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En aparté... Roger Joussaume
 

Roger Joussaume, directeur de recherches émérite au CNRS, spécialiste de l’art rupestre, explore depuis 30 ans la République de Djibouti. Il fait le point sur nos connaissances et détaille les actions à entreprendre pour la sauvegarde et la mise en valeur de ce patrimoine.

Quelle est l’importance du patrimoine archéologique de Djibouti ?
A Djibouti comme dans tout autre pays du monde, le patrimoine archéologique est l’ensemble des vestiges du passé qui se trouvent sur son territoire. Ces restes forment les témoignages matériels de l’histoire de nos ancêtres et constituent ainsi notre mémoire collective. Or nous savons qu’une société sans connaissance de son passé est comme un homme qui aurait perdu la mémoire. Il est nécessaire de connaître et préserver son patrimoine national et de savoir qu’il s’inscrit dans la mémoire collective de l’humanité. Il en est une faible partie dont chaque État a la charge.
Au titre de la mémoire collective de l’humanité, je me sens autant responsable du patrimoine de Djibouti que de celui de tous les pays du monde où j’ai eu l’occasion de travailler. Pour nous, préhistoriens qui étudions les sociétés sans écriture qui nous ont précédées, seuls les vestiges matériels contenus dans ou sur le sol, et les dessins gravés ou peints sur les parois rocheuses, peuvent éclairer la vie de nos ancêtres. Nous divisons cette immense période de temps en deux grandes phases d’inégales longueurs : les temps préhistoriques anciens où l’homme n’était qu’un chasseur cueilleur – très longue période étudiée ici par Jean Chavaillon et Arlette Berthelet - et une phase récente, où l’homme essaie de dompter la nature par la domestication des animaux (bœufs, moutons, chèvres…), étudiée à Djibouti par Xavier Gutherz, Benoît Poisblaud et moi avec nos équipes, à l’invitation l’ISERST, devenu le CERD, lors de notre première visite en 1982.
Si, dés le début du XXe siècle, quelques amateurs se sont intéressés au patrimoine archéologique de Djibouti, il n’y a guère plus de cinquante ans que des archéologues ont commencé à travailler sur le terrain. Plusieurs sites ont été découverts qui apportent progressivement leur lot de connaissances du passé régional (ossements humains, outillage de pierre et animaux chassés préhistoriques ; habitats, tombes et gravures rupestres des premières sociétés d’éleveurs de bovidés puis de camélidés). Certes, il reste beaucoup à faire, mais ce qui a été réalisé a besoin d’être divulgué et préservé. Connaissance et préservation sont deux volets de cette action en faveur du patrimoine.
Pour moi, la connaissance de ce qui a été fait passe par une présentation publique des vestiges recueillis. C’est évidemment la création d’un musée, dont on parle depuis très longtemps, qui permettrait de mettre en évidence tous les résultats des travaux effectués depuis une cinquantaine d’années. A côté de cette présentation, largement bénéfique à tous les écoliers et étudiants, un autre volet concerne la préservation des sites du patrimoine national. Il est très regrettable de constater que le très riche patrimoine d’art préhistorique que représentent les gravures sur parois rocheuses, est abîmé à coup de pierre par des inconscients qui ne réalisent pas que c’est l’œuvre de leurs parents qu’ils détruisent.

Comment faire connaître ce patrimoine djiboutien ?
La connaissance du patrimoine djiboutien, en dehors de la création d’un musée, passe par l’éducation qui doit se faire au niveau de l’école. Il faut que l’on puisse présenter au niveau scolaire les résultats obtenus de façon à ce que les jeunes de ce pays prennent conscience des résultats obtenus. C’est le premier point. Un travail éducatif très important doit être entrepris par des livres adaptés à partir des travaux réalisés par les archéologues. Nous sommes tous prêts à participer, à notre niveau, à la rédaction de manuels par l’écriture de chapitres, consacrés à l’archéologie, adaptés à chaque niveau d’enseignement. Ce n’est pas un sujet nouveau. Il y a 20 à 25 ans, j’avais été sollicité par l’École normale, ici à Djibouti, pour former les futurs instituteurs à cette connaissance : c’est un passage obligé. Une action pédagogique doit se faire au niveau des enseignants pour qu’eux-mêmes puissent distribuer un enseignement simple et efficace à tout le public scolaire. Enseignement, éducation et présentation à travers un musée, doivent permettre une prise de conscience et une mise en valeur du patrimoine à l’origine de Djibouti, dans le cadre de la Corne de l’Afrique et plus largement encore. Si le territoire de Djibouti a sa propre histoire, nous devons retenir qu’elle dépend en partie, comme partout ailleurs, de celle des autres, plus ou moins proches.

Vous qui travaillez ici depuis 30 ans, essentiellement sur l’art rupestre, existe-t-il une spécificité djiboutienne ?
Je dois d’abord souligner que si je travaille sur le passé de Djibouti et plus particulièrement sur l’art rupestre et le mégalithique de l’est de l’Afrique, mon intérêt pour le développement des cultures anciennes, et donc de l’humanité, m’a conduit dans bien d’autres pays plus ou moins proches : Éthiopie, Somaliland mais aussi Madagascar, Indonésie, Corée du sud, Sénégal et bien sur en France et dans divers pays d’Europe où j’ai effectué une grande partie de mes recherches. Il est vrai qu’à Djibouti, j’ai surtout étudié l’art rupestre. C’était un patrimoine en péril fort mal connu. J’ai assez vite réalisé que l’art rupestre de Djibouti était original, même s’il s’inscrit, pour une bonne part, dans une communauté thématique spécifique à la Corne de l’Afrique. Plusieurs groupes humains se sont côtoyés et se sont succédés dans le temps, marquant de leur style propre les régions et les étapes de leur évolution depuis au moins 5000 ans. Nous reconnaissons aujourd’hui plusieurs de ces groupes humains sur l’ensemble du territoire. Cette étude, loin d’être terminée, nous a conduit, par exemple, à réaliser que les hommes qui ont gravé les petits ensembles de bovinés sur les falaises de Dorra, probablement au cours du IIIe millénaire avant notre ère, occupaient un territoire dont les limites connues actuelles s’étendaient jusqu’à Grarabaïs et Barager au sud. Un autre groupe devait occuper les contrées plus au sud peut-être jusqu’au Somaliland actuel où une autre forme d’art rupestre, essentiellement peint, indique une occupation humaine différente à la même époque. Mais une unité de ces deux régions apparaîtra plus tard, probablement dans le Ier millénaire avant notre ère, avec des représentations gravées identiques du nord au sud. Ainsi, l’étude de l’art rupestre, complétée et précisée par les recherches sur les habitats et les sites funéraires, permettent de comprendre peu à peu la formation de Djibouti actuel.

Vos recommandations actuelles ?
Certes ce patrimoine est à préserver, mais il est encore très peu étudié. En tout premier lieu, il faudrait s’attacher à faire l’inventaire précis de ce patrimoine. Pour établir la carte archéologique de Djibouti, projet vieux de plusieurs dizaines d’années, il faudrait constituer des équipes au sein du CERD, formées à l’archéologie, qui, avant toute fouille, seraient chargées de cet inventaire. Après avoir recensé tout ce qui est connu dans un fichier informatisé, travail essentiellement bibliographique, il faudrait sectoriser l’ensemble du territoire. Secteur après secteur, chaque équipe, armée d’un GPS et d’un appareil photographique, arpenterait le terrain à la recherche d’informations auprès des populations locales et sur le terrain lui-même, pour établir un fichier central du potentiel archéologique qui serait complété au fur et à mesure des découvertes. Toutes ces localisations alimenteraient une carte SIG (Système d’information géographique) qui permettrait d’obtenir une carte archéologique du territoire. Ce fichier permettrait au chercheur de cibler, en accord avec les autorités nationales, les fouilles à effectuer susceptibles d’apporter des informations complémentaires aux connaissances acquises à ce jour. Prospections, inventaire puis fouille, enfin présentation des collections, voilà la démarche que je préconise pour une meilleure connaissance du patrimoine de Djibouti.

Propos recueillis par Jean-François Breton

 
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