Human Village - information autrement
 
Les travailleurs du camp Lemonnier déboussolés
par Mahdi A., mai 2020 (Human Village 39).
 

Il y a quelques jours, nous présentions les mesures ambitieuses prises par le gouvernement pour soutenir l’emploi privé, notamment des subventions. Cette aide est évidemment appréciée. Elle permettra à certaines entreprises en difficulté de ne pas être contraintes de licencier d’employés et de passer cette période ou les rentrées sont inexistantes. Ce n’est pas une panacée, mais cela reste tout de même une belle trouvaille du gouvernement pour maintenir un maximum d’emploi.

On s’interrogeait aussi sur le sort des employés assujettis à la convention des agences privées d’emploi (APE). On en compte pas loin de 6000, employés dans les bases militaires, les Nations unies, ou les ambassades. Qu’allaient-ils devenir ? Il semblerait que la préoccupation porte essentiellement sur ceux officiant directement sur la base américaine ou travaillant pour des sociétés étrangères de génie civil, qui ont souvent une filiale enregistrée à Djibouti. Un responsable de l’une d’entre elles, employant 74 personnes, nous confie sa perplexité : « Comment voulez vous que nous continuons à nous acquitter des salaires de nos employés alors qu’ils ne travaillent pas ? Nous avons signé un contrat avec une APE précisément pour qu’en cas de force majeure nous puissions avoir la latitude de rompre le contrat et de limiter les frais dans une période délicate pour toute le monde, que l’on soit entreprise ou employés. Maintenant, j’ai des comptes à rendre à mon siège à Istanbul. Il m’est difficile de justifier, en dehors des charges fixes de l’entreprise comprenant le personnel expatrié issu du siège et résident à Djibouti, de verser 150 000 dollars de salaires mensuels à nos employés du chantier, alors que ce dernier est à l’arrêt. On s’est acquitté des 10 jours de mars, du mois d’avril, qu’en sera-t-il de mai ? Je ne sais pas. Combien de temps va durer cette interruption de nos activités à la suite de la mise en quarantaine de la base ? Nos questionnements à ce sujet auprès des autorités militaires sont restées lettres mortes. Nous sommes dans l’ignorance la plus totale. Par contre, ce qui est certain, c’est que nous ne pourrons pas continuer ainsi indéfiniment. La question du paiement des salaires du mois de mai se posera je le crains, et je ne peux donner aucune assurance sur ce que décidera mes responsables à Istanbul. La décision doit être prise directement par le siège. »
Si cette quarantaine se prolonge au sein de la base américaine, non seulement notre économie sera privée du salaire de 74 employés locaux, soit 150 000 dollars, mais les responsables de ces famille se retrouveront sans rien du jour au lendemain pour subvenir aux besoins des leurs. Ce cas n’est que le sommet de l’iceberg, les conséquences sur notre économie seront énormes, et difficilement chiffrables avec précision du fait de la diversité des situations du personnel local.

Interrogé lors de l’édition spéciale de la RTD - samedi 2 mai -, le manager du groupe Halt, Said Del Wais, dont 1300 salariés ont été mis à l’arrêt le 22 mars à la suite des consignes sanitaires adoptées par le camp américain de Lemonnier, avait expliqué que les institutions diplomatiques et militaires ne sont pas concernées par ces mesures d’aides au secteur privé national, car elles dépendent d’un régime spécial. Lui aussi n’avait pas caché sa crainte quant à la suite de l’employabilité des travailleurs djiboutiens sur la base américaine. Il a indiqué que, malgré les demandes effectuées, auprès des officiels américains aucune garantie n’a été apportée sur un retour à la fin de l’urgence sanitaire militaire. Cette décision est par ailleurs indépendante de la levée du confinement sur le territoire le 17 mai. La base américaine pourrait rester confinée encore longtemps. Selon les termes de son contrat avec l’armée américaine, Halt s’acquitte du versement des salaires et est remboursée le 60e jour échu. Cette situation inquiète Said Del Wais, qui n’a aucune information officielle sur les conditions de la mise en quarantaine de la base. Il ne sait pas si les onze jours de travail non effectués en mars, soit près de 500 000 dollars, seront payés par son contractant, ni les plus de 192 millions de nos francs que sa compagnie versera à partir de demain pour les salaires d’avril bien que les travailleurs soient confinés. Il a mentionné avoir alerté le gouvernement, notamment les ministres des Affaires étrangères, Mahmoud Ali Youssouf et du Travail, chargé de la réforme de l’administration, Isman Ibrahim Robleh, sur cette question. Malgré la bonne volonté des banques, ces dernières ne pourront pas indéfiniment accompagner son entreprise ni les autres sociétés d’emploi, sans un éclaircissement indispensable sur le régime des APE. La balle est du côté de l’État, qui devra s’engager diplomatiquement, comme en 2013 lors de la grève des travailleurs du Lemonnier, pour sauver les revenus de ses administrés pris dans la tourmente du covid-19.

Dans le même temps, la colère des salariés se fait à nouveau entendre, sept ans presque jour pour jour après les premières agitations ayant secouées le camp Lemonnier. Ils accueillent avec suspicions le silence des américains. Nous avons rencontré un salarié travaillant à la base – qui a demandé à conserver l’anonymat. Un des plus anciens en poste, puisqu’il a été recruté en 2004. Il ne cache pas durant notre échange son ressentiment, beaucoup de résignation et de fatalisme. Il nous explique que cette situation provoque d’importantes inquiétudes chez les 1300 employés concernés qui, compte tenu du manque total d’information de la part des autorités militaires sur leur devenir professionnel, se retrouvent plongés dans une complète incertitude. Les salariés excluent de rester les bras ballants face à cette situation, et comptent mobiliser les autorités nationales pour leur venir en aide.
« Pour être honnête j’ai peur : j’ai l’impression que l’on est en train de revivre, à peu de choses près, ce qui s’est passé en 2013. Cette situation pourrait les faire revenir à leur hypothèse de l’époque, d’augmenter le nombre de travailleurs étrangers. L’intérêt pour eux est que ces derniers sont logés au sein de l’installation militaire et sont interdits d’en sortir. Ils ne voient de Djibouti que l’aéroport d’Ambouli. Cette situation est inquiétante, car c’est les centaines de déjà présents qui font tourner la base, épaulés par les hommes en uniformes. Nous tentons de nous faire entendre, nous faisons des réunions de suivi entre nous, entreprenons des démarches auprès de nos responsables politiques. Nous ne savons pas de quoi sera fait demain, ni si nous percevrons à la fin du mois un salaire. On veut juste sauver ce que l’on a, sinon ce sera le chômage et la précarité. Les pouvoirs publics sont réceptifs quand on leur montre les incohérences de notre situation. Ce n’est pas suffisant. On veut qu’ils se mobilisent davantage à nos côtés. Nous sollicitons une intervention au plus haut niveau. Il faut secouer tout cela car dans un ou deux mois on sera pris à la gorge, nos économies seront plus qu’épuisées ».

Leur peur la plus tenace, celle qui leur ronge les tripes, est que l’armée americaine puisse saisir l’opportunité du covid pour accélérer certaines réformes, comme la réduction des coûts, mais dans le même temps, avec pour la partie djiboutienne des pertes de compétences et le travail, surtout s’ils s’aperçoivent, qu’en tournant avec un effectif réduit, ils parviennent à faire fonctionner l’infrastructure militaire, presque aussi bien, qu’avec leurs effectifs au complet… Les Américains ne peuvent pas juste être spectateurs du désarroi de ses salariés locaux, ils leur doivent quand même des comptes, un éclaircissement sur leur situation. Cela serait un minimum. A moins qu’ils optent pour un pourrissement de la situation. Ainsi ils pourraient embrayer en recrutant à l’étranger du personnel confiné qui n’aurait aucun contact avec l’extérieur, pour sans doute moins cher et mieux formés. Mais comment envisageraient-ils alors leur relation avec la population de ce pays ? Les salariés attendent de la considération, mais aussi surtout de la solidarité de leur employeur, la Navy. Est-ce trop demander à la première puissance économique mondiale ? Attendre qu’il n’y ait plus aucun cas détecté sur le territoire national durant un laps de temps de 28 jours revient à imposer à notre pays des conditions qu’à ce jour aucun pays au monde n’est parvenu à approcher...

Mahdi A.

 
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