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Abiy Ahmed Ali en deux mots : glasnost et pérestroïka
par Mahdi A., avril 2018 (Human Village 32).
 

Ce lundi 2 avril 2018, le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed Ali a, dans un discours volontariste teinté d’espoir et de confiance, voulu réconforter une nation meurtrie. Il a été d’une grande lucidité et d’un grand courage politique puisqu’il a abordé les défis en n’hésitant pas à s’inscrire sur les pas des revendications des contestataires, dont notamment les aspirations démocratiques. Son programme tient en deux mots : glasnost et pérestroïka.
Pour conforter l’unité il en appelle à l’histoire. Il n’a pas peur des mots grandiloquants, pour évoquer sa richesse et les actes héroïques de son peuple pour défendre sa terre.

Un transfert de pouvoir « démocratique »
Dans son mot d’introduction, Abiy Ahmed n’a pas manqué de saluer la qualité de la transition et de rendre un hommage appuyé à son prédécesseur, Hailemariam Desalegn.
« Avant toute chose, je voudrais exprimer ma plus haute reconnaissance à S.E. Hailemariam Desalegn pour son initiative exemplaire de démissionner volontairement et de transférer son pouvoir pour faire partie de la solution à l’instabilité qui s’est emparée du pays ces dernières années ; de croire qu’une nouvelle direction est mieux à même de s’attaquer à ces problèmes […]. Je voudrais remercier tous ceux qui ont veillé à ce que le transfert du pouvoir au sein de l’État se fasse sans problème. […] Un gouvernement par le peuple pour le peuple. Ce transfert de pouvoir est révélateur de deux vérités principales. D’une part, cela indique que nous avons jeté les bases d’un ordre constitutionnel durable et global ; d’un autre côté, cela indique que nous construisons un système qui suit en partie les conditions politiques, économiques et sociales du pays et qui est gouverné par la volonté du peuple, qui fait du peuple son maître et le sert en conséquence » [1]. *
On note qu’il a eu l’élégance de présenter le départ du pouvoir de Hailemariam Desalegn comme volontaire, alors qu’il est plus vraisemblable que la porte lui a été indiquée. L’instance dirigeante de la coalition au pouvoir, l’EPRDF, a dénoncé le manque de leadership du Premier ministre quelques jours avant sa démission le 15 février 2018. Malgré l’instauration de deux régimes d’exception, l’annonce de mesures d’apaisement comme la fermeture de la sinistre prison de maekelawi ou bien encore la libération de milliers prisonniers parmi lesquels figuraient des opposants politiques, Hailemariam Desalegn a échoué à rétablir le calme et l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire. De même, la désignation d’Abiy Ahmed par les instances de la coalition au pouvoir pour prendre les rênes du pays s’est faite dans la douleur, et il est probable que le soutien appuyé des États-unis d’Amérique à sa candidature a été déterminant. On sait à quel point les pressions américaines ont été vives pour endiguer les partisans d’une ligne plus dure envers les contestataires. Les Américains soutenaient la solution politique qui proposait de mieux prendre en compte le poids de la composante oromo [2] au sein de la population éthiopienne, et ainsi de conforter les chances de rétablir la concorde sociale. Dans son intervention, Abiy Ahmed feint d’oublier qu’il est venu au pouvoir presque par effraction. Il n’était pas le favori du Front populaire de libération du tigré (TPLF), qui le soupçonne d’avoir jeté de l’huile sur feu pour entretenir la discorde et arracher finalement le pouvoir. Le TPLF soutenait plutôt Demeke Mekonnen Hassen, président du Mouvement démocratique national amhara (ANDM), mais au dernier moment il a retiré sa candidature à la présidence de l’EPRDF, pour apporter son soutien à Abiy Ahmed.
Le pouvoir a basculé en Éthiopie, c’est une nouvelle ère pour le pays comme l’annonce le magazine britannique The Economist : « La nomination de M. Abiy Ahmed reflète un changement de l ‘équilibre des pouvoirs dans l’EPRDF. Son Organisation démocratique populaire oromo (OPDO) prend désormais la tête de la coalition dominée par le Front populaire de libération du Tigré (TPLF). Les Tigréens ne représentent que 6% environ de la population, tandis que les Oromos en représentent plus de 30% » [3].

Exaltation de la fibre nationale
Il rappelle ce qui fonde l’identité nationale, que les différentes composantes ensemble constituent l’Éthiopie. Il semble dire que ceux qui divisent aujourd’hui ne seraient qu’un détail de l’histoire par rapport à la grandeur et la destinée de cette nation millénaire. Il puise largement dans les gloires passées pour délivrer un fort message politique : lorsque l’Éthiopie est unie, elle est invincible. Il rappelle les batailles où le sang a été versé abondamment par les valeureuses générations passées pour construire les frontières de ce vaste pays et préserver farouchement son indépendance. Il rappelle aussi que l’Éthiopie est le seul pays du continent à n’avoir jamais été colonisé.
« Hier, nos ancêtres se sont cassés les os à Metema, Adwa, Maichew et Karra Marra et ont versé leur sang précieux pour nous préserver et nous léguer un pays qui a su garder son indépendance et sa fierté.
Nous avons de la chance ; nous avons un beau pays et une grande histoire. Nous connaissons nos origines. Nous sommes un grand peuple avec une histoire qui a traversé plusieurs siècles. Notre unité peut être un exemple pour le monde. Elle a vaincu nos ennemis, protégé notre souveraineté et nous a amenés à devenir un exemple pour les autres peuples qui luttent pour leur indépendance.
Notre identité est construite de telle sorte qu’elle est inséparable ; elle est construite d’une manière qui ne peut pas être démêlée. Elle est intégrée par l’amour. L’Amhara s’est sacrifié pour la souveraineté du pays Karra Marra s’entremêlant avec son sol ; les Tigréens se sont sacrifiés à Metema en disant : « Prends mon cou devant mon pays et deviens entremêlé avec son sol ». Les Oromo ont donné leur poitrine sur les montagnes d’Adwa et se sont entremêlés avec le sol d’Adwa pour protéger la souveraineté du pays. [… ] Nous, Éthiopiens, nous sommes des Éthiopiens vivants ; quand nous mourrons, nous devenons l’Éthiopie ».
Il exalte la fibre nationaliste et utilise le roman national comme un outil politique pour réunifier son peuple et mettre fin aux meurtriers conflits identitaires qui ont durablement et profondément impactés le pays, engendrant un chassé croisé de plus d’un million d’habitants. Une situation qui a fait craindre que le pays ne s’effondre en une multitude de petits États… C’est la raison pour laquelle il a tenu symboliquement à effectuer son premier déplacement le samedi 7 avril à Jijiga, capitale de la région Somali. Pour rétablir la confiance, et surtout rassurer sur ses intentions, dans un contexte où les Somalis voient d’un mauvais œil l’arrivée d’un Oromo à la Primature. Cette démarche est révélatrice des fortes tensions et des craintes que peuvent susciter pour certaines communautés la prise du pouvoir par un représentant de la plus importante communauté d’Éthiopie.
Les violences meurtrières qui ont opposé ces derniers mois les communautés somalie et oromo (deux régions qui partagent une frontière de plus de mille kilomètres) avaient entraîné le déplacement massif de centaines de milliers de personnes. Ces régions se sont enflammées à la suite d’évènements survenus dans le district Salahad, en région Somali, le 7 septembre 2017. La suite est connue et rappelle de tristes souvenirs : les deux régions ont été plongées dans des violences quotidiennes avec des assassinats, des blessés graves et de nombreuses arrestations. Par son geste, d’Abiy Ahmed, s’est indéniablement posé en réconciliateur.

Une glasnost qui ne dit pas son nom
« La liberté est impensable sans liberté. La liberté n’est pas un cadeau donné aux gens par un gouvernement. Plutôt un don de la nature à tout le monde, qui émane de notre dignité humaine. Nous devons respecter tous les droits humains et démocratiques, en particulier la liberté d’expression, de réunion et d’organisation, en confirmant la Constitution issue de cette conception de la liberté. Les droits de tous nos citoyens à participer à toutes les structures et à tous les niveaux de manière démocratiques doivent être pleinement réalisés.
Ce que nous devons tous comprendre, c’est que l’édification d’un système démocratique exige de s’écouter les uns les autres. Le peuple a le droit de critiquer ses serviteurs, de les élire et de les questionner. Le gouvernement est un serviteur du peuple. […] En réalisant que l’Éthiopie nous appartient à tous, qu’elle est notre propriété commune, nous poursuivrons résolument nos efforts pour édifier un système démocratique dans lequel la voix de tous les Éthiopiens sera entendue et où tous auront droit à une participation égale . »
Il sait le sujet des libertés d’opinion et de la presse sensibles pour ses alliés tigréens sourcilleux sur le sujet et sur le qui-vive en ce qui le concerne. Pourtant, il ne fait pas l’impasse sur la question et dénonce les actions passées pour brider cette liberté. Le Premier ministre s’engage à défendre ces libertés contre vents et marées. Il indique que le gouvernement sera en première ligne pour garantir et protéger le respect des humanistes qui ont été trop longtemps bafoués. La libération de onze militants arrêtés le 25 mars pour des raisons fallacieuses, intervenue quelques jours après cette profession de foi, laisse croire qu’il ne s’agit pas uniquement de belles paroles pour complaire à un auditoire mais bien que l’espoir d’un nouveau départ n’est pas utopique [4].
Pour comprendre le chamboulement en cours, il faut savoir que le régime n’a pas fait dans la dentelle pour contrôler la société et réduire au silence ses contradicteurs. Selon l’ONG française Reporters sans frontières, le tour de vis de ces dernières années était si radical que le pays a dégringolé de huit rangs dans le classement mondial de la liberté de la presse entre 2016 et 2017, passant de la 142e à la 150e place. « En Éthiopie, depuis 2009 et l’entrée en vigueur de la loi antiterroriste, les accusations de terrorisme sont systématiquement utilisées comme chefs d’accusation contre les journalistes. Assorties de lourdes peines de prison, elles permettent la détention prolongée des accusés. Après les purges qui ont conduit à la fermeture de six journaux et poussé une trentaine de journalistes à l’exil en 2014, la situation ne s’est guère améliorée. Au contraire : l’état d’urgence décrété en 2016 va jusqu’à interdire de regarder ou écouter certains médias. Internet et les réseaux sociaux ont régulièrement été coupés au cours de l’année 2016. Menaces physiques et verbales, procès arbitraire, condamnations… toutes les méthodes sont bonnes pour réduire la presse au silence » [5].
L’initiative du gouvernement qui adopte les revendications des manifestants est presque « une révolution de palais ». La promesse de changement est claire. Le recours à la force comme moyen de dialogue avec la population est révolu. La démocratie ce n’est pas le Far West.
Abiy Ahmed met aussi en garde contre ceux qui voudraient abuser de ces libertés ou les groupes armés, à l’instar du Front de libération oromo ou le Front de libération de l’Ogaden.
« Dans la même veine, lorsque les citoyens expriment leurs idées, elles doivent être pacifiques. Parce que demander ses propres droits démocratiques et violer les droits d’autrui est contradictoire. Cela freine également la croissance de la démocratie. Le gouvernement doit respecter la loi. Il est également de son devoir de veiller à ce que la loi soit respectée. Etre patient et réservé est aussi son obligation. Quand la patience du gouvernement manque, cela nuit à la démocratie ».

La justice et l’équité de tous les citoyens devant la loi
« Dans la gouvernance démocratique, la suprématie de la loi doit être établie. […] L’application de la loi n’a pas besoin d’être séparée de la justice. […] Ce que les gens recherchent, ce sont des agents d’application de la loi neutres et non partisans qui sont fidèles à la loi et qui surveillent jalousement les droits des citoyens. La loi doit nous gouverner tous équitablement ».
Il s’attaque à l’instrumentalisation qui est faite de la loi par des fonctionnaires assermentés pour contrôler la population et sévir si nécessaire de manière arbitraire. Il explique que ces agissements, qui détournent l’esprit et la lettre de la loi, ont contribué à saper la confiance des citoyens dans l’unité de la nation éthiopienne. Et pour la rétablir, il travaillera avec son gouvernement pour redorer le blason de la justice et garantir le respect par tous et pour tous, des termes de la loi. Il annonce une vaste réforme de la justice afin de lui rendre ses lettres de noblesse.
« Quand c’est le cas, la loi protège pour nous tous la dignité qui émane de notre humanité. En comprenant cette vérité, nous comblerons le vide dans l’administration de la justice en faisant les réformes nécessaires pour que la démocratie s’épanouisse dans notre pays ; pour que règnent la liberté et la justice ; de sorte que la suprématie de la loi devienne une réalité ».

Le fédéralisme
Pour le Premier ministre, le système fédéraliste doit être maintenu et il ne remet aucunement en cause les principes constitutionnels de la gestion de la diversité. Bien au contraire, puisqu’il entend renforcer les prérogatives des régions, approfondir la décentralisation, garantir une meilleure répartition des ressources entre les États fédérés et le gouvernement central, ce qui implique probablement que le texte fondamental soit remodelé afin d’inscrire sur le « marbre » ces nouvelles dispositions légales pour donner plus de liberté et de moyens d’actions aux régions.
« Notre unité doit-être une unité qui embrasse notre diversité et souligne notre identité multinationale ».

La main tendue à l’Érythrée
De manière inattendue il a prôné le dialogue pour enclencher une réconciliation, une pacification de la relation avec le meilleur ennemi de l’Éthiopie, à savoir l’Érythrée.
« Avec le gouvernement de l’Érythrée, nous voulons du fond du cœur que cesse le désaccord qui règne depuis des années. Nous nous déchargerions également de notre responsabilité. Tout en exprimant notre volonté de résoudre nos différends par le dialogue, je saisi cette occasion pour appeler le gouvernement érythréen à adopter une position similaire, non seulement pour notre intérêt commun, mais aussi pour les relations de sang partagées entre les peuples des deux pays ».
Que veut dire Abiy Ahmed à travers la formulation « nous nous déchargerions également de notre responsabilité ». L’Éthiopie consentirait-elle finalement à restituer la ville de Badme conformément à la décision du 13 avril 2002 de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye ? L’Éthiopie a refusé de reconnaître cette décision et continue d’occuper le terrain conservé au prix de milliers de morts.
Comment Abiy Ahmed pourrait-il justifier auprès de sa population de livrer Badme à l’Érythrée alors que son peuple a payé un prix du sang tellement élevé ? Et ce d’autant plus que paradoxalement il va jusqu’à louer le sacrifice de milliers d’Éthiopiens qui auraient donné leur vie pour défendre la maison commune…
« Les Somalis, les Sidamas, les Benishanguls, les Walaitas, les Gambellas, les Gurages, les Afars, les Siltes, les Kambatas, les Hadiyas, les Hararis, et tous les autres peuples d’Éthiopie sont tombés en disant ma mort avant Badme et entremêlé avec son sol », avait-il notamment déclaré.
La réponse de l’Érythrée ne s’est pas faite attendre, elle est venue dans la soirée via le ministre de l’information de l’Erythrée, Yemena Gebre Meskel, comme le rapporte le média britannique BBC. Il considère l’offre de résolution du différend frontalier comme un non événement, partant du principe que l’Érythrée est dans son bon droit et que la tension entre les deux pays perdure du fait du refus de l’Ethiopie de se soumettre au jugement de la Cour d’arbitrage de La Haye. Trêve de balivernes, semble dire, Yemena Gebre Meskel, ce qu’il attend c’est des actes : « La balle est restée longtemps entre les mains de l’Éthiopie. Il n’y a pas de différend car le processus a cessé il y a 16 ans. L’Éthiopie doit honorer les obligations du traité et respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Érythrée en se retirant des territoires occupés comme Badme » [6].
En dépit de l’illégalité de l’occupation de Badme par l’Éthiopie, l’Érythrée, isolée au niveau international, n’est jamais parvenue à faire entendre sa cause au niveau des Nations-unies. D’ailleurs le ministre des affaires étrangères érythréen avait jugé ironique que le Conseil de sécurité le 14 novembre 2017 soit resté « silencieux » sur l’occupation illégale par l’Éthiopie, depuis 15 ans, de territoires érythréens. « L’Érythrée n’a rien fait de mal ; elle n’a pas violé les résolutions du Conseil de sécurité », avait plaidé le chef de la diplomatie, et appelé les membres du Conseil de sécurité, [dont l’Éthiopie est membre depuis janvier 2017] à redresser ces torts dans l’intérêt, non seulement de l’Érythrée, mais aussi de l’Éthiopie, de la sous-région, de l’Afrique et de la mer Rouge » [7]. Une fois encore, l’Érythrée n’a pas été entendue.

En fait pourquoi l’Éthiopie accepterait aujourd’hui ce qu’elle a contesté avec véhémence hier ?
« Nous nous trouvons à une époque où la Corne de l’Afrique est saisie par de nombreuses crises et où de nombreuses forces ayant des intérêts et des objectifs différents se bousculent et où il y a beaucoup d’enchevêtrement complexes ».
Effectivement la période est délicate pour l’Éthiopie qui se sent menacée depuis qu’elle s’est engagée dans le projet du Barrage de la Renaissance, le plus important d’Afrique avec une capacité de 6000 mégawatts. Cette puissance permettra non seulement d’accompagner l’industrialisation du pays mais également de faire rentrer des devises dont le pays à tant besoin en exportant l’excédent énergétique. Sa mise en service va nécessiter la création d’un lac de 246 km de long pour 67 milliards de mètre cube, l’Égypte s’inquiète pour le débit du Nil bleu… et donc pour son approvisionnement en eau. D’où une négociation entre Le Caire et Addis-Abeba pour étaler le remplissage de façon à en limiter l’impact.
« Or, l’Éthiopie veut arriver rapidement à une production maximale, c’est à dire en moins de 5 ans. Le remplissage du lac dans un tel délai priverait l’Egypte d’environ 12% de ses ressources en eau. Également concerné par ce dossier, le Soudan s’est rangé, en échange d’une partie de l’électricité qui sera produite par le barrage, aux côtés des autorités éthiopiennes.
En décembre, le président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, avait prévenu : le Nil est « une question de vie ou de mort » pour l’Égypte. Réponse d’Addis-Abeba : « le barrage est aussi une question de vie ou de mort pour les Éthiopiens ». Depuis, les discussions sont au point mort. Dans ce contexte, Le Caire a entamé un rapprochement avec l’Érythrée, qui n’entretient pas les meilleures relations qui soient avec le Soudan » [8].
On peut penser que ce désir de rapprochement de l’Éthiopie avec l’Érythrée cherche à contrecarrer les projets égyptiens d’installer une emprise militaire navale vers Massawa. Par ailleurs, comme le documente un rapport des Nations-unies, l’Érythrée serait parvenu à trouver des financements conséquents et à rééquiper ses armées auprès des Émiratis et des Saoudiens – contrevenant ainsi aux résolutions onusiennes soumettant ce pays à un strict contrôle des armes - en contrepartie de facilités militaires et aéroportuaires à Assab, dans le cadre du conflit entamé il y a trois ans au Yémen. Cette nouvelle donne régionale, et le constat de l’échec éthiopien à faire sombrer le régime d’Isaias Afwerki, expliquent ce virage à 180 degrés et la main tendue pour sceller un nouveau départ… [9]. Par ailleurs, le pays reste aux prises avec des mouvements armés comme le Front de libération oromo ou le Front de libération de l’Ogaden.
Mais l’Éthiopie n’est pas désarmée face à ces défis selon le Premier ministre.
« Concernant les relations extérieures : notre pays est le fondement du panafricanisme, le fondateur et le siège de l’Union africaine, le fondateur de nombreuses organisations internationales de premier plan et un pays qui joue un rôle important dans les questions régionales continentales et mondiales. »

La lutte contre le cancer de la corruption
« La corruption est l’une des principales raisons qui ont galvanisé les griefs de notre peuple ces dernières années. Nous avons appris qu’il est impossible de combattre la corruption en établissant simplement des institutions anti-corruption. Je demande poliment à chacun d’entre nous de faire tout ce que nous pouvons pour que l’Ethiopie ne devienne pas un pays où l’un travaille dur et l’autre le lui enlève tout simplement. »
Il a lancé une violente diatribe contre la corruption qui ronge le pays de l’intérieur et détruit l’unité de la nation. Il prend l’engagement de combattre cette pandémie avec énergie et détermination, promettant notamment de réformer les instruments de luttes qui se sont révélés inopérants pour endiguer la propagation de ce mal. Allant jusqu’à évoquer la mémoire du grand Gandhi, en citant une phrase qui lui est attribuée : ‘’Le monde a suffisamment de ressources pour satisfaire les besoins de tous, mais pas assez pour la cupidité de chacun’’.

Économie en perte de vitesse
« Parmi ces problèmes, les principaux sont le fait que notre commerce extérieur n’a pas augmenté autant que nous le voudrions et qu’il en résulte un décalage entre la demande et l’offre de devises ; l’inflation des prix ; l’augmentation des frais de subsistance ; le poids de la dette extérieure et la croissance de l’écart entre l’épargne intérieur et l’investissement.
Même si les progrès réalisés dans le secteur agricole sont encourageants, nous n’avons pas réussi à soutenir suffisamment ce secteur avec la technologie nécessaire et, par conséquent, nous n’avons pas réussi à collecter les dividendes que nous étions supposés en tirer en tant que pays », a expliqué le Premier ministre.
Une publication récente d’Afrique La Tribune confirme des résultats agricoles en deçà des espoirs. « L’agriculture est d’une importance capitale en Éthiopie. Même si le pays aspire à devenir une véritable économie industrielle, il reste fortement dépendant de son secteur agricole qui fait vivre environ 80% de sa population estimée à 100 millions d’habitants. Selon les autorités, les recettes engrangées par le secteur représentent 39% du PIB. […] Malgré tout, cette performance enregistrée par le secteur agricole est insuffisante pour les autorités éthiopiennes. Les 478 millions de dollars restent inférieurs au montant de 538 millions que l’État éthiopien avait prévu de réaliser à travers ses exportations agricoles sur les huit premiers mois de l’exercice financier 2017-2018, D’ailleurs, alors qu’il en reste que trois mois environ pour que l’année fiscale arrive à terme, ces chiffres compromettent les ambitions des autorités qui s’attendaient à l’issue à 1,18 milliard de dollars de recettes » [10].
L’état des lieux ne laisse pas de doute sur les intentions du Premier ministre, il aspire à transformer le pays profondément, quitte à s’engager si nécessaire dans des pistes audacieuses pour améliorer la situation économique... mais sans indiquer lesquelles ? Sauf peut-être dans l’éducation, où il estime qu’il faut investir sans compter. C’est donc un « plan Marshall » pour l’enseignement et la formation professionnelle qu’il propose, dont il ne précise pas le détail du financement.
« [N]ous croyons que la solution clé doit être trouvée dans l’éducation et seulement dans l’éducation. […] Tant que la couverture et la portée de l’éducation ne sont pas soutenues par la qualité, nos efforts inlassables ne porteront pas les fruits que nous souhaitons. En conséquence, à partir de l’école primaire jusqu’aux établissements d’enseignement supérieur, le gouvernement redoublera d’efforts avec une détermination absolue pour que tous nos centres de connaissances se concentrent sur la qualité. »

Une croissance économique vertigineuse…
À l’exception de 2016, le pays connaît ces dix dernières années une croissance annuelle ininterrompue qui dépasse les 10% annuels, selon les données du FMI. La Banque mondiale prévoit un taux de croissance en 2018, légèrement érodé mais toujours très élevé, de 7,5 %. Cette croissance à marche forcée nécessite toujours autant d’importer des équipements et des matériels en tout genre, pour accompagner le développement des infrastructures mais également satisfaire aux besoins d’une population de près de 100 millions d’habitants.
Selon les statistiques publiés par le Port de Djibouti SA, les importations totales cumulées de l’Éthiopie en 2016 (réparties entre les ports du PDSA, DCT et Horizon) ont représenté près de 12 millions de tonnes [11].
L’hebdomadaire français Le Point, dans son édition numérique dédiée à l’Afrique, nous signale que « les importations totales augmentent en moyenne de 12,5% par an. La hausse des importations a aggravé le déficit commercial, qui est passé de 3,6 milliards de dollars en 2010 à 13,85 milliards de dollars en 2016. Les exportations de l’Éthiopie s’élevaient à 2,87 milliards de dollars en 2016, tandis que les importations pour la même période se sont montées à 16,72 milliards de dollars » [12].

Une pénurie de devises qui pourrait faire dérailler le train à grande vitesse de l’économie éthiopienne
Une inflation galopante de 7,7% en 2016 et un taux de change délirant du birr contraignent la banque centrale à puiser dans ses réserves de change. Elles s’amenuisent et ne représentent plus que 1,9 mois d’importations [13].
Les sociétés nationales et étrangères, installées notamment dans les douze pôles industriels, ont du mal à convertir en devises leurs profits en monnaie locale. De facto, elles sont contraintes de les réinjecter dans l’économie nationale, ce qui n’est pas pour nuire au pays dont la population croît de 5% par an et qui doit créer un million d’emplois tous les ans pour l’absorber. Cependant un grand nombre de ces entreprises souffrent de ces arriérés de transferts considérables qui brident leur développement.
Par un effet boule de neige, la communauté des opérateurs portuaires ainsi que l’opérateur télécom national sont directement impactés par cette situation de pénurie de devises. Ethiopian Shipping Lines paraît, dans cette crise des devises, ne plus savoir à quel saint se vouer pour résorber le montant de ses encours auprès des opérateurs portuaires et transporteurs djiboutiens, qui auraient atteint des sommes abyssales.
L’équation n’est pas bonne : une petite économie ne peut pas servir de banque à une grande économie…
La publication à Addis Abeba, le 24 août 2017, des résultats de l’enquête de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) montre que 78% - environ 3,7 milliards de dollars en 2014-2015 - des transferts d’argents de la diaspora éthiopienne forte de trois millions de personnes s’effectueraient de manière illégale et nourriraient un marché noir de plus en plus important, dont le secteur privé éthiopien serait très friand [14].
« Le gouvernement contrôle l’octroi de devises en donnant priorité aux entreprises et projets étatiques, aux importations de pétrole et de produits essentiels, ainsi qu’à certains secteurs prioritaires, laissant largement de côté les entreprises privées », affirme un rapport de la Confédération Suisse sur la situation économique de l’Ethiopie.
Cette analyse helvétique corrèle la main mise de l’État et le développement de voies informelles pour la circulation des transactions financières : « Dans ce contexte, un marché noir de devises étrangères florissant s’est développé », ajoute-t-il comme une évidence. Ne dit-on pas que la nature a horreur du vide ?
La saisie par les forces de police, le 25 août dernier en région Oromo, dans la localité de Bordede à l’est du Hararghe, de 525 671 USD dissimulés dans le véhicule d’un passeur dénommé Habanee Arabnuur, met en lumière les volumes importants de devises en circulation hors de tout contrôle sans que le gouvernement ne puisse faire vraiment grand chose pour y mettre fin.

Conclusion
Abiy Ahmed comme beaucoup d’Éthiopien, est un patriote, fier de la richesse et la diversité de sa culture ainsi que de son histoire. Sa rencontre avec la population à Ambo, en Oromiya hier, mercredi 11 avril 2018, accompagné de son acolyte le président de la région, Lemme Megersa, et le succès de ce rassemblement confirme qu’il a derrière lui une majorité du peuple d’Éthiopie, ce que l’on pourrait désigner comme « les sans-dents » pour reprendre l’expression d’une personnalité politique française. Dans ce lieu qui fut l’un des épicentres de la contestation, il a demandé aux siens « patience », tout en les rassurant sur le fait qu’il ne compte pas se détourner du chemin… pour libérer l’Éthiopie de ses maux. Les membres du TPLF, qui ont pu penser un moment conserver les manettes du pouvoir dans les coulisses, commencent probablement à déchanter. Abiy Ahmed pourra t-il aller au bout de ses réformes pour donner notamment vies aux rêves d’aspirations démocratiques des siens et par là même marquer de son empreinte l’histoire de ce grand pays ? La levée de l’état d’urgence dans les semaines qui viennent pour démontrer aux plus médusés qu’il n’y a pas, d’un côté le discours rhétorique, et de l’autre la politique réelle, témoignerait de son leadership et de sa détermination à réformer vaille que vaille cette grande nation. Les États-unis d’Amérique veilleront-ils au grain en s’assurant qu’un régime militaire ne puisse l’emporter le cas échéant ?
Enfin Abiy Ahmed Ali semble avoir compris que, pour que l’Éthiopie puisse poursuivre sa course effrénée d’une forme de développement économique, le pays devra nécessairement se faire violence et fendre l’armure, comme l’appelait d’ailleurs de ses vœux le chef de l’État djiboutien devant le parlement éthiopien [15], où il semblait s’inquiéter pour l’avenir de l’Éthiopie et espérait voir cette grande nation « supprim(er) les blocages bureaucratiques […] en réalisant les réformes institutionnelles qui permettront au commerce et aux échanges financiers de devenir encore plus fluides »… Sous entendant que ces réformes donneraient un second souffle a une économie dont le modèle économique n’est plus adapté à la vitesse et aux exigences des pays émergeants, Chine en tête, il appelait à une ouverture de l’économie éthiopienne, notamment financière et douanière, ainsi qu’à un désenclavement de sa région somalie, avec notamment une meilleure connexion routière par la frontière de Galilé, à proximité d’Ali Sabieh. Il semble que l’Éthiopie qui résiste aux réformes le déçoit ! Djibouti a-t-elle trouvé avec Abiy Ahmed le partenaire réformiste dont elle a tant rêvé pour donner un nouvel élan économique régional pourvoyeur d’emplois et de création d’entreprises aux deux pays ?

Mahdi A.

Voir aussi le Rapport économique - Éthiopie 2016, du Département fédéral des affaires étrangères suisse, en PDF.


[2« Qui sont les Oromo ? », Human Village, juin 2011.

[5« https://rsf.org/fr/ethiopie », RSF.

[6« L’Erythrée répond à l’appel de l’Ethiopie », BBC, 2 avril 2018.

[11Exactement 11 993 640 tonnes de fret pour l’exercice 2016.

[12.Joséphine Johnson, « Éthiopie : une trajectoire économique à méditer », Le Point Afrique, 13 et 15 juillet 2017.

[13Voir le site de la Coface.

 
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