Human Village - information autrement
 
Vingt ans plus tard, Moussa Aïnan attend d’être indemnisé après le crash du vol d’Ethiopian Airlines
par Mahdi A., février 2016 (Human Village 26).
 

Presque vingt ans de procédure. Vingt ans que Moussa Aïnan Abdillahi désespère d’être indemnisé malgré des séquelles importantes. Moussa Aïnan Abdillahi est un miraculé, il a survécu au crash du vol 961 d’Ethiopian Airlines qui assurait la liaison Addis-Abeba-Nairobi-Brazzaville-Lagos-Abidjan, dans lequel il avait pris place ce 23 novembre 1996 [1].
Ce vol d’Ethiopian Airlines transportait cent-soixante-quinze passagers, dont douze membres d’équipages. Syndicaliste, Moussa Aïnan se rendait à une réunion du Centre afro-américain du travail (CAAT) qui se déroulait à Cotonou, au Bénin. Mais trois heures quinze après le décollage, le vol 961 s’écrase dans le lagon de la Grande Comores à une vitesse d’impact de 320 kilomètres/heure. Seules cinquante personnes ont survécu au drame ; cent-vingt-cinq y perdirent la vie.
Après vingt ans de procédures, Moussa Aïnan Abdillahi attend toujours une légitime indemnisation du préjudice qu’il a subit. Toute sa vie a été complètement chamboulée par cette tragédie. Les conséquence physiques, psychologiques et financières – ne serait-ce que sur les pertes de salaires – ont fracassé la vie de Moussa Aïnan Abdillahi. Depuis le crash, sa famille vit toujours avec le traumatisme. La vitesse de la chute de la carlingue, le bruit du crash, la certitude que sa dernière heure était arrivée… Depuis près de vingt ans, Moussa Aïnan Abdillahi ne cesse de revivre le cauchemar du 23 novembre 1996. Car si les conséquences physiques, comme les fractures, ont fini par s’estomper, les séquelles psychologiques perdurent en dépit du soutien de sa famille et de ses proches. « J’avais perdu le sommeil, je me réveillais toutes les heures en sursaut et en sueur. J’étais en plein stress post-traumatique », explique-t-il. « Avec le temps, le sommeil est moins haché mais le traumatisme perdure. Je suis tout le temps en alerte, je revis le film de A à Z en boucle. La nuit je rêve en permanence que je tombe, que l’avion s’écrase. Le jour, le moindre bruit légèrement plus fort que la normale me fait sursauter. Je ne suis plus jamais remonté dans un avion après que nous avons été ramenés à Addis-Abeba ».

Une procédure à n’en plus en finir…
Après un peu moins de vingt ans de procédure, Moussa Aïnan Abdillahi est toujours en attente de réparations pour les préjudices moraux, financiers et patrimoniaux subis du fait de la catastrophe aérienne. La convention de Varsovie pose le principe de la responsabilité automatique du transporteur aérien en cas de dommages corporels, et ce quelles que soient les circonstances de l’accident, à partir du moment où l’accident s’est produit à bord d’un de ses appareils ou en cours d’embarquement ou de débarquement.
L’indemnisation est plafonnée à 20 000 dollars par passager. Jusqu’à cette somme, le transporteur ne peut s’exonérer de sa responsabilité. Les compagnies sont assurées, ce ne sont donc pas elles qui supportent directement ces coûts mais les assureurs, en l’occurrence la Lloyd’s. Cependant, il faut savoir qu’en cas de faute grave du transporteur, le plafond de 20 000 dollars saute. Et c’est là que réside tout le nœud juridique de cette affaire. Moussa Aïnan Abdillahi estime que c’est du fait de nombreuses défaillances dans le respect des normes de sécurité par la compagnie Ethiopian Airlines, que l’avion a pu être détourné par trois pirates vers l’Australie. Faute de carburant, le Boeing 767 s’est ensuite écrasé dans le lagon de la Grande Comores. Pour Moussa Aïnan Abdillahi, l’avion n’aurait pas été détourné si Ethiopian Airlines avait rempli pleinement son obligation contractuelle d’assurer la sécurité de ses passagers. C’est en partant de ce postulat qu’il rejette le plafonnement de l’indemnisation à 20 000 dollars. Pour lui, la Convention de Varsovie ne peut s’appliquer en la matière.

Ethiopian Airlines a-t-elle manqué à ses obligations vis à vis de ses passagers ?

Photo Tom Whittle

Les longues années de procédures ont abouti aux conclusions de l’arrêt n°23/C/02/AG du 20 février 2005 de la Cour suprême de Djibouti, puis à celui de la Cour d’appel du 19 mars 2012. Ils donnent raison au plaignant, notamment sur le fait qu’il ne peut y avoir de limitation de responsabilité du transporteur : « Considérant que pour ce qui concerne le pourvoi formé par la compagnie aérienne Ethiopian Airlines contre l’arrêt n°119/BIS/ADD/2000, il n’y a lieu de déclarer que la responsabilité du transporteur aérien est établie ; Considérant qu’aux vues des éléments du dossier, la compagnie aérienne Ethiopian Airlines n’a pas pris toutes les mesures nécessaires pour éviter d’exposer ses passagers à un crash aérien ; Considérant que la limitation de responsabilité est inapplicable en cas de faute lourde du transporteur ; Que dans le cas d’espèce, les circonstances du crash aérien demeurent confuses et qu’au surplus Ethiopian Airlines a refusé de communiquer le rapport officiel de l’accident malgré une sommation par huissier du 25 mai 2002 ». Ainsi l’article 25 de la convention de Varsovie sur la limitation de la responsabilité est inapplicable puisque la faute lourde du transporteur a été démontrée. En pratique, les compagnies font des propositions pour trouver un terrain d’entente à l’amiable avec les victimes afin d‘éviter le procès. Ethiopian Airlines n’a pas fait exception à la règle, elle a proposé à maître Martinet, conseil de la victime, une transaction pour solde de tout compte, d’un montant de 55 000 dollars ; bien au delà des 20 000 dollars fixés par la Convention de Varsovie. Cette proposition a été refusée par le plaignant estimant qu’elle est loin du compte selon lui. C’est donc à la justice de chiffrer l’indemnisation.

Peut-on chiffrer une indemnisation ?
Oui, bien évidemment et il y a deux types de préjudices qui doivent être réparés dans ce cas de figure : le préjudice moral et le préjudice économique. Il s’agit de reconstituer les ressources de la victime au moment du crash ainsi que ses perspectives d’évolutions professionnelles. Les montants compensatoires sont basés sur ce qu’a perdu la victime en termes de revenus, suite à ces traumatismes. C’est ainsi que la justice est appelée à se pencher sur le montant qu’il aurait pu capitaliser sur le restant de carrière et qu’il aurait pu avoir. Ce sont des arguments qui reposent sur des réalités chiffrables et qui sont chiffrés depuis longtemps par les compagnies d’assurances.

Quel est le préjudice de Moussa Aïnan Abdillahi constaté par les experts médicaux ?
Les séquelles décrites par les experts (docteurs Abdillahi H. Aïnan et Turbelin) ont eu des conséquences extrêmement graves sur la carrière de la victime, compte tenu de la diminution de sa mémoire et de sa concentration, de céphalées tenaces et de troubles neurologiques (insomnies, cauchemars, vertiges, évanouissements), allergie aux bruits des réacteurs d’avion, angoisse, fatigabilité… À tel point que son employeur, l’aéroport de Djibouti, a été contraint de le muter de son poste de chef de subdivision fret où il était au contact des avions, au poste de chef de la subdivision personnel par décision en date du 22 juin 1998 ; les séquelles de l’incident étaient si importantes qu’elles se sont soldées par son licenciement, le 12 juillet 1998, et ce malgré une ancienneté de seize ans.

« Vous savez je ne souhaite à personne de vivre ce que j’ai vécu avec ce crash d’Ethiopian Airlines ! Il faut bien comprendre qu’avant l’avertissement du commandant au micro nous demandant de bien nous attacher car l’avion allait devoir procéder à un atterrissage forcé, personne n’était conscient que l’avion avait été détourné depuis plusieurs heures. J’ai immédiatement regardé à travers le hublot de l’avion pour voir ce que nous survolions… Mais on était encore au dessus des nuages. Impossible d’identifier la zone survolée. Dans le même temps je vous laisse imaginer le niveau de tension des passagers et la panique générale qui avait gagné toutes les personnes à bord. Il m’est impossible de trouver les mots pour décrire la scène que nous vivions. J’avais l’impression que le temps s’était arrêté. Je pouvais malgré le désordre et l’hystérie entendre chaque battement de mon cœur. J’ai pensé à ma jeune fille, Hawa, elle était née le 9 novembre, elle avait à peine 15 jours. J’ai regretté de ne pas avoir pris le temps de mieux dire au revoir à mon épouse. Je me suis demandé comment ils allaient continuer à pourvoir subvenir à leurs besoins sans moi… Mon épouse ne travaillait pas. C’est inimaginable comme situation. Tout en étant dans mes pensées je continuais à scruter l’horizon. C’est là que j’ai compris que nous allions nous crasher dans la mer… Je ne voyais pas les îles. Après c’est assez flou, le choc a été extrêmement violent, puisque l’avion a percuté les récifs à plus de 300 kilomètres à l’heure, sous le choc l’avion s’est même brisé en trois morceaux. Immédiatement l’eau a pénétré de toutes parts dans l’avion. En ce qui me concerne j’étais solidement attaché à ma ceinture de sécurité. J’ai toujours en mémoire qu’au dessus de moi, la mer charriait des corps, parfois des morceaux de corps humains, des bagages… La couleur de l’eau de la mer était rouge sang. A ce moment là, qui me semblait une éternité pourtant, je me suis détaché sans vraiment avoir la maîtrise de mes gestes, à ce niveau de panique, tout est réflexe. Plus rien n’est mental, c’est le corps qui prend le commandement, il n’interagit plus avec le cerveau… En tout cas c’est comme cela que je l’ai vécu. Après m’être détaché, j’ai actionné mon gilet de sauvetage : j’ai été expulsé à l’extérieur de la carlingue de l’avion par un fort courant. Là, j’ai commencé à toucher toutes les parties de mon corps… Je ne comprenais pas, il me semblait que j’étais indemne à première vue, alors que tout autour de moi n’était que désolation, déchirure, cris, pleurs… Je n’imagine pas l’enfer autrement ! A l’horizon, je distinguais une île, je pensais pouvoir l’atteindre à la nage me semblait-il ? Mais c’était présumé de ma force, elle devait se situer à 600 ou 700 mètres. Impossible de m’y rendre : dès que je parvenais à gagner 5 mètres à la nage, aussitôt les vagues me rejetaient 10 mètres en arrière. Je m’épuisais pour rien… La force du courant était vraiment trop forte. Dans le même temps, j’angoissais également à cause de l’importante quantité de sang tout autour de moi, je craignais que les requins ne soient finalement attirés par cette odeur de sang qui m’était insupportable. C’est effrayant à vivre. Par chance l’avion s’est écrasé à proximité du plus grand hôtel touristique des Comores, c’est delà que de nombreux touristes, ainsi que le personnel de l’hôtel, nous sont venus en aide avec de petites embarcations. Allongés sur le sable, nous n’étions plus que cinquante survivants, sur les cent soixante-quinze passagers montés à bord du vol…

Le pire de tout, c’est que moins d’une heure après avoir été secourus, un compatriote ainsi que moi même avons été mis aux arrêts par les forces de police des Comores. Un personnel de l’appareil d’Ethiopian Airlines ayant déclaré que nous étions ceux qui avaient détourné l’avion… Vous imaginez ! Nous avons été mis en garde à vue plusieurs jours. Du coup nous n’avons pas pu bénéficier de soutien psychologique et médical réservés aux passagers. Il nous était impossible de joindre nos proches pour leur dire que nous étions rescapés. Aucun vêtement ne nous a été remis, ni même une couverture, alors que nous n’avions sur nous que des lambeaux de tissus. Nous avons été violentés, malmenés, par les forces de l’ordre. Il aura fallu, après plusieurs jours, le témoignage d’un diplomate américain assis sur notre rangée, pour que l’on daigne nous relâcher sans le moindre mot d’excuse. A la suite de notre libération, Ethiopian Airlines nous a abandonnés dans le froid, sans un sou en poche et livrés à nous même à 5 heures du matin devant l’aéroport d’Addis-Abeba… Et dire que le slogan de la compagnie c’est la « fierté de l’Afrique »… Un tel comportement est inadmissible, inhumain. Depuis cette date je n’ai plus jamais repris un avion de ma vie. Le plus drôle c’est que ma fille, Hawa, a grandi en m’observant me démener avec la justice face à la compagnie aérienne pour défendre ma cause : elle a toujours été très curieuse de la procédure judiciaire, il lui arrivait également de m’accompagner parfois au tribunal ou bien chez mon avocat lorsque je m’y rendais pour m’enquérir de l’affaire, de l’état d’avancement des procédure engagées. Ceci expliquant peut-être cela, Hawa s’est, naturellement je dirais, orientée vers les études de droit. Aujourd’hui elle est en deuxième année. Presque vingt ans de procédure c’est long. Au début j’étais impatient, fou de rage contre Ethiopian Airlines, aujourd’hui je suis serein, je prends les choses avec beaucoup plus de détachement. J’ai appris à prendre mon mal en patience. Pour moi ce n’est plus une question d’argent, c’est une question d’honneur, de principe. Je suis préparé mentalement à encore vingt années de procédure si nécessaire. Même si je devais trépasser demain, je sais que ce combat, c’est ma fille qui le continuera pour honorer ma mémoire. Il y a des blessures, des douleurs, des injustices que l’argent n’arrive pas à effacer. Ce combat, je le mène dorénavant plus pour moi : il faut que les Djiboutiens comprennent qu’en défendant mes droits, ce sont les leurs que je défends. L’arrêt qui sera prononcé par la justice, fera jurisprudence. La Cour d’appel devrait donner son délibéré le 21 mars 2016, peut-être la fin du tunnel… Je m’y rendrais comme à chaque fois avec mon épouse et ma fille le cœur léger ».

A l’écoute de ce récit édifiant, au delà de la lenteur inexplicable de la justice, on ne peut qu’être choqué, ému mais également admiratif devant une telle obstination et une telle détermination à faire valoir ses droits coûte que coûte.

On peut s’interroger ce qu’Ethiopian Airlines a à gagner en terme d’image de cette procédure longue qui ternit son image. D’un point de vue humain cela paraît choquant. On serait curieux de connaître l’avis sur la question de Tewolde Gebremariam, directeur général d’Ethiopian Airlines. Rappelons qu’il s’est réjoui dans les colonnes du journal Le Monde [2] du succès fascinant ainsi que de l’extraordinaire réussite économique de sa compagnie, qu’il annonçait comme « la plus grande compagnie aérienne d’Afrique […]. En 2014, nos bénéfices étaient de 175 millions de dollars (158,5 millions d’euros). C’est plus que l’ensemble des autres compagnies africaines » avait-il expliqué.

Mahdi A.


[1Voir l’article sur Wikipédia.

[2Le Monde du 4 novembre 2015.

 
Commentaires
Vingt ans plus tard, Moussa Aïnan attend d’être indemnisé après le crash du vol d’Ethiopian Airlines
Le 16 avril 2016, par .

on est loin de la publicité de Ethiopian airlines.
Un point intéressant a se rappeler la prochaine fois avant de courir acheter un billet sans seconde pensée.


Vingt ans plus tard, Moussa Aïnan attend d’être indemnisé après le crash du vol d’Ethiopian Airlines
Le 18 avril 2016, par bogson.

Quelle extraordinaire Histoire !
Je souhaite le meilleur Pour ce Téméraire Monsieur !
Que Dieu lui rende Justice ! Amen

 
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