Face au désarroi, l’indignation est devenue le lot quotidien des Djiboutiennes et des Djiboutiens. Partout, dans les administrations, dans les quartiers, et même dans les mosquées, nous passons nos journées à sauter d’indignation en indignation, sans réellement parvenir à imaginer d’en briser le cercle. Plus personne n’a ces sensations qui vous saisissent lorsque la colère monte en vous ou que vous êtes choqué par quelque chose : ni épiderme qui se hérisse, ni estomac qui se tord et d’ailleurs ni nez qui se met à chatouiller. Plus personne n’est en colère face à ce désarroi. Du reste, nous affichons une indifférence totale face à ce marasme.
Pourtant, une partie de nous mêmes aimerait tant trouver une forme de justice ou de paix de l’âme, une certaine équanimité qui nous permettrait de voir les jours d’une manière souriante. Mais la tristesse et le désarroi ont fini par nous obliger à regarder le pays autrement.
Une vidéo virale [1] qui fait le buzz sur Facebook depuis hier matin montre une sorte de logique transcendantale autour de laquelle s’agencent les manifestations folles de l’indignation avec ses spirales d’affects comme ici, l’humour et l’ironie.
Cette vidéo accueillie comme du miel ne fait que susciter les applaudissements et l’hilarité du public. Elle est un acte politique, certes subtil, sans fioritures ni fritures dont l’effet principal consiste à confirmer, avec une délectation bon enfant, une vérité quasi irrécusable de l’action gouvernementale : son échec patent. Elle tourne en dérision et en raillerie le slogan de l’élection présidentielle de 2021, le fameux et peu scrupuleux « Mare Kale Aabo, Mare kale » [2]. C’est aussi une façon de répondre à ce mantra et cette repartie peut s’illustrer par la célèbre phrase du philosophe Nietzsche, « ce qui me gêne n’est pas tant que tu m’aies menti, c’est que désormais je ne pourrai plus jamais te croire ». Cette punchline ciselée descend en flammes les carnassiers et les auto-satisfaits de la corruption et fait, à elle seule, mieux qu’un long discours critique, un article ou encore un débat intellectuel inintelligible pour beaucoup.
Des enfants se dandinant à la cadence de la musique au bord d’une flaque noirâtre mélangeant les eaux usées des toilettes et des fosses sceptiques, aux trois filles tenant chacune un balai, les pieds dans la mare noire de saletés et d’immondices, se déhanchant au rythme de la chanson, saute aux yeux un sentiment évident de communion mêlant mépris, résignation et dés-adhésion dans une bonne humeur vacharde.
D’autre part, une identification s’opère par le double moyen de l’adhésion aux idées véhiculées par cette vidéo, et du plaisir qu’il y a à démontrer leurs déboires d’une telle façon qu’on peut s’en amuser avec eux : il y a une jouissance collective face au scandale de notre environnement. Les acteurs affirment donc, par ce moyen, leur indifférence ou leur distance vis-à-vis du virage prit par le pays depuis 1999.
Face au tout répressif de ce régime, ils n’ont pas eu d’autres moyens que cette dénonciation satirique de l’ampleur du désastre pour interpeler ce pouvoir démissionnaire et ces amateurs qui dirigent le pays, et en filigrane pour manifester leur désir d’un cadre de vie décent. Même si tout acte mobilisateur n’est pas sans ennemi puissant. Cette vidéo ressemble, finalement, à une sorte de joker, à une carte de la dernière chance, que l’on sort de sa manche dans l’espoir de créer une surprise. Pour une surprise, c’en est bien une ! Il fallait l’oser.
La seule question à laquelle je n’ai pas trouvé de réponse est la suivante : avaient-ils conscience de la portée de leur action ?
Kadar Abdi Ibrahim
[1] La vidéo est consultable en ligne.
[2] « Mare Kale Aabo, Mare Kale », en langue somalie, signifie « encore un autre mandat, père de la nation, encore un autre mandat »