Stratégie logistique et de transport au service du développement en Afrique, est publié chez L’Harmattan en 2015. Ce recueil des principales interventions et présentations effectuées par les universitaires participants au « séminaire international sur les stratégies logistiques et des transports mise en œuvre par les autorités publiques dans les pays côtiers en Afrique », se veut une radioscopie et un prolongement du travail de réflexion et de recherche mené par les élites politiques et économiques. Human Village a réalisé une interview exclusive des trois universitaires qui ont dirigé cette publication. Achaa Abdillahi Ahmed, doyenne de l’institut universitaire de technologie tertiaire de l’université de Djibouti, Bernadette Smeesters, expert technique international de la coopération universitaire française, conseillère du président de l’université de Djibouti, et Ibrahim Chitou, conseiller du ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche au Togo et professeur à l’université Paris 13-Paris Nord, répondent à nos questions.
La logistique et les transports sont un des piliers de la politique de développement mise en œuvre par le gouvernement de Djibouti. Quelles sont les forces et les faiblesses de cette politique à Djibouti d’abord ?
La République de Djibouti a la capacité de tirer parti de ses particularités pour rebondir en relevant les défis face aux contraintes imposées par son environnement. Ainsi, en l’absence de ressources naturelles exploitables (agriculture, minerais…), Djibouti prend appui sur sa situation stratégique pour développer le secteur tertiaire au premier desquels figure la logistique et le transport. Autre défi : son marché est dépassé par l’ouverture régionale et internationale (soit au-delà de l’Éthiopie) de ses activités portuaires.
Djibouti est un petit État d’environ 850 000 habitants ; son économie est basée essentiellement sur des activités de services – le secteur tertiaire représente 79% du PIB – dont les transports, particulièrement les activités portuaires, restent le sous-secteur le plus important. Étant donné les conditions climatiques défavorables, un marché domestique étroit et des ressources naturelles rares, le pays compte beaucoup sur les activités portuaires.
Votre rencontre universitaire s’est intéressée à tout le continent africain. Pouvez-vous étendre cette analyse au niveau continental en termes de forces et de faiblesses mais aussi et surtout les défis qu’il faut relever dans un avenir plus ou moins long ?
Les faiblesses sont :
– le manque de vision concernant le développement ;
– les égoïsmes nationaux ;
– une approche séquentielle du développement ;
– des faiblesses en matière de promotion des infrastructures structurantes de développement ;
– le manque réel de politique volontariste de développement par intégration régionale ;
– des insuffisances quantitatives et qualitatives des formations utiles et nécessaires mettant les accents sur les dimensions « capacités » et « compétences » ;
– le modèle éducatif défaillant dans la plupart des pays (en l’occurrence dans les pays francophones) ;
– des insuffisances en matière de stratégies partenariales entre les pays, dans une approche de complémentarité des forces, en vue de créer des dynamiques synergiques de pôles de développement ;
– l’absence d’une culture « glocale »permettant de mieux structurer des stratégies de développement au regard des problématiques de développement aux niveaux régionaux et sur le plan du continental ;
- la faible perception des rôles des ports et leurs prolongements dans les dynamiques de reformatage des espaces socio-économiques et la promotion des niches de développement.
Les forces sont :
– la jeunesse des économies : tout est à construire ;
– la jeunesse de ses populations ;
– la capacité de faire des sauts technologiques favorables aux dynamiques concurrentielles.
Les défis à relever sont :
– la promotion des compétences utiles et nécessaires ;
– le développement de la professionnalisation ;
– la mobilisation des ressources et leur utilisation rationnelle ;
– la mobilisation des acteurs autour des projets de développement à partir des atouts des uns et des autres ;
– la promotion des activités de recherche autour des questions de flux et développement ;
– la promotion des méga pôles de développement constitués en plateformes de redistribution planétaire des flux.
L’offre de formation universitaire et surtout la carte des formations proposées à l’IUT se veulent évolutives comme vous le dites en introduction à votre ouvrage. L’université de Djibouti a-t-elle tiré parti de cette rencontre pour améliorer, perfectionner sa carte de formation universitaire ?
En effet, cette rencontre avec des experts internationaux venant de différentes universités d’Europe et d’Afrique (France, Italie, Egypte, Togo, Sénégal, Maroc) et les représentants des entreprises publiques et privées portuaires et logistiques de Djibouti ont pour effet d’élargir le champ des connaissances dispensées dans les filières des DUT et licence en logistique et transport
A moyen terme, le réseau ainsi constitué constituera une base solide pour la mise en place du master en logistique et transport, attendu par de nombreux professionnels et étudiants. Précisons à cet égard que quatre enseignants-chercheurs de l’université de Djibouti sont docteurs en logistique et transports, et que, dans ce domaine, deux thèses sont en voie de finalisation et trois autres viennent d’être entamées.
L’un des objectifs du séminaire était de « prolonger le travail de réflexion initié par les acteurs et les élites politiques et économiques ». Or le séminaire a été un formidable tremplin qui a permis d’éclairer de manière congrue les voies et moyens de renforcer la pertinence et la qualité des politiques publiques en matière de logistiques et de transports. Avez-vous constaté de réelles évolutions dans les stratégies mise en œuvre par l’exécutif dans ce secteur ?
Indépendamment des résultats de ce colloque international, il est incontestable que la construction des nouveaux ports et le développement de leurs interconnexions avec les transports par chemins de fer, par air et par route et, corrélativement, de leurs mises en concurrence, constituent l’expression d’une stratégie de dynamisation de politiques publiques de la République de Djibouti.
Ceci étant, les débats au cours de cette rencontre témoignaient de l’ouverture constante aux perspectives de perfectionnement et de coopération avec les pays étrangers.
Dans votre ouvrage, vous dressez le constat simple et décisif suivant : pour se démarquer dans la compétition qui fait rage, la qualité des infrastructures et des équipements mis en œuvre dans les ports et les hinterlands sont déterminants. Quels sont les principaux leviers à la disposition des Africains pour renforcer leurs infrastructures et équipements et tirer leur épingle du jeu en matière de logistiques et transports ?
Le continent africain a besoin de ré-architecturer ses différents espaces socio-économiques à partir d’une analyse relative à l’organisation des flux (entrants, sortants et interétatiques, interrégionaux, inter-pôles de développement, etc.). Il s’agit de déconstruire le modèle organisationnel des flux légué par les empires coloniaux. Cela permettrait de créer (ou recréer) des dynamiques endogènes de développement. L’opérationnalisation de cette réorganisation implique la nécessité de développer des infrastructures de transport en mettant l’accent sur leurs connexions afin de décloisonner et désenclaver les espaces économiques et les zones d’activités. Pour ce faire, il faut :
– promouvoir des alliances stratégiques entre les pays côtiers (ayant des façades maritimes) et les pays de l’hinterland afin de développer des infrastructures portuaires et leurs prolongements en privilégiant des systèmes intermodaux en matière de transports ;
– développer des logiques de co-construction des infrastructures compte-tenu de leurs coûts très élevés ;
– associer des partenaires privés en développant des joint-ventures mixtes ;
– renforcer les fonds régionaux et continentaux de développement des infrastructures ;
– renforcer les capacités en matière de compétences dans les secteurs de ports et de transports en optant pour des approches de co-formation entre les mondes professionnels et universitaire ;
– développer des approches systémiques relatives aux problématiques de développement des infrastructures au regard de l’organisation des flux ;
– développer la coopération avec les pays développés dans des démarches d’appropriation des compétences sous-tendues par un cadre culturel de discipline, de rigueur et de responsabilité.
Et pour Djibouti, quels sont les forces et les faiblesses des infrastructures et des équipements ? Et comment les améliorer ?
Pour maintenir son niveau de compétitivité, Djibouti met son point d’honneur à doter les infrastructures portuaires des parcs et équipements les plus modernes, ainsi qu’en témoigne, par exemple, la construction d’un terminal flottant.
En matière d’équipements, les infrastructures portuaires modernes ont permis :
– le renforcement de la compétitivité du port,
– l’amélioration des interconnexions intermodales (terre-mer),
– le renforcement du transit régional, du corridor et la fidélisation des clients
– la consolidation de la position du port sur le marché de transbordement régional ;
– le développement des plateformes logistiques performantes dans le périmètre portuaire, des terminaux à conteneurs intérieurs ou ports secs (ICD inland conteneurs depot),
– des projets de création d’une zone commerciale dans le périmètre portuaire.
La sécurité est un autre paramètre décisif dans la problématique du transport maritime et de la logistique. La piraterie est un fléau qui sévit du détroit de Bab el-Mandeb jusqu’à l’océan Indien. Mais aujourd’hui, la mobilisation militaire internationale commence à en avoir raison. Peut-on considérer ce risque comme définitivement écarté ?
Tout d’abord, il faut noter une forte chute des attaques de pirates dans le détroit de bab el-Mandeb et dans l’océan Indien. Ce constat démontre l’impact de la mobilisation militaire internationale en termes de dissuasion et de jaculation de ces attaques. Donc il y a une bonne maîtrise actuelle du fléau de la piraterie suite à l’action conjuguée de l’UE et des Américains et une réelle volonté de la région à travers la signature du code de conduite de Djibouti en 2009.
Mais on ne peut pas dire pour autant que ce fléau est définitivement écarté. Une vigilance constante reste indispensable. Et c’est cette vigilance qui a conduit les États de la région à mettre en place différentes stratégies pour endiguer ce fléau : coopération, échange d’informations, proposition de stratégie de formation visant notamment à reconvertir les pirates en matelots, etc…
On aime à présenter Djibouti comme un territoire ou un pôle d’attractivité économique. Mais l’étroitesse de son marché ne réduit-il pas fatalement le rôle de notre pays comme un hub ou une plateforme d’éclatement des marchandises vers le grand espace du marché commun d’Afrique orientale et australe (COMESA) ?
La République de Djibouti transforme cet inconvénient en levier de développement économique. En effet, elle en fait un atout lui permettant de renforcer ses relations économiques avec les pays du COMESA.
Djibouti est donc un État où la majorité du trafic portuaire, soit environ 88%, n’est ni produit ni consommé au niveau national, mais plutôt transporté vers / en provenance d’autres pays-tiers dans toute la région concernée. En effet, l’activité de transit concerne le trafic dont la provenance ou la destination terrestre est située dans un pays autre que celui où se situe le port. L’activité de transbordement est une prestation de service rendue aux armateurs, consistant à décharger des marchandises d’un navire et à les recharger ultérieurement sur un autre navire. Ces deux activités sont certes génératrices de valeur ajoutée. Cependant, la régionalisation, comme modèle de développement portuaire, permettra de concevoir et développer des services portuaires et logistiques innovants avec un haut niveau de valeur ajoutée
Les ambitions du port de Djibouti visant à devenir un port d’éclatement régional remontent à des temps anciens. Le terminal à conteneurs de Doraleh est susceptible de jouer un rôle de hub régional principal, dans la mesure où d’un côté, il est connecté par des navires-mères aux grandes lignes maritimes intercontinentales, et de l’autre, il peut servir de plate-forme de collecte ou de redistribution des conteneurs depuis ou vers des ports régionaux secondaires. Le port de Djibouti n’a pas un arrière-pays très vaste et souhaite développer le transbordement, activité cependant très volatile. La stratégie de régionalisation portuaire est caractérisée, en plus de l’accessibilité nautique, par l’accueil des navires et la disponibilité de terminaux, ainsi que par une liaison avec l’arrière-pays, ce qui valorise la marchandise.
De nos jours, un port peut être considéré comme un nœud reliant la chaîne de transport. Avec le développement de nouveaux schémas logistiques de transport maritime, les ports modernes peuvent concourir en apportant de la valeur ajoutée à la marchandise à son passage, pour atteindre le trafic des concurrents lointains.
La régionalisation élargit la portée de l’arrière-pays d’un port grâce à un certain nombre de stratégies et de politiques le reliant à un plus grand marché, et apporte la perspective du développement du port à une échelle supérieure géographique, à savoir, au-delà du périmètre du port. Il s’agit des ports intérieurs et des plaques-tournantes logistiques.
Le port de Djibouti ne doit pas rester un simple lieu de transit de la marchandise (entre la terre et la mer) ou de transbordement (de navire à navire), mais doit développer des activités de négoce, de distribution ou des activités industrielles qui visent à transformer la marchandise d’une façon ou d’une autre. La stratégie de régionalisation portuaire permet donc de jouer sur la complémentarité port-couloir/port-logistique.
Selon vous, trois grands critères définissent le niveau d’attractivité des pôles ou des territoires économiques. Il s’agit de l’enseignement supérieur et la formation, le niveau technologique et la sophistication des pratiques managériales. Objectivement, Djibouti est-elle nantie de l’un de ces paramètres ou critères ? Comment rattraper les éventuelles déficiences ou retards dans l’un de ces domaines ?
Ce sont, en effet, les trois grandes catégories de critères retenus par le « Global Competitiveness Report », conçu par le Forum économique mondial. Nous observons que la République de Djibouti investit dans les trois secteurs, avec des stades de développement spécifiques.
Ainsi, concernant l’enseignement supérieur, force est de constater qu’il s’agit d’une priorité de la politique du pays et qu’après 8 années d’existence, l’Université de Djibouti, par exemple, offre une panoplie très large de formations de premier cycle, a commencé à mettre en place les premiers masters et compte aujourd’hui plus de 50 docteurs. En particulier, l’ouverture du master « Droit international des Affaires » permettra de doter davantage les pouvoirs publics et les entreprises de cadres compétents. Les ressources technologiques se situent principalement dans les secteurs de la logistique et des télécommunications, même si leur exploitation reste encore perfectible par une gestion plus efficace.
Quant à la sophistication des pratiques commerciales, les efforts des pouvoirs publics sont à poursuivre, notamment par une plus grande transparence et publication de la jurisprudence dans ce domaine. Celles-ci contribuent à mieux sécuriser le climat des affaires, indispensable pour attirer les investisseurs étrangers.
Quelle sera la suite logique de votre séminaire. Y’en aura-t-il d’autres dans un avenir plus ou moins proche ?
La publication des actes du colloque constitue la première suite. La mise en réseau des centres de recherche d’appartenance des experts internationaux, ainsi que le rapprochement de l’université de Djibouti avec les entreprises logistiques et de transport en sont d’autres. L’organisation conjointe de programmes d’études et de recherche et de séminaires internationaux concrétisera certainement la poursuite des réflexions ainsi initiées à Djibouti.
Propos recueillis par Mohamed Ahmed Saleh
Achaa Abdillahi Ahmed, Ibrahim Chitou, Bernadette Smeesters (dir.), Stratégie logistique et de transport au service du développement en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2015, 274 p.
avec des contributions de Khalifa Ababecar Kane (Sénégal), Hussein Abbas (Egypte), Abdillahi Aptidon Gombor (Djibouti), Andrea Caligiuri (Italie), Khanssa Lagdami (Maroc), Cédric Leboeuf (France), Ali Miganeh Hadi (Djibouti), Jean-Michel Moriniere (Emirats arabes unis), Moustapha Omar Mahamoud (Djibouti), Gwenaëlle Proutiere-Maulion (France), Jean-Michel Viola (France).