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Djibouti dans l’« axe de la résistance » ?
par Mahdi A., mars 2024 (Human Village 50).
 

Pour The Guardian, Djibouti soutient « l’axe de la résistance » contre l’Occident

Dans un article publié hier, jeudi 14 mars, dans les colonnes du journal de référence The Guardian, Patrick Wintour, reprenant les propos de Farea al-Muslimi, expert auprès Chatham House sur les questions relatives au Yémen, n’hésite pas à mentionner la République de Djibouti comme impliquée dans les attaques Houties contre les navires à proximité des côtes yéménites.
« Les Houthis ont découvert qu’ils pouvaient tordre le bras du monde à un prix très bas.
Il a été prédit que les attaques ne cesseraient pas tant qu’il n’y aurait pas de cessez-le-feu à Gaza, ce qui entraînerait une désescalade plus large dans la région.
Il a également été affirmé que Djibouti, de l’autre côté de la mer Rouge, empêchait non seulement l’Occident de l’utiliser comme base pour attaquer les Houthis, mais qu’il aidait également les navires espions iraniens qui souhaitent rester dans les eaux de Djibouti ou même utiliser le port naval chinois qui s’y trouve. » [1].

Malgré toute la considération que l’on porte aux publications de The Guardian, on ne peut s’empêcher de penser que Patrick Wintour, en rapportant les commentaires de cet expert sans recul ni analyse, est allé un peu vite en besogne. L’affirmation selon laquelle Djibouti a posé des lignes rouges à ses alliés, positionnés sur son territoire, notamment concernant la réponse aux attaques de navires, est exacte. En effet, Djibouti exclut que les forces Houties au Yémen soient prises pour cibles depuis le territoire djiboutien. C’est un fait que Djibouti ne cherche pas à cacher, au contraire. Cette ligne politique a été affirmée par les plus hautes autorités : le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et le chef de l’État, auprès de plusieurs médias internationaux. Par exemple, dans la presse saoudienne, le 12 février dernier, le chef de l’État rappelait « [L]e refus de Djibouti de permettre à une quelconque partie d’être prise pour cible à partir de son sol. Il a rappelé que les bases militaires internationales installées dans le pays sont là pour maintenir la sécurité mondiale, lutter contre le terrorisme et la piraterie, et protéger la navigation dans cette zone cruciale. » [2].

Qu’y a-t-il de surprenant dans cette posture ?
Elle ne peut surprendre que lorsque l’on oublie de mentionner que l’ensemble des pays de la péninsule Arabique et limitrophes du Yémen, à l’exception de Bahreïn qui abrite la 5e flotte américaine, sont sur la même position que Djibouti.
L’autonomie croissante de la diplomatie djiboutienne par rapport au bloc occidental peut surprendre, et faire écho à la perte de l’influence français sur le continent. La réalité est plus prosaïque, guidée par des raisons sécuritaires. En refusant toute escalade depuis son territoire, Djibouti prévient tout acte qui pourrait déstabiliser la situation régionale, et fragiliser ce pays qui subit déjà de plein fouet les conséquences économiques du détournement du trafic maritime par le cap de Bonne-Espérance. Faut-il rappeler à Farea al-Muslimi que les Houtis menacent de frapper les navires des pays qui lanceraient des missiles sur le Yémen, ainsi que, pour « tout missile qui viendrait à être tiré sur le Yémen, les sites d’où ils sont partis seront pris pour cibles » [3]. Le message aux pays dotés de missiles de croisière/missiles balistiques capables de frapper une cible à distance est très clair. Djibouti n’est pas le seul pays à ne pas négliger la menace Houtie. Même équipé de systèmes anti-aériens de dernière génération, le « spartiate émirats » a refusé poliment que son territoire serve au lancement de missiles contre des positions Houties. Pourquoi alors mener une campagne de stigmatisation sur ce refus de Djibouti de prendre une part active dans l’affrontement armé contre les Houtis ? Le pays est-il vu comme le maillon faible des pays limitrophes du Yémen, à qui l’on peut tordre le bras ?

La base navale chinoise dans le golfe de Tadjoura

Par contre lorsque The Guardian affirme que Djibouti appuie « les navires espions iraniens qui souhaitent rester dans les eaux de Djibouti ou même utiliser le port naval chinois qui s’y trouve », ce media de référence est dans l’erreur. Une affirmation éhontée.
Interrogé dans les colonnes de Jeune Afrique sur les attaques Houties en mer Rouge, Ismail Omar Guelleh pointe du doigt l’Iran comme la main invisible et le véritable instigateur de ces perturbations du trafic maritime international. « Évidemment, car cela perturbe gravement la liberté de circulation maritime en mer Rouge. C’est d’ailleurs l’unique effet de ce qui est en réalité une proxy war menée par l’Iran, via les Houtis, contre les États-Unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte et l’Otan. Les Israéliens s’en fichent, et je dirais même que cette situation les arrange. Si ce qui motive les Houtis est réellement Gaza, ils feraient bien d’envoyer leurs missiles vers le Nord. » [4]
D’ailleurs l’Iran n’a que faire d’un prétendu soutien de Djibouti. Il dispose en mer Rouge, depuis le 11 janvier, dans les eaux internationales, à seulement 100 kilomètres à l’est du port de Djibouti [5], d’un mystérieux navire dénommé Behshad, « qui fait l’objet d’une surveillance accrue de la part des experts maritimes, qui craignent qu’il n’aide les rebelles Houtis à cibler le trafic maritime commercial », comme le signale le Financial Times [6].

« Le Behshad, qui ressemble extérieurement à un vraquier sec standard, a rejoint le golfe d’Aden en janvier après avoir passé des années en mer Rouge, au moment même où les attaques contre les navires se multipliaient dans cette voie d’eau vitale au large du Yémen.
Depuis, il suit une route peu orthodoxe, lente et sinueuse, dans ces eaux proches de l’entrée de la mer Rouge. Les experts ont également constaté une baisse des attaques des Houthis pendant la période du mois dernier où le Behshad était apparemment hors d’état de nuire. ».

Navires iraniens en mer Rouge

L’accusation de connivence entre Djibouti et Iran n’est pas nouvelle
Pour rappel Djibouti n’en est pas à sa première accusation de proximité avec l’Iran. En juin 2019, la présidence de la République avait publié un communiqué rejetant des informations, qu’elle qualifiait de diffamatoires, diffusées par une partie de la presse internationale. Elles faisaient état « de la présence de navires de guerre iraniens dans les ports de Djibouti. Ces informations relèvent d’un faux et doivent en conséquence être perçues comme un pur mensonge. […] Il est d’autant plus malhonnête de prêter à Djibouti des accointances avec l’Iran que notre pays est connu de notoriété mondiale pour avoir mis fin, depuis plus de trois ans, à toute forme de relation avec Téhéran » [7].

Questionné sur cette nouvelle polémique, un observateur avisé qui a demandé à garder l’anonymat présente les enjeux qui se cachent derrière les rideaux. « Djibouti est certes, un allié majeur des pays de l’OTAN dans cette partie du monde. La relation est solide et perdure, mais elle est agitée depuis le débarquement de l’armée chinoise à Djibouti. Il faut garder à l’esprit que l’on est considéré depuis la guerre du Golfe comme dans le giron occidental. Ce refus de tirs sur les Houtis depuis Djibouti fait désordre pour eux. En outre le bloc occidental ne tient pas compte de nos relations spéciales avec le Yémen ».
Ces liens entre le Yémen et Djibouti, le mieux placé pour en parler est sans doute Amat Ali Alim Alsoswa, sous-secrétaire générale des Nations-unies et directrice du bureau régional du PNUD pour les Etats-arabes. Elle répondait à Jeske Van Seters dans nos colonnes en 2008 en décrivant leur intensité : « J’ai voulu insister sur les liens ancestraux qui unissent nos deux peuples, puisque comme vous le savez certainement je suis originaire du Yémen. Ces liens reposent sur des fondements solides ; nous partageons en commun un passé entremêlé. Entremêlé par une histoire, des échanges culturels et bien encore commerciaux. Je trouve beaucoup de similitudes entre nos deux pays, nos deux cultures, ils appartiennent à la même région, à la même zone géostratégique, tous deux bénéficient de relations privilégiées et d’investissements massifs des pays du Golfe, et plus particulièrement de Dubaï. Similaires notamment par les tenues vestimentaires, par les spécialités culinaires, par la culture, par le climat, ou bien encore par un type de développement économique et social semblables… Je voudrais insister sur ce point particulièrement, les problèmes sociaux sont souvent identiques entre ces deux pays qui restent confrontés aux mêmes défis : une jeunesse souffrant du chômage, une population rurale luttant contre la sécheresse, et enfin une extrême pauvreté des plus démunis… Je pourrais poursuivre sur le même thème en soulignant que nos deux économies sont imbriquées, voire même interdépendantes, et rappeler que bien souvent ces liens vont au delà puisqu’ils sont aussi filiaux. Voilà pourquoi je pense, pour répondre à votre questionnement, que les liens préexistants peuvent et doivent s’accroître entre nos deux pays. La coopération doit s’intensifier et ce qu’afin que nous puissions trouver des réponses aux préoccupations qui sont souvent identiques. La réalisation de ce pont sur le détroit de Bab El-Mandeb, je le perçois comme un instrument, un outil au service du développement de nos deux pays et aucunement comme la genèse de liens naissants. » [8].

Sur la question des Houtis, Djibouti est favorable à une approche qui évite l’affrontement armé et permette des négociations. Elles sont peut-être d’ailleurs déjà entamées si l’on se fie au Financial Times, qui évoquent des échanges secrets à Oman entre Iraniens et Américains sur les questions liées à la mer Rouge [9].
Djibouti jouera pleinement sa partition, dans le même esprit d’efficacité et de partenariat que pour l’opération Atalanta, comme l’a rappelé Mahmoud Ali Youssouf à la délégation de l’Union européenne qui s’apprête à lancer l’opération EUNAVFOR ASPIDES [10], en mer Rouge, distincte de celle des Anglo-saxons, puisque centrée sur l’élimination des missiles ou drones en cas d’attaque en mer.

Dans cette période d’agitations, de troubles géostratégiques et d’affrontements via proxy, les paroles de l’envoyé spécial pour le Yémen, Hans Grundberg, s’adressant aux membres du Conseil de sécurité hier, jeudi 14 mars, devrait inciter à la prudence l’ensemble des protagonistes. Une petite étincelle pourrait se transformer en feu de brousse…. Personne n’en sortirait gagnant : « plus l’escalade se prolongera, plus l’espace de médiation du Yémen deviendra difficile […]. Dans le pire des cas, les parties pourraient décider de s’engager dans un aventurisme militaire risqué qui propulserait le Yémen dans un nouveau cycle de guerre », a-t-il ajouté. » [11].

Mahdi A.

Djibouti in the “axis of resistance” ?

[1Patrick Wintour, « UN must block Iranian missile supply to Houthis in Yemen, UK and US say », The Guardian, 14 mars 2024.

[3Howard Altman, Houtis Threaten Reprisal Attacks On U.S. Bases In The Region, TWZ, 13 janvier 2024.

[6Robert Wright, « The mysterious Iranian ship accused of lining up the next Houtis targets », Financial Times, 14 mars 2024.

[7Mahdi A., « Tempête dans un verre d’eau pour un navire iranien bloqué à Djibouti », Human Village, 13 juin 2019.

[8Jeske Van Seters, « En aparté avec… Amat Ali Alim Alsoswa », Human Village, mai 2008.

[9Felicia Schwartz, Andrew England, « US held secret talks with Iran over Red Sea attacks », Financial Times, 14 mars 2024.

[10Wikipédia, Opération Aspide

 
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