Le Dr Massoure est bien connu des Djiboutiens pour son engagement en faveur des enfants djiboutiens souffrant de malformations cardiaques. Il a réussi à tisser une chaîne de l’espoir pour ne pas dire une chaîne de la vie autour de nos jeunes. Lorsqu’il arrive que des cardiopathies ne puissent pas être prises en charge dans notre pays pour des raisons techniques, il intervient en qualité de référent de l’ONG Mécénat chirurgie cardiaque afin d’organiser l’acheminement sanitaire en France dans les meilleurs délais si les conditions médicales et logistiques de l’enfant le permettent. Ils sont nombreux à lui devoir une fière chandelle. Chapeau bas Doc ! Mais c’est pour une toute autre raison que nous nous sommes rendus auprès du Dr Massoure. Nous voulions connaître son sentiment quant au risque que la consommation de khat peut faire courir à la santé humaine…
À quel niveau la consommation de khat aggrave-t-elle le risque d’accident vasculaire cérébral (AVC) ?
Des équipes médicales au Yémen, en Somalie, en Éthiopie, ou bien encore au Kenya ont fait des études sur le retentissement de la consommation de khat sur la santé. Il y a même des équipes médicales d’Europe du Nord, notamment en Angleterre, en Norvège ou au Danemark, qui se sont intéressées à cette nouvelle forme de « toxicomanie »,- au sens scientifique du terme, c’est-à-dire une envie irrépressible de consommer le produit, une tendance à augmenter les doses, une dépendance psychologique et des conséquences néfastes sur la vie quotidienne, qu’elles soient émotives, sociales ou économiques. Cette toxicomanie qui leur était inconnue est en effet susceptible de provoquer des accidents cardiovasculaires aigus, pas seulement les AVC (« attaque cérébrale » entrainant une paralysie le plus souvent), mais aussi les infarctus du myocarde (artère du cœur qui se bouche), l’hypertension artérielle, ou la mort subite, le plus souvent liée à un emballement du rythme cardiaque.
Ces faits sont-ils réels ? Ont-ils été démontrés, vérifiés ?
Il est connu depuis longtemps que les substances contenues dans les feuilles de khat sont analogues aux amphétamines qui ont des effets psycho-actifs tout à fait significatifs et à l’éphédrine qui est une substance qui élève la pression artérielle en particulier.
Les effets psycho-actifs induisent un stress qui est d’ailleurs souvent contrebalancé par la consommation de cigarettes voire de tranquillisants, dont le Valium par exemple… Les pics d’élévation de la pression artérielle sont clairement corrélés à la survenue des AVC.
Ceci a été rapporté en particulier par des équipes yéménites : les accidents cérébraux surviennent, en général, en fin de soirée, après les séances de consommation du khat, tandis que dans les pays occidentaux où le tabac est prédominant, la plupart des accidents cardiovasculaires (AVC, infarctus) arrivent en fin de nuit voire en début de journée, ce qui démontre clairement l’effet aigu et immédiat de la consommation de khat.
Est-ce que vous pensez que dans la Corne de l’Afrique et surtout à Djibouti, le taux d’AVC est plus important et fréquent qu’ailleurs ?
Pour l’heure, les données épidémiologiques sur le taux d’AVC à Djibouti ne sont pas établies. Dans notre expérience à l’hôpital Bouffard, la survenue d’un AVC hémorragique (saignements dans le cerveau) est fréquente et touche surtout une population jeune entre 30 et 45 ans. Ce qui est en soi un fait inhabituel quand on compare les données classiques sur les accidents cérébraux.
Dans les pays autres que dans la Corne de l’Afrique et le Yémen qui sont les principaux consommateurs de khat, la plupart des accidents hémorragiques sont liés à l’hypertension et ne représentent que 10 à 15 % des accidents cérébraux.
En revanche, ici la proportion d’accidents hémorragiques est quasiment de l’ordre de 40 à 50 % [1]. Dans cette cohorte de patients traités à l’hôpital Bouffard, 55% des patients avec un AVC étaient khateurs et 70% étaient des fumeurs. La double consommation khat + tabac est particulièrement toxique.
A quels autres effets de la consommation vous intéressez vous ?
C’est vrai qu’en tant que cardiologue, le sujet m’intéresse parce qu’il y a un retentissement cardio-vasculaire, que ce soit au niveau des artères cérébrales comme nous venons de le voir, mais aussi au niveau cardiaque : troubles du rythme potentiellement induit par un dérivé d’amphétamines du khat, ce qui crée probablement un facteur de risque de mort subite. La survenue d’infarctus du myocarde en rapport avec le khat a fait l’objet de travaux d’envergure [2].
Il y a également des effets extracardiaques qui sont bien connus comme les troubles locaux au niveau de la bouche qui peuvent entraîner des inflammations et infections chroniques. Les équipes en Grande Bretagne et au Yémen ont retenu le rôle prédisposant du khat pour le développement du cancer de la bouche.
Le khat peut entrainer des hépatites aigües comme cela a été rapporté en avril 2010 dans le New England Journal of Medicine qui est probablement la revue médicale la plus renommée dans le monde. Il est intéressant de citer l’expérience d’un de mes prédécesseurs, le Dr Coton, qui vient de publier des résultats similaires ce mois-ci sur les hépatites liées au khat à Djibouti [3].
Il y a bien sûr, en dehors du rôle purement médical du khat, les accidents indirects, et on peut citer à titre d’exemple, les accidents du travail, les accidents de la route, les accidents domestiques…
Par ailleurs, il faut savoir que le khat entraîne une désinhibition sexuelle importante, une sorte de frénésie sexuelle qui s’installe après la consommation du khat et qui peut induire des rapports non protégés, non surveillés au risque de la transmission du VIH (virus de l’immunodéficience humaine, le virus du SIDA). Des enquêtes sont en cours pour essayer d’identifier le rôle du khat dans la transmission du VIH par ces conduites à risque.
Il y a-t-il d’autres maladies liées au khat qui vous viennent à l’esprit ?
Bien sur, on pourrait citer aussi le développement de maladies mentales (psychoses). Pour l’anecdote, on peut signaler également la possibilité d’attraper la douve du foie, qui est un parasite qui peut se trouver sur les feuilles. Ceci a été rapporté dans une autre revue prestigieuse, le Lancet, en 1995.
D’où l’importance de bien laver le khat avant de le consommer.
Exactement. Par ailleurs, j’avais mené une petite étude parce que nous avons eu à traiter plusieurs cas d’hépatite aigüe possiblement liés au khat. Sachant qu’on n’avait pas trouvé d’autre cause, nous avons fait analyser des feuilles de khat dans notre laboratoire toxicologique et celui-ci n’a pas trouvé un taux de pesticides supérieur à ce qui est communément accepté. Cependant, il n’est pas totalement exclu qu’il y ait des taux de pesticides parfois importants et qu’une consommation importante et répétée puisse entraîner un retentissement aigu.
Quelles sont les recommandations que vous préconisez en tant que médecin ?
En tant que cardiologue, je dis à mes patients qui fument de ne pas fumer et à mes patients qui khatent de ne pas khater.
On organise des campagnes qui coûtent des millions d’euros en France pour dire aux gens d’arrêter de fumer parce que c’est un vrai problème de santé publique, je dirais que pour le khat, c’est la même chose. Je mets cela sur le même plan que le tabac ou l’alcool. Je tiens à signaler également à nouveau que les effets cumulés du khat et du tabac sont particulièrement nocifs, sans parler des effets du tabac à plus long terme, etc.
Il y a 20 millions de gens qui khatent dans le monde et essentiellement dans cette partie de l’Afrique. C’est un fait de société, un fait culturel important au même titre que la consommation de tabac dans la plupart des pays du monde. Cela représente également un poids économique important. Il est très difficile de limiter la consommation de ces produits. En 2010, le nombre de fumeurs dans le monde est estimé à 1,3 milliard ! Cette augmentation est particulièrement importante en Chine, en Inde et dans les pays en voie de développement. Vous voyez que la route vers un monde sans tabac est encore longue.
Que répondez à tous ceux qui disent que le khat contient des vitamines C et que c’est également bénéfique pour la santé ?
Je pense qu’il vaut mieux manger des oranges !...
Pensez-vous qu’une consommation modérée et irrégulière du khat puisse avoir des vertus sanitaires ?
Je fais une fois de plus le parallèle avec le tabac. Après un problème cardio-vasculaire, c’est tolérance zéro pour le tabac... Je dis également à tous mes patients qui ont fait un problème cardiovasculaire, un infarctus, un AVC, qui ont des troubles du rythme cardiaque ou de l’hypertension artérielle, d’arrêter la consommation de khat. Je constate souvent que les gens arrêtent d’eux-même la consommation quand ils tombent malades.
A tous les gens bien portants qui prennent du khat à titre « récréatif », le jeudi par exemple, je dirais que ce n’est pas forcément une bonne chose, mais que si on ne peut pas s’en passer, toutefois il faut veiller à n’en consommer qu’une petite quantité. Mais on ne peut pas leur garantir qu’il n’y aura aucune répercussion sur leur santé.
Pensez-vous qu’on devrait mener une étude à Djibouti sur le risque du khat dans la population djiboutienne ?
Les premières descriptions concernant le Khat et ses effets pharmacologiques datent du XVIIIe siècle. Au cours des trente dernières années, plus de 400 références scientifiques médicales concernent les effets du Khat. Il est évidemment très intéressant de continuer à étudier ce sujet. Mais il ne faut pas perdre de vue que dans cette partie du monde, il y a d’autres priorités sanitaires qui sont bien plus préoccupantes, comme la malnutrition, la mortalité infantile, la tuberculose, le VIH…
Propos recueillis par Nadine Idriss
[1] « Morbidity and mortalité after intensive care management of hemorrhagic stroke in Djibouti », Med Trop, 2009 Feb, 69(1), p.41-4.
[2] « Khat chewing and acute myocardite infraction », Heart., 87(3), p. 279-80.
[3] Dr Coton, « Hepatotoxicity of khat chewing », Liver Int, 2010, Sep 2, Epub ahead of print.
C’est un risque qu’il faudra prendre au sérieux et informer nos frère e soeur khateurs e khateuses
Point de vue d’un cardiologue