Qui l’eut cru ? À Djibouti, pays musulman, on produit de manière artisanale et clandestinement une importante quantité d’alcool à base de riz destiné à une consommation locale…
A ceux qui pensaient que l’alcoolisation des jeunes ne touche que les pays occidentaux, voici de quoi remettre les pendules à l’heure et les idées en place. Le fléau est bel et bien mondial ; il n’épargne pas les pays musulmans, encore moins Djibouti. « La nuit tous les chats sont gris » pourrait-on même ajouter. On assiste à une banalisation de l’ivresse, où les buveurs d’alcool n’ont pas peur de s’afficher sur les trottoirs et ruelles du centre ville, ou devant les devantures des lieux de vente spécialisés et réglementés comme Frattacci. Devant cet établissement se pratique quotidiennement ce que les initiés nomment, entre eux, « la cotise ». Le principe est simple : ne pouvant acquérir seule une bouteille d’alcool, quatre ou cinq personnes, qui ne se connaissent pas forcément, se cotisent pour acheter ensemble le sésame. Chaque cotisant met entre 200 et 250 FDJ par exemple pour une bouteille de gin dont le premier prix se site autour de 1000 FDJ. Ils se partagent la bouteille acquise en parts égales, en versant le contenu alcoolisé dans de petites bouteilles en plastique. Pour ces personnes, boire sans se cacher est devenu une norme. Peut-on leur en vouloir ? Où pourraient-ils boire ? Les espaces de permissivité sont de plus en plus réduits. La faute à la pression sociale, à l’hypocrisie ambiante...
Un temps, il a existé une sorte de frein empêchant l’essor de l’alcool à toutes les couches sociales, une sorte de verrou, son prix !
Le seul alcool en vente était celui d’importation. Il est lourdement taxé, à tel point que c’est une vraie poule aux œufs d’or pour l’État, qui renflouait ses caisses avec les taxes. Le temps aidant, on est passé d’un produit essentiellement réservé à une clientèle majoritairement étrangère, à une démocratisation de la consommation de l’alcool. Puisqu’il n’est plus confiné à un petit groupe aux moyens importants, il est devenu accessible à toutes les bourses.
Quelle est l’origine de cette mutation ?
L’alcool de riz ! Il est produit localement, de manière artisanale et dans la clandestinité… Le commerce est prospère et, malgré les interdits et les contrôles des pouvoirs publics, la consommation se développe. Il faut dire que les gains importants et faciles encouragent les producteurs, et les consommateurs dépendants sont prêts à braver tous les interdits, tous les risques sanitaires.
Les femmes ne sont pas épargnées par ce phénomène qui touche également les filles. Elles videraient des petites bouteilles d’alcool produit localement sans tousser… Plus grave encore, ces unités artisanales vendraient leur boisson sans tenir compte de l’âge des étudiantes et lycéennes qui viennent vers eux ; l’argent semble-t-il n’a ni couleur ni odeur !
Les Quartiers 2, et PK 12 seraient les centres de production les plus importants. La plupart des ateliers de production clandestins se trouveraient à PK 12. Ils acheminent leur production, dans des bidons jaunes recyclés de vingt-cinq litres, aux différents points de vente clandestins de la capitale où elle est revendue au détail. Le mode d’acheminement est astucieux, il est difficile, voire impossible pour les forces de l’ordre de contrôler tous les bidons jaunes de vingt-cinq litres en circulation d’un bout à l’autre de la capitale. Cette production artisanale, produite en quantité, est bien entendue destinée à la population locale. La recette de ce breuvage – inconnu il y a encore à peine dix ans sous nos cieux – nous vient d’Éthiopie, et sa rapide prolifération s’explique tout simplement par le fait qu’il coûte bien moins cher que les boissons importées…
Cette boisson alcoolisée, produite à base de riz fermenté comme le sake, est en passe de devenir la boisson la plus consommée à Djibouti. Elle est devenue accessible à tous, sans limite d’âge. Elle se consomme sans modération dans les milieux défavorisés, au mépris des indications sanitaires… Il faut reconnaître qu’entre le frelaté réalisé avec toutes sortes d’éléments nocifs, et les produits d’importation, le prix n’est évidemment pas le même. Avec 50 francs, on peut s’offrir l’équivalent d’un grand verre du produit « miracle », contenu dans une petite bouteille en plastique recyclé dans laquelle le liquide alcoolisé a été versé. Le produit a la couleur du pastis, un joli jaune !
La technique de production est des plus rudimentaires. L’alcool est fabriqué et stocké, souvent dans de mauvaises conditions d’hygiène – nous n’allons pas communiquer la recette de fabrication pour ne pas contribuer à sa diffusion –, les intrants sont tous accessibles : riz, levure, sucre, eau, et une plante qui nous vient de notre grand voisin dont nous allons également taire le nom…
Rencontre avec Mouna Abdi, une force de caractère indéboulonnable
Pour comprendre son essor rapide, nous nous sommes rendus auprès d’une productrice clandestine d’alcool de riz. Elle produit dans son domicile, situé au Quartier 2. Notre rencontre se déroule chez une amie à elle ; elle ne souhaite pas que nous puissions identifier son lieu d’habitation ou son identité. Aussi, nous allons la nommer Mouna Abdi. Le récit du fil de sa vie, nous fend le cœur : il est poignant. Elle nous dit qu’elle n’est pas fière de gagner sa vie de cette manière, elle travaille toutes les nuits jusqu’à pas d’heure, à servir ses clients, puisque ces derniers ne se manifestent pas avant la tombée de la nuit. Comme les hiboux, ils vivent la nuit. Il faut s’adapter donc. Par la force des choses, elle s’est habituée à dormir le jour et à travailler la nuit. Elle se permet quelques heures de sommeil après le départ de ses enfants à l’école. Les affaires cessent dès le lever du soleil. Ce n’est pas un job de tout repos, pas très évident pour élever des enfants, avec le risque que certains clients soient très éméchés en venant s’approvisionner chez elle et réveillent les enfants qui dorment, nous dit-elle… Elle nous dit s’adonner à cette activité par nécessité, pour faire vivre ses quatre enfants. « Ce n’est pas un choix de vie facile à faire, mais lorsque l’on n’a rien d’autre pour nourrir décemment ses quatre enfants, et leur offrir un toit sur la tête, on ne réfléchit plus trop, on se jette à l’eau. Il faut être une mère pour comprendre le sens de mes paroles... Le plus difficile c’est de parvenir à garder les yeux ouverts toute la nuit. Je n’ai pas pu faire autrement que de me mettre au khat et à fumer la chicha… ».
« Comment je procède ? Je produis tous les jours deux à trois bidons de vingt-cinq litres chacun, dont je ferme hermétiquement le couvercle. La préparation doit reposer au minimum trois jours et être stockée dans un endroit à l’abri de la lumière, à une température comprise entre 25 et 30 degrés. Plus la durée de fermentation est longue, plus le niveau d’alcool est élevé, et donc moins on a besoin d’argent pour avoir sa dose. Mes clients sont avisés, des habitués essentiellement. Ils savent faire la différence entre les différents breuvages vendus dans le quartier. Ils apprécient particulièrement ma préparation car l’effet est rapide, il fait tourner la tête et n’est pas cher. Nous sommes quatre femmes à exercer cette activité dans le quartier. C’est un métier de femmes, de toutes manières dès qu’il s’agit de rentrer en cuisine, il n’y a plus beaucoup d’hommes… Chacune à sa recette, et les clients bien évidemment ont leurs préférences. C’est un commerce comme un autre, avec les mêmes principes : il faut savoir garder sa clientèle et la fidéliser. En général je produis l’après midi, à l’heure où mes enfants font la sieste. Cela me permet d’avoir toujours deux ou trois jours de stock d’avance. La production et le conditionnement de vingt-cinq litres me reviennent précisément à 970 FDJ. Je conditionne manuellement le contenu d’un bidon dans exactement soixante petites bouteilles en plastique remplies à 80%. J’écoule la bouteille conditionnée à 50 FDJ pièce, la vente totale de mes soixante bouteilles me rapportent 3000 FDJ. La marge est donc de 2000 FDJ par bidon. On peut écouler deux, voire cinq ou même jusqu’à dix bidons de vingt-cinq litres par jour. La demande est là, elle est constante et ne fléchit pas, bien au contraire. C’est un vrai phénomène. Cependant il y a un risque. En augmentant la production, on prend le risque d’augmenter les allers et venues de la clientèle, on prend un risque plus grand de se faire repérer par la gendarmerie. Pour ma part j’essaye d’être prudente, je croise les doigts, je n’ai pas été appréhendée par les forces de police jusqu’à ce jour. J’ai mes habitués, je n’en veux pas plus. Pour avoir de l’effet, avoir la tête qui tourne, vous sentir bien, il faut entre cinq et six bouteilles. J’ai des clients réguliers qui consomment jusqu’à dix petites bouteilles tous les soirs. Mes clients sont généralement mariés, mais aussi des jeunes en recherche d’emploi, des personnes désorientées en marge de la société, mais également des jeunes filles majeures. Je ne vends pas aux mineurs. Les filles représentent près de 20% de ma clientèle. En général les filles ne raffolent pas de cette préparation maison à base de riz, elles préfèrent les alcools comme gin, Martini, vodka, mais lorsque les affaires n’ont pas été florissantes en ville la nuit pour elles, elles n’ont d’autre choix en rentrant le soir chez elles que de venir récupérer leur dose en alcool de riz ! Qu’est ce qui pousse ces jeunes filles à boire tous les soirs ? Sans doute ont-elles le besoin avant de se mettre au lit de ne pas trop réfléchir à leur vie... Hommes ou femmes ils viennent pour fuir quelque chose ».
Les unités de production prolifèrent, du fait du nombre sans cesse croissant de consommateurs
Comme ils fonctionnent dans la clandestinité, leurs produits échappent à tout contrôle. Au regard de l’ampleur du phénomène et du risque pour la santé publique, on peut se demander pourquoi des mesures vigoureuses ne sont pas prises pour endiguer, voire réglementer ce phénomène qui tue à petit feux notre jeunesse… Bien évidemment la police procède régulièrement à des perquisitions d’ateliers de fabrication clandestine de boissons alcoolisées. Des fûts de vingt-cinq litres ou des bouteilles remplis de cette boisson fermentée sont régulièrement saisis et vidés de leur contenu. Mais rien n’y fait ! L’activité ne diminue pas.
Plusieurs raisons conduisent les Djiboutiens à l’alcool. Le chômage est l’une des raisons majeures. Il faut dire aussi que l’alcool local est largement à la portée de la population. Il offre la possibilité de s’évader de la précarité et de la misère… L’autre raison, plus évoquée par les consommateurs fréquents pour expliquer leur goût prononcé pour l’alcool, est le besoin de « casser le mirgan » après une séance de khat.
Teneur en alcool probablement très élevée
La teneur en alcool de cette boisson est très importante. On peut supposer qu’elle tue à petit feu puisqu’elle échappe à tout contrôle, de sa fabrication à sa consommation… Ce qui la rend encore plus dangereuse selon Mohamed Hassan, spécialiste de la santé : « lorsque les ingrédients sont additionnés de produits censés les rendre plus efficaces, plus forts en degré d’alcool, ils peuvent devenir très dangereux. Les globules rouges sont progressivement détruits, la vue peut être endommagée, le foie et les reins sont rudement atteints, et malheureusement ce sont les jeunes qui paient le plus lourd tribut. Ils boivent et ils boivent mal ».
Les problèmes liés à l’alcool dans notre pays sont connus de tous et souffrent justement de notre relation hypocrite avec ce dernier et à la politique de l’autruche qui en découle : surconsommation, désordre public. Les conséquences sur la santé due à la consommation de boisson frelaté, à l’alcoolisme…
Il faut garder à l’esprit que les Djiboutiens apprennent à consommer sur le tas, sans cadre rigoureux, contrairement aux pays où la consommation de l’alcool est considérée comme un élément de la culture, et réalisée sous la surveillance des parents. Ici, pas d’initiation, pas de socialisation. Les jeunes apprennent en se cachant, sans surveillance, et avec excès malheureusement puisque personne n’est là pour les informer des risques liés à une consommation immodérée d’alcool.
Que faire alors ?
On pourrait déjà commencer par diligenter une vaste campagne de sensibilisation sur les dangers de l’alcool, en mettant l’accent sur les produits issus des productions clandestines, mais également en mettant en place systématiquement, la nuit, des contrôles inopinés d’alcotests. La conduite et la consommation d’alcool ne font pas bon ménage, il serait temps d’y mettre le holà, en sensibilisant les conducteurs imprudents, avant que les dégâts occasionnés dépassent le cadre du matériel et se mettent à décimer des vies…
Légaliser les ateliers clandestins pour un meilleur contrôle de la production locale
Que l’on le veuille ou non, l’alcool a de beaux jours devant lui à Djibouti. C’est pourquoi il faut légaliser ce qui par la force des choses est devenu une consommation courante, la production artisanale d’alcool de riz, en instaurant un contrôle de qualité du produit final destiné à la vente. Il faut en même temps autoriser l’ouverture supplémentaire d’espaces réglementés et aménagés permettant la consommation sur place d’alcools produits localement dans des conditions dûment réglementées. Cela permettrait de plus aux autorités de contrôler que des mineurs n’y sont pas admis. Que la vente ne se fasse plus à la sauvette, dans la clandestinité, avec des consommateurs contraints de les emporter dans des lieux improvisés, improbables, et généralement fréquentés par des marginaux, ce qui expose les personnes vulnérables à d’autres types de criminalité…
J’imagine que certains doivent s’affoler… Ils doivent se dire : mais qu’en est-il des préceptes religieux, du respect de la foi, particulièrement dans cette terre d’islam qu’est Djibouti ?
Sur cette question, et sur bien d’autres, laissons Dieu être seul juge ! D’ailleurs, ne dit-on pas que l’une des spécificités de l’islam, c’est ce lien, cette relation directe du croyant à Dieu : pas d’intermédiaire, pas de clergé, pas de pape, et encore moins de petits moralisateurs...
Si un citoyen souhaite contrevenir aux préceptes de l’Islam, c’est son choix, son libre arbitre et, tant qu’il ne nuit pas à autrui et ne contrevient pas aux lois qui régissent la vie de la cité, il est peut être libre d’agir comme il l’entend ! Qui serions-nous pour juger de sa religiosité ou du degré de sa ferveur envers l’islam ? Dieu ?
Mahdi A.
Très bon article qui traite d’un sujet nouveau et qui ronge notre jeune société et l’un des maux de la jeunesse
Excellent article cher mahdi c’est vrai que ce drogue a ravagé notre société c est avec émotion que j’ai bien lu, j espère bien que cette article fera la une et sera commenté par des milieux de personnes bravo encore une fois vraiment ce sociale.
Cher mahdi c’est un vrai article, c’est une drogue qui ravages notre société surtout la jeunesse en particulier c est un grand honneur pour moi que vous parliez de cette fléau excellent mahdi.
C’est effectivement un fléau qui ravage plus particulièrement notre jeunesse, et pour cela faudrait que nos politiques se penchent sérieusement sur ce grave problème qui touche toutes les couches sociales de notre société !!
Le récit de cette femme m’a particulièrement touché...surtout le risque énorme qu’elle prend a tout moment ainsi qu’a ses enfants !! ça force le respect....malgré tout !!
Il faudrait une large campagne de sensibilisation dans toutes les régions de la capitale, des spots publicitaires ’’violent’’ en boucle a la télévision contre les dangers de l’alcool chez les jeunes, faudrait aussi que des cadres du ministère de la santé publique se rendent dans les écoles, collèges, lycées, et universités pour informer les jeunes des dangers de ce fléau ! ne laissons pas nos jeunes mourir et surtout dans des conditions atroces car souvent trop tard pour certains d’entre eux !!!
Excellent article Mahdi comme toujours !!