Abiy Ahmed Ali a effectué à Djibouti une visite d’État de 48 heures, considérée comme un succès par les différents observateurs. Les deux chefs d’État ont affiché une grande connivence, multipliant les gestes amicaux, les poignées de mains et les sourires devant les caméras et les photographes. Le Premier ministre éthiopien accordait à Djibouti sa première visite à l’étranger, pour marquer l’importance qu’il accorde à la relation djibouto-éthiopienne.
L’objectif était essentiellement de s’assurer que les deux pays sont toujours sur la même longueur d’ondes, avec un même horizon d’objectifs.
Les discours des deux responsables ont été sans surprise, essentiellement un plaidoyer pour un approfondissement de la coopération entre les deux pays. Le président Ismaïl Omar Guelleh a insisté sur la nécessité pour les deux voisins de repenser leur stratégie afin d’améliorer la fluidité des échanges et donc la compétitivité, ce qui demande notamment d’harmoniser les réglementations et les instruments juridiques.
« À cet égard il est important que nos deux pays renforcent leur collaboration en vue de permettre une meilleure harmonisation de nos politiques économiques ainsi que la mise en œuvre de nos différents accords qui concernent tous les domaines de coopération. En effet, en renforçant nos points communs et en harmonisant notre façon de faire des affaires, nous pourrons lever les goulots d’étranglement bureaucratiques et institutionnels afin que nos échanges commerciaux et financiers deviennent encore plus fluide entre nos deux pays. […] Si les liens commerciaux et économiques et les nombreuses infrastructures qui relient les deux pays nous donnent surement un avantage significatif [...] Notre région est en proie à une instabilité incessante notamment en Somalie et au Sud Soudan, et cela monopolise notre attention, accapare beaucoup de nos ressources humaines et matérielles. Nous restons également confrontés aux phénomènes du terrorisme et de l’extrémisme violent, qui constituent des menaces sérieuses à notre sécurité. Par conséquent, il est primordial de consolider notre partenariat dans tous les domaines et continuant à œuvrer pour la stabilité et la sécurité dans la région. Enfin je souhaite réitérer notre détermination à renforcer nos liens fraternels pour une coopération multidisciplinaire, multidimensionnelle qui soient mutuellement bénéfique à nos deux pays et nos peuples », a déclaré le président djiboutien au début de la réunion de travail entre les deux délégations.
Vers plus d’interpénétration économique
Les dirigeants djiboutien et éthiopien ont tenu une conférence de presse commune à l’issue de leur rencontre. Sans annoncer d’éléments précis, Ismail Omar Guelleh a fait une annonce d’importance : les deux pays allaient investir réciproquement dans leurs fleurons économiques. « Notre plan est de renforcer notre coopération économique et permettre à nos deux peuples de vivre dans l’harmonie et l’amitié. Nous voulons partager et pousser cette intégration dans un certain nombre de secteurs à travers des investissements communs, de manière que par la suite ces infrastructures appartiennent aux deux pays : que cela soit dans les télécoms, les ports, les lignes aériennes, l’eau, l’agriculture, ou bien les parc industriels, les pistes évoquées sont nombreuses. »
Ce type de coopération ne serait pas une première, puisque le gouvernement et des entreprises privées éthiopiennes sont actionnaires du terminal pétrolier Horizon. On retiendra que les deux responsables signifient très clairement leur volonté de fortifier de véritables liens entre les deux pays, une solution qui unisse non seulement en paroles, mais aussi en intérêts, à l’image de la réussite de la participation commune au réseau de chemin de fer. Un comité a été mis en place et les négociations seront engagées sous peu entre les deux gouvernements.
L’Ethiopia Observer du 29 avril nous en apprend davantage sur ces projets économiques communs : « [L]e port à développer devrait être un bail sans location. Aucun autre détail ou ventilation de la valeur des contrats n’a été fourni, mais il a été dit que Djibouti serait également autorisé à s’associer à l’industrie des télécommunications ou à d’autres infrastructures de l’Éthiopie. Des instructions ont été données aux ministres des Affaires étrangères et aux ministres des Finances des deux pays pour travailler sur les spécifications détaillées et les détails techniques. […] L’ambassadeur [Shamebo Fitamo Abdebo] a confirmé que l’Éthiopie a accepté de donner des parts à Djibouti, soit dans la compagnie aérienne éthiopienne soit dans les entreprises de télécommunications, en fonctions de ses intérêts » [1].
Une meilleure compétitivité
Cette nouvelle stratégie découle principalement des conclusions de l’Étude diagnostique sur l’intégration du commerce (EDIC) dans les deux pays qui formulait des recommandations aux deux partenaires pour résoudre les difficultés et rendre les mouvements de marchandises plus fluides et moins coûteux le long du corridor [2].
Comme l’explique Paul Akiwumi, directeur de la division Afrique à la CNUCED, l’Éthiopie ne pourra atteindre les objectifs de son ambitieux plan de croissance et de transformation quinquennal qu’à la condition de travailler en synergie avec Djibouti. « Mais en fait le succès ou l’échec du plan quinquennal et la stratégie actuelle de diversification économique du pays dépendent entièrement de la performance commerciale du pays. Il est donc évident que l’amélioration de l’efficacité avec laquelle le commerce d’exportation et d’importation de l’Éthiopie pourrait être facilité par l’intermédiaire de Djibouti aura un impact positif significatif sur les deux pays. La conclusion de cette analyse est simple : une approche commune pour remédier aux déficiences liées au transit, au transport et à la facilitation du commerce sur la route commerciale reliant l’Éthiopie et Djibouti est mutuellement bénéfique […] L’un des enseignements importants tirés de l’expérience de corridors commerciaux plus performants est qu’il est impossible d’améliorer complètement l’ensemble du système de transport transfrontalier dans un corridor commercial en mettant l’accent sur les infrastructures “dures” sans tenir compte de celles “immatérielles” ».
On comprend mieux pourquoi l’Éthiopie souhaite siéger au conseil d’administration de Port de Djibouti SA. Elle veut une parfaite maîtrise de sa chaîne logistique afin de s’assurer que les biens et des services nécessaires à la production pour l’exportation sont livrés dans les délais les plus courts et au coût le plus bas. Cela demande de fluidifier les échanges et le transport de marchandises entre les deux pays, et donc d’optimiser aussi bien les infrastructures matérielles qu’immatérielles.
Les choses sont en bonne voie puisque l’Éthiopie et Djibouti ont lancé conjointement mercredi 25 avril 2018 la phase pilote du guichet unique du commerce extérieur reprenant là, la pierre angulaire des réformes prescrites par l’étude de l’EDIC.
Tuer dans l’œuf le projet émirati à Berbera
Si Djibouti a révisé sa position sur une participation éthiopienne dans les infrastructures portuaires nationales, il ne faut pas chercher très loin la raison qui a guidé ce choix, elle est stratégique. Il importait pour Djibouti de porter un coup au projet émirati d’édifier une infrastructure portuaire à Berbera, concurrent sans doute le plus redoutable pour la captation du fret éthiopien. DP World a signé le 9 mai 2016 avec les autorités somalilandaises un contrat de concession du terminal de Berbera pour les trente prochaines années. La société émiratie devrait investir 442 millions de dollars sur la durée de la concession en plusieurs phases. Les autorités somalilandaises espèrent en faire un port d’envergure, avec pour ambition de concurrencer à terme le corridor de Djibouti. Les Émiratis n’ont pas fait les choses à moitié, manœuvrant pour mettre en contact l’Éthiopie et le gouvernement du Somaliland. Cela a permis la signature, le 31 mars 2016, d’un accord de commerce et de transit entre les deux pays à travers le corridor reliant l’Éthiopie au port de Berbera. Les autorités éthiopiennes s’engagent à y faire transiter d’ici à 2020 jusqu’à 30% de leur trafic marchandise. Ce document vaut son pesant d’or : il donne l’assurance aux Émiratis que les investissements consentis pourront être amortis.
Depuis le conflit avec l’Érythrée en 1998, Djibouti est le seul débouché maritime du géant éthiopien et ses 100 millions d’habitants. Ce qui rend d’autant plus inquiétante cette entreprise pour Djibouti, c’est la prise de participation éthiopienne de 19% dans la filiale de DP World concessionnaire du terminal conteneur de Berbera.
On peut imaginer que la contrepartie à l’accord de principe annoncé le 28 avril, au delà d’un accès pour Djibouti aux fleurons de l’économie éthiopienne, par un transfert de participation faute de devises pour l’Éthiopie, a porté sur le renoncement aux engagements sur le port de Berbera. Une concession d’Abiy Ahmed Ali qui ne lui a sans doute pas coûté grand chose, puisqu’à peine annoncé, l’accord avec le Somaliland était dénoncé par le parlement somalien qui le déclarait « nul et non avenu », sans aucune valeur juridique.
L’Éthiopie était probablement à la recherche d’une porte de sortie honorable à la suite des vives crispations avec la capitale somalienne. Mogadiscio considère comme une ingérence dans ses affaires intérieures l’immission éthiopienne dans son différend avec le Somaliland à l’indépendance autoproclamé. « La participation de l’Éthiopie dans la signature de cet accord a certainement amené à davantage de tensions dans les relations entre Mogadiscio et Addis Abeba. N’ayant pas directement accès à l’espace maritime, l’Éthiopie a sans doute voulu profiter de l’offre du Somaliland » [3]. On pourrait penser que l’Éthiopie recule d’un pas pour mieux sauter sur ses ambitions pour Berbera dans un futur pas si lointain. Comme dit le dicton, mieux vaut un tiens, que deux tu l’auras !
Savoir refiler la patate chaude
Abiy Ahmed Ali va devoir faire avaler la pilule à ses élus nationaux. Pas évident qu’ils l’entendent de cette oreille. La population éthiopienne considère Ethiopian Airlines, Ethiopian Telecom et la compagnie nationale d’électricité (EEPCo) comme des fleurons économiques qui font la fierté nationale. Cette prise de participation partielle n’est pas la seule couleuvre que devra faire accepter le Premier ministre à sa majorité, puisqu’il devra les amener à modifier en amont l’accord du 18 novembre 2006 relatif à l’octroi d’un traitement préférentiel en matière d’investissements et de droits de propriété qui lie les deux pays, et qui ne permet pas aux étrangers d’investir dans les secteurs bancaires (y compris le micro crédit et l’épargne), des assurances, des médias (radio, télévision, presse), énergies, et aériens. Il n’est pas sûr que les parlementaires valident ces cessions de participations ou modifient les accords sur les investissements, ou en tout cas, pas de gaité de coeur. Pour rappel, ils s’étaient opposés à la prise de participation de la China Merchants Port holdings dans le capital d’Ethiopian Shipping Lines (ESL). Ismaïl Omar Guelleh semble avoir joué très fin dans cette nouvelle partie de dés, tout en refilant la patate chaude à Abiy Ahmed Ali… Cela donnera d’ailleurs l’occasion de jauger son habileté ainsi que son poids politique en Ethiopie.
Après avoir sécurisé le fret éthiopien en réduisant les frais portuaires de 45% [4], mis fin à des pratiques mafieuses pour réinventer la manutention portuaire, conforté sa position géostratégique de transit et de redistribution de transbordement – qui bénéficie d’un rayonnement sécuritaire exceptionnel dans la région – et écarté tout risque immédiat de concurrence acharnée des Émiratis, Djbouti peut s’engager en position de force dans des négociations commerciales, que cela soit avec le groupe français CMA-CGM ou des opérateurs japonais qui ont manifesté un grand intérêt pour le développement de plateformes logistiques et portuaires aussi bien à Djibouti-ville que dans le Nord du pays. Les perspectives de volume de fret sont prometteuses pour Djibouti, puisque dans moins de vingt ou trente ans, l’Éthiopie, comptera pas loin de deux cents millions d’habitants, qu’il faudra fournir en biens et matériels.
Mahdi A.
[1] « Djibouti, Ethiopia strike port deal, Djibouti to partner in Ethiopian airlines, telecom », Ethiopia Observer, 29 avril 2018.
[2] UNCTAD, Second workshop on « Joint Implementation of Action Matrices of the Diagnostic Trade Study of Djibouti and Ethiopia on Transit, Transport, Trade Facilitation », 11-12 mai 2017, télécharger le PDF.
[3] « Le parlement somalien rejette l’accord sur le port de Berbera signé au Somaliland », La Tribune Afrique, 15 mars 2018.
[4] « Djibouti : les autorités annoncent une réduction de 45% des tarifs sur tous les services du nouveau port de Dolareh », Ecofin, 13 décembre 2017.
Bonne analyse. Mais pas d’accord avec les conclusions. Cette intégration avantage 100% l’Ethiopia. L’ethiopie veut acquérir le fleuron djiboutien sans y mettre un dollar. Siéger dans son Conseil d’Administration pour influer sur les prix de services. Lancer l’idée que Djibouti qui n’assure que le transit (services) des marchandises vers l’ethiopie ne participe ni au commerce (import et export) ni au transport maritime assuré exclusivement par ESL. Si il doit y avoir un troc (swap) alors on devrait exiger avoir une participation à ESL Ethiopian shipping lines). Pas Ethiopian Airlines ou Télécoms qui ne paierons les dividendes qu’en Birr Les éthiopiens nous montrent du doigt et Airlines et Télécom. Pourquoi. S’ils veulent le port a nous de choisir notre participation. Les grands infrastructures rentables. Comme ESL. Ainsi on aura un droit de regard sur le commerce ethiopien qui se chiffre en milliards de usd.
Sinon on va être comme nos transitaires qui avancent des USD et en retour payés en retard en birr éthiopiens.
En résumé, une intégration à sens unique n’est pas une intégration mais une capitulation !
A bon entendeur.