Human Village - information autrement
 
Une guerre de gouvernance au Lycée francais Kessel
par Mahdi A., novembre 2024 (Human Village 52).
 

Comment expliquer que l’annonce de l’instauration du port obligatoire de l’uniforme à compter du 1er janvier 2025 ait suscité autant de colères et de frustrations, aussi bien chez les élèves que les parents du Lycée français de Djibouti ?

Sollicité par des parents, d’abord individuellement, puis par le collectif qu’ils ont constitué, Human Village a entrepris de retracer l’origine du problème à partir de différents éléments [1]. Nous avons essayé à trois reprises de contacter le proviseur du Lycée Kessel, Monsieur Bruno Lassaux, afin de l’inviter à réagir, nos demandes sont restées sans réponse.

Contexte
La genèse de la tension actuelle se trouve dans une modification du règlement intérieur de l’association en charge de la gestion de l’établissement. En effet, le lycée Kessel n’est pas strictement une institution publique française, mais une structure indépendante conventionnée avec le gouvernement français, représenté par l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE), qui lui fourni une partie de son encadrement et de ses enseignants [2].

Dans un courrier du 25 septembre 2018, adressé à Moustapha Idriss Nour, président de l’Association des parents d’élèves (APE), le directeur de l’AEFE exposait ainsi la situation du lycée :
« En 2011, l’Agence exprime la nécessité (urgente) de construire des bâtiments pour le secondaire [3]. Pour accompagner l’APE dans ce projet, le taux de participation à la rémunération des résidents [4] est bloqué à 47% en 2012, puis ramené à 43% à partir de l’année suivante.
Cet allègement de charges a permis au LFD de constituer une provision aujourd’hui suffisante pour mettre en œuvre la première phase du projet.
Les compétences du proviseur, qui a mené à bien plusieurs projets immobiliers d’ampleur, doivent être mises pleinement à profit durant cette phase déterminante pour l’établissement, en lui accordant plus d’autonomie et en lui confiant davantage de responsabilités.
Une équipe de parents s’est considérablement investie à la tête de l’association gestionnaire toutes ces dernières années. Mais les départs successifs de la majeure partie des responsables de l’APE, depuis juin dernier, ne permettent plus de réunir le quorum nécessaire aux prises de décision du comité de gestion, y compris celle de démarrer la mise en œuvre de cette restructuration immobilière indispensable à la mise en sécurité des élèves.
Le directeur de l’AEFE propose un changement des statuts de l’association gestionnaire dont il prendrait la présidence et qui accorderait plus de latitude à l’équipe de direction. Ce nouveau mode de fonctionnement, basé sur une gouvernance resserrée, pourra être limité dans le temps, au moins pour la durée de la réalisation du projet immobilier.
En outre, le service immobilier de l’AEFE apportera toute son expertise au LFD durant la réalisation de sa restructuration. »

En conclusion, le directeur de l’AEFE demandait à l’APE de réunir une assemblée générale extraordinaire afin de soumettre aux suffrages des parents d’élèves l’évolution vers un passage « en gestion directe » du lycée. Ce ne seraient plus des parents d’élèves élus qui piloteraient l’association, mais un nouveau conseil d’administration présidé par le directeur de l’AEFE représenté par le proviseur, et « composé paritairement de membres de droit et de représentants de parents d’élèves », sur un modèle déjà mis en place à Tokyo et Athènes.

Aussitôt formulée, aussitôt convoquée
Le 11 novembre 2018, une note envoyée aux parents d’élèves par l’administration du lycée évoque des problèmes de gouvernance qui se posent depuis 2009, liés à des difficultés de recrutement d’enseignants venus de France « qui compromet la qualité de l’enseignement », et un état déplorable des bâtiments. Elle présente la réforme proposée comme permettant de garantir la qualité de l’enseignement dispensé au lycée, l’obtention de la garantie de l’État pour le financement des travaux nécessaires, et d’éviter une hausse des droits de scolarité. Elle signale également que le président de l’APE, Moustapha Idriss Nour, soutient le projet.

L’assemblée générale des parents d’élèves se réunit donc le 19 novembre 2018, sous le contrôle d’un huissier de justice, et adopte la modification des statuts à une large majorité des participants (avec 467 votants sur 783 inscrits) par 355 voix contre 112.

L’intérêt des autorités françaises
La situation du Lycée français de Djibouti a ensuite été l’objet de plusieurs études de parlementaires français. Le 9 octobre 2019, le sénateur Gilbert-Luc Devinaz loue les évolutions auprès de ses collègues à la suite d’une visite de l’établissement :
« Sur la question de l’enseignement français, lors de notre visite, nous nous sommes rendus au lycée français où la situation était difficile, mais elle semble s’améliorer. Cela présente un intérêt pour les enfants des militaires français mais aussi pour les enfants de l’élite djiboutienne. Le lycée va de nouveau être un lieu qui fonctionne » [5].

Des élus de l’Assemblée nationale, Bertrand Bouyx, Annie Chapelier, Véronique Hammerer, Jean-Luc Reitzer et Jean-Luc Lagleize, présentent au même moment un long rapport sur les relations franco djiboutiennes dans lequel ils évoquent la situation du lycée Kessel. Ils présentent les enjeux qui leur importent et les conclusions qu’ils en tirent :
« Le lycée français de Djibouti, homologué par le ministère de l’éducation nationale et lié par une convention à l’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger (AEFE), est géré par une association dont le conseil d’administration est composé pour moitié de fonctionnaires – direction de l’établissement et ambassade – et pour moitié de représentants de parents d’élèves. Il accueille près de 1 900 élèves de la maternelle à la terminale.

Un établissement réputé mais vieillissant
C’est peu après l’indépendance, en 1978, que l’école primaire française Françoise Dolto est inaugurée pour accueillir 160 élèves. En 1994, une école secondaire ouvre, le lycée Joseph Kessel. Les deux établissements fusionnent en 2007 pour devenir le Lycée français de Djibouti, bien qu’ils continuent d’occuper deux campus distincts : le lycée à proximité immédiate de la base militaire française, l’école maternelle et primaire sur une emprise plus éloignée et isolée, à environ quatre kilomètres au sud.
Au total, l’établissement actuel scolarise désormais 1 860 élèves, dont 63 % de Français, 33 % de Djiboutiens et quelques ressortissants d’une vingtaine d’autres pays. Parmi les élèves français, 40 % sont binationaux et 47 % sont issus de familles militaires. Avec un taux de réussite au baccalauréat allant de 93 % à 100 % selon les séries et quelques deux tiers de mentions, le LFD est un établissement réputé et recherché par l’élite djiboutienne – 80 % des membres du gouvernement y ont inscrit leurs enfants – et par la communauté étrangère. Il propose des classes bilangues en anglais, allemand et arabe, ainsi qu’une section européenne au lycée. Les frais de scolarité vont de 2 100 euros par an en petite section à 5500 euros en première et en terminale, soit une moyenne de 3 700 euros par an nettement moins élevée que les établissements comparables dans la région.

Un chantier de grande envergure
La vétusté des installations a décidé le conseil d’administration à engager un vaste chantier de modernisation de l’établissement en trois phases, la première portant sur les locaux du secondaire, la deuxième sur le primaire et la troisième sur les équipements sportifs. Ce chantier entièrement autofinancé par l’établissement, pour un montant total de l’ordre de 15 millions d’euros – le lycée ne pouvant financer sur fonds propres que la première phase, pour un montant de quelque 5 millions – consiste notamment à regrouper les deux campus sur le site Kessel, mitoyen de l’emprise des FFDJ car le site Dolto, qui accueille encore aujourd’hui les élèves de primaire, est enclavé et éloigné de quatre kilomètres, ce qui présente des problèmes de sécurité et de transport. Le conseil d’administration a privilégié un projet architectural qui, en tirant parti de la direction du vent chaud venu du désert, permettra de faire d’importantes économies d’énergie – l’établissement règle actuellement une facture d’électricité de l’ordre de 20 000 euros par mois, étant entendu que toutes les salles doivent impérativement être climatisées.
La délégation est d’avis que le ministère de tutelle doit suivre avec attention ce dossier, d’autant plus qu’il n’implique aucune dépense de sa part, car le Lycée français de Djibouti est un élément central de la politique d’influence de la France dans cette région et, surtout, de la relance de l’apprentissage du français dans une région où il est menacé ».

Pour ces parlementaires français, il s’agirait de maintenir un établissement attractif pour les parents envoyés par la France à Djibouti et les élites djiboutiennes, afin de maintenir la position culturelle française dans le pays, et ceci au coût le plus faible possible pour l’État. En effet, l’établissement est sensé être auto-financé, le gouvernement français prenant en charge principalement les frais de scolarité des enfants des fonctionnaires expatriés et une partie des salaires des enseignants et des gestionnaires détachés de l’Éducation nationale.
Ces éléments de contexte maintenant posés, nous présenterons notre analyse de la crise actuelle au sein du Lycée Kessel dans un article publié le jeudi 21 novembre.

Mahdi A.

Note aux parents, 2018
Rapport à l’Assemblée nationale française, 2019

[1En particulier une note aux parent du 11 novembre 2018 intitulée « Changement de statut du LFD », et un rapport parlementaire de 2019.

[2En 2018, 39 (ou 53 selon une autre source) professeurs dit « résidents » sont titulaires du ministère français de l’Éducation nationale. Ils perçoivent le même salaire qu’en France plus une indemnité qui couvre leur loyer.

[3En 2005, le proviseur Alain Raymond écrit dans un rapport de fin de mission que le LFD souffre d’un « délabrement rampant et d’une dépréciation continuelle… Un plan pluriannuel de rénovation du site paraît aussi urgent que nécessaire ».

[4Part de la rémunération des professeurs résidents reversée à l’AEFE.

 
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