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L’islam en France
par Mahdi A., novembre 2019 (Human Village 37).
 

L’Institut français proposait mardi 12, un débat sur une problématique surprenante à première vue : « L’islam en France, principales caractéristiques et nouvelles dynamiques ». Nombre de Djiboutiens ont pu être décontenancés devant cet intitulé. La conférence est animée par Franck Fregosi, professeur de sciences politique à Aix-en-Provence. Le programme nous en dit plus : « Au cours de cette conférence nous allons tenter d’éclairer un des versants de cet islam pluriel hexagonal en abordant précisément les dynamiques internationales qui continuent d’influer sur ses contours contemporains que ce soit au travers de logiques diasporiques de regroupement et de contrôle des populations, de réseaux religieux transnationaux, et des velléités d’États étrangers en matières de financement ou de diffusion de versions réputées orthodoxes de l’islam ».

C’est debout derrière un pupitre, face à un peu plus de deux cents personnes, que le professeur Fregosi a déroulé son analyse sur la situation de l’islam en France, articulée autour de quatre axes et de nombreuses références historiques.

L’historicité de l’islam
D’entrée de jeu, le conférencier a cadré son propos, en expliquant que la manière d’appréhender l’islam de France conditionne beaucoup la compréhension que nous pouvons en avoir. C’est la raison pour laquelle, de prime abord, il insiste sur la spécificité de l’islam en France. C’est « une réalité qui est nationale. Nous avons en France près de trois à quatre millions de citoyens de confession musulmane, dont la moitié sont des citoyens français ». Dans la première étape de sa démonstration, il rappelle l’historicité de l’islam en France, une « dynamique ancienne, qui puise ses racines dans la colonisation ». Il rappelle que la construction de la première mosquée de France a bénéficié d’une pluralité de financements, publics et venus des populations musulmanes des colonies. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France est un empire de quarante-quatre millions d’âmes, dont la moitié des ressortissants sont musulmans. Franck Fregosi n’omet pas de contextualiser les motifs qui ont pu inciter la France à bâtir, à l’instar de l’Allemagne, une belle et grande mosquée sur son territoire, inaugurée le 15 juillet 1926. Au-delà d’être une manière de montrer sa reconnaissance aux colonies qui avaient participé à ses côtés à la grande guerre, la France pouvait difficilement faire moins que sa grande rivale européenne, alors qu’elle se présentait comme le plus grand empire musulman du monde. Cette affirmation explique les velléités d’ériger, non loin de la cathédrale Notre-Dame, le minaret de la mosquée de Paris. La France devait tenir son rang. L’enjeu était de taille, il s’agissait de montrer à la face du monde que la grande nation française était en mesure « de pouvoir prendre en charge les besoins de ses sujets, particulièrement l’aspect religieux, compréhensible à l’égard de ses sujets musulmans ». Cette « mosquée vitrine » allait donner l’image d’une France bienveillante.

Comment des dynamiques internationales continuent à œuvrer à l’intérieur même de la gouvernance de l’islam de France ?
Pour Franck Fregosi, l’islam en France est tiraillé entre différentes mouvances, sous l’influence de gouvernements étrangers qui cherchent à instrumentaliser les pratiques religieuses de leur diaspora à des fins politiques. Par exemple, la stratégie déployée par l’État marocain envers les Marocains installés en France visait notamment « à lutter contre les associations des travailleurs d’extrême gauche ». Pour ce faire, il était primordial « de contrôler l’expression politique de ses ressortissants à travers les lieux de culte, pour éviter que des partis d’opposition au système politique monarchique ne soient trop présents sur le terrain associatif » et puissent propager des idées révolutionnaires. L’organisation de cette imperméabilité des fidèles aux « idées nocives » est réalisée « à travers une myriade de fédérations musulmanes qui ont pignon sur rue, tout à fait légales, et qui ont tendance pour certaines d’entre elles, à reproduire ou à défendre un certain nombre de points de vue de l’État extérieur, étranger. […] Il s’agissait de réfléchir à la façon dont les ressortissants marocains devaient pratiquer un islam qui ne remettent pas en cause les fondamentaux du régime monarchique marocain, gardien des croyants, et une version de l’islam qui corresponde historiquement, en tout cas pour le pratiquant, à la version officielle de l’islam ». Bref, un outil d’endoctrinement ayant pour but de soumettre le peuple à la volonté et l’autorité du monarque…
L’Algérie adopte la même politique de contrôle de sa diaspora à travers les lieux de culte, avec un formidable outil d’influence : la grande mosquée de Paris, placée sous la tutelle du consulat algérien, dont le rayonnement a essaimé auprès d’environ 250 associations religieuses algériennes. Aujourd’hui, le contrôle s’est un peu distendu par rapport aux années ’70 et ’80. Cependant, même si certaines structures « se sont émancipées de l’influence consulaire, l’idée perdure d’une présence qui se traduit par l’envoie régulier d’imams algériens venant prêcher dans les mosquées françaises ».
Pour le conférencier, ce schéma fonctionne encore aujourd’hui, même si les appellations des confédérations ont pu changer. Puisqu’il y a encore des ressortissants marocains ou algériens installés en France, les autorités de ces pays estiment légitime de continuer à avoir un regard sur ce qui se passe à l’intérieur de leurs communautés respectives.

Un autre courant se développe, celui des Frères musulmans. « Ces derniers, n’ont pas de vision étatique, ni vocation à se faire le porte-voix d’un pays particulier, mais plutôt la défense d’une pratique plus orthodoxe de la religion. La caractéristique de ce mouvement transnational, consiste à faire de l’islam qui est pratiqué en France, le plus proche de l’orthodoxie islamique. Une pratique rigoriste de l’islam ». Ces fidèles sont de toutes origines et transcendent les clivages nationaux. Ils ont en commun de partager un islam plutôt conservateur, qui résiste à toutes les tentatives d’ingérence étrangère.
L’exercice du culte en France connait de nouveaux intervenants, de nouveaux États étrangers qui se préoccupent également de la vie de leurs ressortissants en France.
« Les nouveaux acteurs sont principalement des fédérations turques qui se sont constituées dans les années ’80 et participent à la gouvernance de l’islam en France et là, aussi, le souci de vouloir faire entendre leur différence, avec la préoccupation de voir ce qui se passe à Paris, et au besoin de relayer auprès des populations musulmanes de France les intérêts du gouvernement d’Ankara ».

Le financement, un moyen pour peser, influencer, contrôler
Les financements du culte musulman issus de l’étranger ont considérablement diminué ces dernières années en France, pour représenter à l’heure actuelle 20% des ressources disponibles. Pour donner une idée des montants versés par l’étranger, le Maroc débourserait 6 millions d’euros, l’Algérie, 2 millions, et l’Arabie saoudite, 3,75 millions. Des sommes relativement faibles cependant, loin des fantasmes, puisque la France compte environ 2500 lieux de prière. L’immense majorité de leurs ressources, environ 80%, proviendrait des dons des fidèles. Ce financement local auprès des fidèles est, selon le professeur de Science po, le moins transparent car pour l’essentiel versée en numéraire.

L’envoi d’imams issus des pays d’origine pour prêcher dans les mosquées de France est un autre moyen de maintenir une influence sur les communautés musulmanes. Il a mentionné notamment le cas de la Turquie, dont l’influence grandissante est bien supérieure à la démographie de sa diaspora dans l’Hexagone. Le professeur explique cette remarquable percée par la finesse de la stratégie appliquée, puisque bien que ne finançant pas les associations religieuses à l’étranger, ce pays est parvenu à rayonner au-delà de ses ressortissants. Ce succès serait imputable à l’efficacité des 150 imams-fonctionnaires en service en France. Ils restent en général trois ans avant d’être remplacés, pour prêcher en territoire français pour le compte du gouvernement turc. Le conférencier ne manque pas de relever l’ironie de la situation, ce ne sont plus les ex-empires coloniaux qui épient les colonies, mais les ex-colonies qui envoient du personnel pour s’informer de ce qui se passe dans les métropoles européennes, bien que la Turquie n’ait jamais été stricto-sensu une colonie européenne.
Pour Franck Fregosi, même si on note une forte émergence d’une classe moyenne musulmane qui souhaite participer au financement de leur culte, il considère qu’il serait prématuré de se priver des aides financières de gouvernements étrangers, d’ailleurs très encadrées et dont la ventilation suivie de très près. On sent par contre chez lui, une nette réserve quant au sort à réserver aux imams officiants en France dont les émoluments dépendent d’États étrangers.

Une diplomatie religieuse
Pour le conférencier, on ne peut pas parler de l’islam de France et faire abstraction des interférences extérieures qui l’accompagne, comme la question des attentats commis par des personnes qui se prétendraient guidé par la foi. Les raccourcis et les amalgames ravivent les angoisses de la société autour de la religion.
« C’est un pays qui a été victime d’attentats, notamment à Casablanca ou des bombes ont été posées en plein cœur de la capitale économique du pays et cela a été l’occasion de révéler qu’au Maroc, un certain nombre d’activiste qui se réclamait de l’islam en profitaient pour semer le trouble dans le pays. A partir de ce moment-là, le ministère des Affaires religieuse s’est lancé dans une politique par étapes visant à contrôler l’ensemble du champ religieux. C’est-à-dire, à travers la mise en place de mécanismes visant à contrôler ce qui se dit dans les mosquées, la façon dont les imams doivent être formées, quel type d’islam doivent-ils enseigner et quel type de lien financier doit exister entre ces institutions religieuses et le gouvernement. En fait, se met en place au Maroc ce qui, à mon sens, n’a été encore vu nulle part d’autre dans le monde musulman : une bureaucratie du culte ».
Elle consiste en la mise sur pied d’un système où l’État contrôle l’ensemble de l’espace religieux. « Avec l’instauration de la norme ISO dans les mosquées », on veut repérer, recenser toutes les mosquées accessibles au public sur le territoire marocain. « Une cartographie des mosquées, dont les imams sont dorénavant en partie rémunérés par l’État, et donc sous son contrôle », a été établie… Le roi du Maroc, se prévalant de sa posture de commandeur des croyants et considérant que cela faisait partie de ses responsabilités, a codifié et harmonisé le contenu des prêches professés dans l’ensemble des mosquées du royaume. Pour ce faire, pas de secret, il a créé une institution dédiée à cette mission : délivrer aux imams qui conduisent la prière des préceptes certifiés « cacher ». Ce centre religieux a une double vocation : assurer la formation des futurs prédicateurs marocains, mais également de revoir de fond en comble les connaissances des imams en exercice avant la réforme avec une formation continue intensive. Ne seront autorisés à exercer que les imams ayant obtenus la certification, « une sorte de label ». En contrepartie de ce contrôle et de leur obéissance, ils seront rémunérés pour leur service. Il s’agit bien de la mise en place d’une administration religieuse.

On perçoit que l’orateur n’est pas insensible aux efforts entrepris pour reprendre en main la diffusion de la pensée religieuse, tout en veillant à écarter les prédicateurs considérés comme radicaux. L’ambition de cette institution Mohamed VI, fondée en 2015, fait mouche au-delà des frontières du royaume chérifien, elle répond à un véritable besoin. Ce sont dorénavant des ressortissants de Gambie, du Mali, du Niger et même de France, qui viennent au Maroc approfondir leur connaissance du livre saint. Au point, souligne le professeur, qu’une « convention a été signée entre l’État français et le Maroc sous Hollande permettant que des citoyens français musulmans puissent s’y rendre pour se former. Ces derniers bénéficient d’un statut particulier auprès de cette institution, leur assurant la gratuité des cours dispensés en sus d’une sorte d’internat, comprenant hébergement et repas. Le billet d’avion est également pris en charge ». On peut penser que ce modèle, qui semble avoir fait ses preuves avec l’endiguement des actes terroristes au Maroc, fera florès. Dans la société française la messe est dite : la pratique de l’islam doit être encadrée, et la réflexion sur ce sujet doit aussi se nourrir des retours d’expériences de l’étranger.
La question de l’instrumentalisation politique a été posée : jusqu’à quel point peuvent-ils aller, s’interroge à voix haute l’enseignant de Science po. C’est la raison pour laquelle il met en garde : « il faut toujours se méfier de l’affichage du produit, et plutôt écouter le discours, et là j’ai constaté que certains prédicateurs formés au Maroc n’étaient pas toujours à la hauteur ».
« Le Maroc est un État musulman qui bâtit une partie de sa notoriété à l’étranger sur sa dimension religieuse. Lui seul serait en mesure de produire un islam orthodoxe malikite, alternative crédible à l’égard d’autres courants jugés plus radicaux. De ce point de vue-là, les intérêts convergents. Mais la question se pose aussi de la légitimité de former des imams à l’étranger au lieu de les former en France ? La grande difficulté est que nous ne disposons pas d’institut de ce type au niveau national. C’est en cours néanmoins. »
« La question internationale de ces enjeux est aussi comment ces pays peuvent peser sur la production d’un contre-discours religieux à la radicalité. Aujourd’hui c’est un enjeu majeur, l’un des défis qui se pose en France, pourquoi avons-nous besoin de tourner nos yeux vers un autre pays que le nôtre ? Ne sommes-nous pas en capacité de former nous-mêmes ces imams ? »
Et pour finir tout de même sur une note bienveillante : « Je ne voudrais pas que vous quittiez cette conférence en résumant tout ce qui se passe dans l’islam de France à l’influence de chancelleries étrangères. Non, l’islam de France est d’abord une réalité française. Les musulmans de France veulent être considérés comme des citoyens à part entières et pas comme des citoyens un peu à part ».

Réactions
Après l’exposé, s’est ouvert un temps d’échanges et de débats, durant lequel les questions posées par les auditeurs soulignent en creux un sentiment d’injustice, d’ostracisme envers les personnes de confessions musulmanes en France. Nombreux ont été ceux qui ont témoigné, micro en main, leur incompréhension. Burkini, foulard, hijab de course, les accompagnatrices scolaires voilées… tout provoque la colère en France. Alors les musulmans présents se sont demandés où sera la prochaine polémique ?
Ces réactions doivent faire réfléchir selon le conférencier, notamment sur la manière de pratiquer l’islam en France : « Trouver les raisons de cet échec, relève du travail d’enquête ». Pour lui, les musulmans doivent être prêts à faire des concessions pour préserver l’harmonie. Il estime que le statu quo épuise autant qu’il frustre. Pour éviter les prières de rue, il propose d’organiser par exemple deux séances de prière le vendredi pour permettre d’accueillir convenablement tous les croyants en horaires alternés. Sur un autre point d’incompréhension, il fait remarquer que « les gens ici se saluent en arrivant et en repartant. La poignée de mains, la bise et les jolis mots qui vont avec ». Il appelle ça la courtoisie, la bienveillance. Il lui serait apparu après avoir discuté avec de nombreuses musulmanes, que le problème n’est pas forcément dans le salut, mais plutôt dans la crainte de susciter des intentions impures lors du serrage de main… Cela lui fait penser qu’éventuellement les efforts devraient plutôt porter sur le regard de l’homme sur la femme, afin de la libérer de ce regard parfois pernicieux dont certaines estiment qu’il la déshabille. Pareillement concernant le voile, il considère ce dernier ajustable, porté de différentes manières, et donc plus acceptable dans les lieux publics, comme d’ailleurs il est pratiqué par les musulmanes au Maroc. Ce n’est pas une idée farfelue. Bref, il propose de réfléchir à plusieurs et fabriquer, des solutions entre français. Indéniablement, Franck Fregosi porte un regard différent, un regard curieux, et n’hésite pas à mettre les hommes face à leurs contradictions. La violence des médias l’effraie a-t-il par ailleurs ajouté, l’accusant de rendre le résonnement impossible : « le débat est malheureusement vampirisé par les passions et d’autres soufflent sur les braises ». Il a semblé inquiet par le climat inédit qui règne en France, et le qualifiant sans peur « de relent d’islamophobie ». D’où l’urgence pour lui de revisiter les idées reçues, mais aussi, de « déconstruire certaines représentations de l’islam à travers une contextualisation et une perspective historique », tout en luttant dans le « même temps » irrémédiablement contre les radicaux.

Enfin il faut saluer l’initiative de l’Institut français, à l’origine de cette conférence qui fait écho à une actualité qui a durement stigmatisé la religion musulmane ; ayant provoqués des nuances de colère et d’incompréhension chez les musulmans aux quatre coins du globe, ne sachant plus où situer la France… Interrogé sur le « culot », voire la prise de risque d’avoir programmé un sujet si sensible, a fortiori en terre d’islam, l’organisateur de la conférence Louis Estienne, après avoir marqué un temps d’hésitation, reconnait que le sujet n’était pas évident, regretté le télescopage entre une programmation réalisée plusieurs mois plus tôt, avec l’actualité récente, mais se félicite de la qualité des échanges et de l’ambiance qui a prévalu tout au long de la soirée : « Accueillir de la controverse intellectuelle dans le respect de tous, rétablir de la raison et un partage de réflexion, c’est aussi la mission de l’Institut français ». Le tonnerre d’applaudissements ayant accompagné la fin des échanges semble confirmer que la promesse a été largement tenue de susciter des débats, discussions et de confrontation d’idées avec un début de recherche de solutions pour rendre la relation plus commode ! On imagine que le message de compréhension, de tolérance ciblait aussi les hommes en uniforme des FFDJ : pour rappel, au premier tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen est arrivée ici largement en tête avec 27,21% des suffrages.

Mahdi A.

 
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