’autant plus rapide pour les deux propriétaires de la ligne, à savoir l’Éthiopie et Djibouti.

Lorsque l’on connait la qualité de la relation entre les deux gouvernements, djiboutien et éthiopien, on ne sera pas surpris d’apprendre que la décision avait été très probablement prise bien en amont de son officialisation, le 2 décembre 2017. On notera tout d’abord la troublante coïncidence, puisqu’elle a été annoncée par le gouvernement éthiopien quelques jours à peine après le retour d’Ismaïl Omar Guelleh, de sa visite d’Etat en Chine - du 23 au 25 novembre - à l’invitation de son homologue Xi Jinping. Deux textes adoptés en Conseil des ministres concernant les hydrocarbures confortent cette analyse : le premier, en date du 7 novembre dernier, est relatif à l’affectation d’une parcelle de terrain de 5000 m2 sis à Loyada au ministère de l’Énergie, destinée à l’installation de cuves de stockage des produits pétrolier [1] ; et le second est un décret en date du 21 novembre 2017 fixant les conditions et modalités de réexportation des produits pétroliers, y compris l’instauration d’une taxe de 2 FDJ/litre, ainsi que l’obtention d’une autorisation, l’installation des cuves de stockage et les normes de sécurité [2]. Ces différents éléments mis bout à bout, laissent penser que la décision de rompre avec Black Rhino avait été tranchée de concert entre les deux autorités politiques des deux pays en amont de la visite en Chine du président Guelleh.

On ne manquera pas de s’interroger sur les ambitions cachées de l’entreprise américaine, derrière cet oléoduc. N’étaient-elles pas plus importantes que celles affichées ? Cet oléoduc a t-il été pensé comme une sorte de cheval de Troie afin de permettre au groupe américain de se positionner en Éthiopie pour que lorsque le pétrole jaillirait des entrailles de l’Ogaden, il n’y ait plus qu’effectuer les raccordements nécessaires jusqu’aux gisements pétroliers et d’inverser le flot du pipeline pour amener le brut éthiopien au port de Djibouti, dans les cuves du groupe ?
Le potentiel pétrolier de l’Éthiopie est très prometteur, Black Rhino ne peut l’ignorer : « Les réserves pétrolières du pays ne sont pas connues avec précisions, mais South West Energy, une compagnie privée éthiopiennes, les estime entre deux et trois milliards de barils. Celles de gaz avoisineraient les 25 milliards de mètres cubes. […] L’Éthiopie, le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique avec 91 millions d’habitants, consomme 50 000 barils de pétrole par jour, selon le département américain de l’Energie » [3].
D’autant plus qu’en Afrique de l’Est à « peine quelques centaines de puits ont été forés (à comparer aux 15 000 en Afrique de l’Ouest et au Maghreb) sur des millions de kilomètres carrés de bassins sédimentaires » [4], ce qui laisse entrevoir des possibilités considérables.

Enfin le grand soin apporté aux explications fournies par le gouvernement Éthiopien pour justifier de la décision prise, doit permettre d’agir comme un sparadrap, un baume au cœur, en laissant entrevoir une issue favorable dans un avenir proche à ce projet de pipeline : « la construction du pipeline pourrait être envisagée après quatre ou cinq ans. Les importations annuelles de carburant de l’Éthiopie, qui augmente de 10% par an, ont atteint 3,8 millions de tonnes. Jusqu’à présent, le pays utilise des camions-citernes pour transporter le carburant du port de Djibouti au centre, ce qui coûte cher au pays » [5]. Les caresser dans le sens du poil suffira-t-il à faire passer la pilule aux américains ? Rien n’est moins sûr !
Il faut comprendre que pour le gouvernement américain, qui a porté ce projet à bout de bras, les implications ne sont pas uniquement économiques mais surtout géostratégiques.

L’énergie, « talon d’Achille chinois »
Les responsables de Black Rhino ont été introduits aux autorités djiboutiennes par l’entremise de la conseillère spéciale à la sécurité nationale américaine, Susan Rice [6], lors de sa visite à Djibouti, le 8 mars 2014. Sans intégrer cette donne essentielle on ne peut appréhender les problématiques énergétiques et d’influence sous jacentes au projet de la société américaine Black Rhino.
Djibouti, malgré elle, va devenir un véritable couloir énergétique. Un hub énergétique qui bénéficierait à la fois à l’Éthiopie et à la Chine… exit les Etats-Unis d’Amérique ! Dans cette partie de billards à plusieurs bandes, les américains ont été sortis de la partie.
Elle signifie aussi très clairement que la Chine s’est tournée indéniablement vers l’Éthiopie et la République de Djibouti pour sécuriser ses approvisionnements de produits pétroliers/gaz en assurant le financement d’infrastructures dans les domaines de l’énergie et des transports pour sceller une coopération régionale plus poussée, accélérée, tout en renforçant la position géostratégique de Djibouti… vis-à-vis de la Chine.

Enfin elle démontre de manière éclatante du succès de la stratégie de la route de la soie, pour accroître considérablement entre autres l’influence et donc les intérêts économiques chinois sur le continent africain au détriment des anciennes puissances coloniales. Une publication de Géo confluences le souligne d’ailleurs : « La nouvelle route de la soie est un indicateur de la démarche plus proactive de la Chine en politique étrangère, mais elle a aussi des conséquences géographiques importantes. La Chine est en effet le premier investisseur et bien souvent parmi les principaux réalisateurs des corridors multimodaux transrégionaux. Ces réseaux d’infrastructures “sino-centrés” incluent, comme il a été souligné, des ports en eaux profondes, comme ceux de l’océan Indien (de Lamu et baramoyo) et des réseaux d’oléoducs. Cette stratégie contribue au développement d’un nouvel ordre mondial multipolaire, multiscalaire et rapidement changeant » [7].

Faut-il s’attendre à une réaction occidentale pour contrer cette offensive chinoise ?
Bien que les Éthiopiens aient un atout remarquable dans leur manche, en siégeant au Conseil de sécurité des Nations-unies pour les deux prochaines années, on pourrait craindre que cela ne soit pas suffisant pour se départir des Américains…
Il faut tout de même reconnaître que les Chinois ont très bien manœuvré dans ce qui s’apparente à une OPA sur les ressources énergétiques éthiopiennes. Ils s’en sont emparées sans coup férir et deviennent du même coup les nouveaux maîtres du gaz et du pétrole de la région.
Que vont faire les compagnies pétrolières étrangères ? ENI (Italie), Total (France), Shell (Anglo-Hollande), BP (Britannique) et ExxonMobil (États-Unis) face aux nouveaux acteurs tels que la Chine… et Qatar Oil (Qatar) [8].
L’analyse d’Hugo Toupin nous éclaire sur les raisons véritables de ce bras de fer entre puissances nucléaires, où l’Éthiopie et Djibouti ne sont finalement qu’accessoires : « En Afrique, l’influence chinoise soulève de plus en plus de polémiques. En août 2013, une entreprise chinoise a vu son activité suspendue au Tchad pour non respect des normes environnementales. Quelques mois plus tôt, une entreprise chinoise devait également interrompre ses activités d’extraction au Gabon. En Afrique tout particulièrement, le rejet chinois pourrait-être entretenu, voire s’étendre, et bénéficier aux États occidentaux. […] les couloirs d’approvisionnements énergétiques pourraient devenir des cibles stratégiques pour qui veut affaiblir Pékin. L’entretien de foyers de déstabilisation en Asie Centrale, dans le Xinjiang, pourrait permettre, en cas de conflit, de mettre en œuvre des opérations de sabotages des infrastructures énergétiques chinoises qui, étant coordonnées, pourraient avoir des conséquences majeures sur les plans économique et opérationnel pour les forces chinoises. Une autre hypothèse, peu envisageable toutefois, tant les conséquences économiques seraient aléatoires, serait la mise en place d’un blocus des exportations d’hydrocarbures à destinations de la Chine » [9].
Est-il possible d’envisager que ces pays en concurrence avec la Chine, qui souhaitent également leur part du partage, apportent leur soutien au Front de libération de l’Ogaden [10], région où le lancement de l’oléoduc de gaz par la société chinoise Poly GCL [11] ne manquera d’ailleurs pas d’exacerber les tensions persistantes.
Doit-on considérer l’arrestation, puis l’extradition en Éthiopie du leader nationaliste Abdoulkarim Sheikh Muse (Qalbi-Dhagax, cœur de pierre) [12], important responsable de l’Ogaden National Liberation Front (ONLF), comme un signe fort du régime éthiopien pour signifier sa farouche volonté d’en finir une fois pour toute avec ce mouvement sécessionniste. Les services spéciaux éthiopiens n’ont probablement pas lésiné sur les moyens pour tirer sous la contrainte des informations essentielles à la lutte contre l’organisation de libération de l’Ogaden, comme l’emplacement de caches d’armes, la divulgation de l’identité des soutiens financiers, humains, et logistiques du front armé… En mettant la main sur Abdoulkarim Sheikh Muse, le gouvernement a frappé très fort. La prise est de choix ! L’organisation va en ressortir ébranlée et perturbée pour un certain temps, et sa capacité de nuisance sera très nettement réduite. Dans le même temps, le gouvernement éthiopien n’a eu de cesse d’agir de manière préventive, notamment à l’extérieur de ses frontières, en Somalie, dans le cadre de l’opération de l’Union africaine Amisom. L’objectif est d’établir une zone tampon - avec l’aide des milices somaliennes à sa solde- à sa frontière avec ce grand pays de la Corne afin de limiter les actions des Shebbabs, mais également de couper l’ONLF de sa base arrière et de ses soutiens.
Cependant, malgré ce tour de vis sécuritaire pour faire taire les armes de l’ONLF, on ne peut s’empêcher de se demander s’il est matériellement possible de protéger 700 kilomètres de canalisation de gaz du projet de la société chinoise Poly GCL d’actes terroristes lorsque ces derniers sont déterminés et prêts à risquer leur vie ?

Enfin on signalera une note de l’Ifri sur le pétrole en Afrique de l’Est, qui sonne le tocsin sur les potentiels risques de voir les revenus colossaux tirés de l’exploitation de ces ressources énergétiques, in fine, aggraver les germes de la discorde et de la division dans les régimes où la démocratie et les contre pouvoirs feraient défauts.
« Concernant la répartition de la future manne financière (on parle de près de dix milliards de dollars de revenus au pic de la production au Mozambique, selon la banque mondiale), il est aussi très difficile de se prononcer. Hors du Kenya où plusieurs partis forts se partagent le Parlement et la classe politique (mais où l’ethnie kikuyu est dominante depuis l’indépendance), l’Ouganda, la Tanzanie, le Mozambique ainsi que l’Éthiopie ont des partis États qui contrôlent la quasi-totalité des leviers politiques et économiques du pays. Or, l’absence de contre-pouvoirs est très souvent dangereuse dans ce type de secteur car le régime peut se raidir et se renforcer en usant des fonds publics et gaspiller les revenus du fait de l’absence de contrôle, notamment par le Parlement. L’importance des revenus pétroliers ou gaziers, comparée aux actuels PNB de ces pays, va être telle que de profonds bouleversements s’annoncent. Ceux-ci sont impossibles à prévoir aujourd’hui, mais on peut, pour certains cas, être raisonnablement pessimiste tant que les régimes ne changent pas en profondeur » [13].

Mahdi A.


[1« Conseil des ministres », Présidence, 7 novembre 2017.

[2« Conseil des ministres », Présidence, 21 novembre 2017.

[4Benjamin Augé, « Pétrole et gaz en Afrique de l’Est : quels enjeux et quel périmètre ? », IFRI, mars 2015, voir le PDF.

[5« Government cancels Ethiopia oil pipeline project », Tesfanews, novembre 2017

[6« Diplomatie et sécurité : Susan Rice à Djibouti », La Nation, 9 mars 2014.

[7« Géographie accélérées pétrole gaz afrique orientale », Géoconfluences, 9 janvier 2017.

[9« Hydrocarbures, le talon d’Achille chinois », Anaj-Ihedn, 9 janvier 2017.

[11« Le projet gazier Djibouti-Ethiopie franchit un nouveau palier », Financialafrik, 26 octobre 2017.

[12« Somalia hands over onlf rebel to Ethiopia group », Reuters, 31 août 2017.

[13Benjamin Augé, mars 2015, op. cit.

 
Commentaires
Le projet d’oléoduc Black Rhino annulé par le gouvernement éthiopien
Le 6 décembre 2017, par Ibrahim Ali Ahmed.

Les régimes de l’Afrique oriental seront obligés de changer vers une démocratisation et une justice équitable par les puissances qui ne peuvent plus se passer des potentialités énergétiques colossales de ces Etats-parti corrompus’ sanguinaires et totalitaires qui appauvrissent leur population.

 
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