Que retenir de l’attentat à la grenade perpétré hier, samedi 23 juin, à Addis Abeba, au milieu d’une foule de plusieurs dizaines de milliers de personnes réunies sur l’immense place de Meskel en soutien à la politique gouvernementale... La grenade a été lancée après que le Premier ministre, Abiy Ahmed Ali, ait terminé sa prise de parole lors de ce rassemblement. Le bilan est de deux morts et 154 blessés, dont une dizaine dans un état critique.
La cible de cet atroce crime serait le Premier ministre selon France 24 : « L’un des organisateurs du rassemblement Seyoum Teshome, a expliqué avoir vu une bagarre éclater non loin de la scène où se trouvait le Premier ministre et quelqu’un tenter de lancer une grenade dans cette direction. “A ce moment-là, quatre policiers ou plus lui ont sauté dessus et durant cette échaffourée, la grenade a explosé”, a t-il détaillé. Aucun responsable n’a confirmé que le Premier ministre était la cible de cette attaque. Par ailleurs, un photographe de l’AFP a constaté l’arrestation de quatre personnes, deux hommes et deux femmes » [1].
On pourrait croire que les commanditaires de cet acte criminel tentaient ainsi de mettre un coup d’arrêt définitif aux changements en cours. On peut également supputer qu’ils soient mécontents de passer la main, d’être écartés progressivement de l’accès aux ressources de l’État, avec l’irruption d’une nouvelle équipe dirigeante à la tête de l’Éthiopie. En l’absence de revendication, certains jugent plausibles les soupçons désignant les tenants de « l’ancien monde », principalement issus du TPLF, d’être à l’origine de cet acte criminel. Cela validerait l’hypothèse de l’existence d’un État dans l’État, sous la coupe de la communauté Tigré. Voilà grosso modo la lecture politique du triste événement repris en boucle par les médias éthiopiens, mais également la presse internationale. Toutefois on pourrait essayer de pousser la réflexion au-delà de ces certitudes déclamées par les médias du monde entier.
Les choses sont-elles aussi limpides que l’on cherche à nous les présenter ?
A qui profite le crime ? C’est la question à laquelle va devoir s’atteler de répondre Abiy Ahmed Ali… Évidemment tout laisse à penser à une intimidation, à une mise en garde contre les changements opérés sans l’assentiment de tous les membres de la coalition au pouvoir. Mais serait-il possible, pour reprendre une expression de Recep Tayyip Erdogan, que cet attentat puisse être « un don de Dieu » à Abiy Ahmed Ali ? On ne peut être que surpris par l’amateurisme et la mauvaise organisation de cette tentative d’assassinat du Premier ministre éthiopien. Les services spéciaux éthiopiens – supposés sous la coupe du TPLF – auraient-ils pu être aussi gauches dans leur tentative de supprimer l’obstacle Abiy pour un retour à l’ordre ancien ? Les membres du TPLF seraient-ils assez « stupides » pour tenter la liquidation physique du chef de l’exécutif devant des dizaines de milliers de sympathisants du gouvernement et une flopée de cameras publiques et privées ? Pourquoi le TPLF se serait-il fendu d’un long communiqué il y a à peine une dizaine de jours pour s’opposer à la ligne politique, dénoncer les récentes décisions gouvernementales considérées « des erreurs fondamentales », exiger un retour à la collégialité notamment pour les décisions importantes et refuser de cautionner les décisions prises en petit comité, le conseil exécutif comprenant 36 membres, alors que le comité central en compte 180, ce qui lui aurait permis de reprendre la main sans coup férir, pour s’aventurer ensuite à monter une « ridicule » opération criminelle [2] ? Pour l’heure les responsables des forces armées et du renseignement réputés fidèles au TPLF ont accepté sans difficulté leur mise à l’écart en échange d’une immunité [3]. Concernant les autres officiers en poste, rien ne démontre qu’ils iront à l’encontre de l’ordre constitutionnel. Pourquoi sont-ils pointés du doigt par tous les médias ? Peut-il s’agir d’une manœuvre politique pour reprendre la main et liquider les satrapes de l’ancien monde ?
Ce qui est clair comme de l’eau de roche, c’est que cette tuerie ne peut rester impunie, ou au mieux que le gouvernement devra prendre des mesures pour se prémunir d’une surprise similaire dans un avenir proche. Cela induit la nécessité de donner un grand coup de pied dans le nid de guêpes que constitueraient les hommes en uniformes, en écartant les éléments considérés comme nuisibles ou peu fiables. L’occasion est trop belle pour se priver d’un grand ménage de printemps, puisqu’après cette « tentative d’assassinat » filmée sous tous les angles et diffusée en direct dans les médias locaux, et l’hystérie qu’elle a suscitée auprès de la population, Abiy Ahmed Ali a les coudées franches pour nettoyer en profondeur l’armée et l’appareil étatique. Il tient là un prétexte légitime pour écraser toute opposition aux aspirations démocratiques, économiques et à la politique de la main tendue à l’Érythrée. On peut croire qu’une purge - à l’image de celle orchestrée par Erdogan, dépositaire d’un des procédés pour « déstabiliser ses contradicteurs » – sans ménagement et accélérer va se déployer dans les prochains jours en Éthiopie. Des mesures punitives à l’encontre des hauts dirigeants du TPLF sont à attendre fort probablement. La « toupie » Abiy pourrait fort bien tirer son épingle de cette triste histoire en lui permettant de purger sans limite et de consolider son fragile pouvoir. Ce « don de Dieu », Abiy Ahmed Ali le doit-il à la main invisible d’alliés politiques étrangers voire nationaux, ou à ses ennemis du TPLF ? Est-il possible que cela soit une mise en scène pour assurer sa mainmise sur le pouvoir inspirée de son expérience aux renseignements militaires où il a un temps fait ses classes ? C’est un pas que nous ne franchirons pas !
Quant à savoir qui était derrière le « coup » de Meskel, c’est une question qui restera probablement à jamais irrésolue, à moins que cela soit réellement la main de Dieu – s’il existe !
Mahdi A.
[1] « Attentat à Addis Abeba : le bilan passe à au moins deux morts et 150 blessés », France 24, 24 juin 2018.
[2] « Tplf Says Ethiopia’s Recent Eritrea, Economy Related Decisions Have “Fundamental Flaws” ; Calls For Emergency Meeting Of The Ruling Eprdf Executive, Council Committee », Addis Standard, 13 juin 2018.
[3] « Army gets additional appointees », The Reporter, 23 juin 2018.