Que symbolise pour vous la tenue de cette conférence annuelle de l’ALDEPAC qui a pour thème « la paix, la réconciliation et le développement économique dans la Corne de l’Afrique » et dont les travaux se déroulent actuellement en République de Djibouti ? Qu’en retenez-vous ?
Louis Michel :La conférence de l’ALDEPAC est une rencontre entre libéraux d’Afrique, des Caraïbes du Pacifique et d’Europe qui oeuvrent à plus de prospérité, de liberté et de démocratie pour les hommes. La conférence cette année s’est tenue en République de Djibouti, État qui joue un rôle fondamental pour les pays de la Corne de l’Afrique. La Corne de l’Afrique revêt une importance géostratégique majeure qui en fait la proie de tous les enjeux. Elle reste, par conséquence un foyer majeur d’instabilité, ce qui mine son développement.
Ne pensez-vous pas que la bonne marche du processus d’autodétermination du Sud Soudan serait un facteur nouveau qui pourrait-être pris en considération afin de permettre le retrait du mandat d’arrêt lancé par la Cour pénale internationale (CPI) contre Omar El-Béchir pour crimes de guerre au Darfour surtout lorsque l’on sait que plusieurs gros contentieux restent à régler entre le Nord et le Sud avant la date de proclamation d’indépendance du 9 juillet, dont notamment le tracé de la nouvelle frontière entre les deux Etats et que la question de la recherche d’une solution durable à la crise du Darfour est toujours en attente d’une réponse appropriée ?
Le référendum a vu la population sud soudanaise se mobiliser pour l’indépendance de son territoire. Le référendum s’est déroulé de façon très paisible et très professionnelle. A ce titre, le travail des autorités référendaires doit être salué. Les Sud-Soudanais se sont prononcés à 98,83% pour l’indépendance. Celle-ci sera déclarée le 9 juillet 2011, date à laquelle prend fin l’Accord de Paix global et le nouvel État (le 193e au monde, ndrl) prendra officiellement le nom de « Sud-Soudan ». Nous assisterons au changement de frontières le plus important en Afrique depuis la décolonisation. D’ici juillet, et certainement au-delà, plusieurs questions cruciales devront être réglées comme la délimitation des frontières entre les deux États, le sort de la région d’Abyei, la monnaie, la répartition des avoirs et des dettes, la question de la citoyenneté et de la nationalité. Le soutien au Sud-Soudan doit aussi passer par le soutien à une démocratie naissante. Il faut encourager la construction d’institutions transparentes, éviter de tomber dans le piège du parti unique (le SPLM ne connait pas vraiment d’opposition, ndrl) et aider à la construction d’une société civile indépendante. Dans la construction de l’État, la justice devra prendre une place importante, aux côtés des deux autres pouvoirs, législatif et l’exécutif. Il faudra aussi encourager le développement de deux États multiethniques respectant les minorités. Il ne faut pas oublier le Nord : les efforts démocratiques devront y être poursuivis. La volonté apparente du président El-Béchir de ne pas se représenter au terme de son mandat actuel est un bon signe. Le mandat de la Cour Pénal internationale n’est pas une menace pour la paix. Deux millions de déplacés soudanais ont été déracinés de leur pays d’origine suite aux conflits. Ce mandat permet une reconnaissance des victimes de la guerre du Darfour, c’est un pas vers les droits de l’homme, un pas vers la paix et le développement de cette région d’Afrique. Et, la lutte contre l’impunité est indispensable au processus de paix au Darfour.
Estimez-vous que la recherche d’une solution politique puisse, selon les cas, primer sur le besoin de justice ? Et si oui, où est la morale et le respect intangible des droits de l’homme ?
La solution politique doit s’accompagner de la justice, qui est essentielle pour garantir l’exercice des droits civils et politiques, éléments fondamentaux de toute démocratie. Il est nécessaire d’aboutir à une solution politique respectant les droits de l’homme et les libertés fondamentales, essentiels à un État de droit. Nous libéraux, nous sommes pour un Etat qui assume pleinement, avec justice et équité, ses missions naturelles ; pour un “juste Etat” qui concilie la nécessaire organisation sociale avec les libertés individuelles ; doté d’institutions capables de définir des règles égales pour tous ; capable d’organiser une redistribution équitable de la richesse créée ; et enfin capable de garantir l’accès impartial des citoyens à tous les droits et services fondamentaux sans lesquels il ne peut vivre dans la dignité.
Que préconisez-vous pour stabiliser ce vaste pays ?
La stabilité du pays doit passer par la consolidation de la paix dans la période post référendum et par la mise en place des accords de 2005. L’UE doit être aux côtés du nouvel État de façon très concrète. Elle devra encourager le Sud-Soudan à signer et ratifier l’accord de Cotonou. La stabilité du pays pour être durable devra s’accompagner d’un règlement à terme de la situation au Darfour. Des relations de bon voisinage devront s’établir entre le Sud Soudan et le Darfour. Le partage de la rente pétrolière entre le Nord et le Sud sera également déterminant pour l’établissement de bonnes relations entre les deux régions. La communauté internationale doit se montrer préoccupée aussi bien du Nord que du Sud.
Sur un autre sujet aussi cuisant, ne pensez-vous pas que le risque est grand de voir partir en fumée les acquis fragiles de la paix et de la réconciliation nationale en Somalie, qui sont confrontés à une épreuve périlleuse devant la collusion de toutes les forces qui parient sur le pire : celle du retour à une situation d’absence d’Etat et de déchirements fratricides incessants ? Cette situation inquiétante ne devrait-elle pas mobiliser davantage les acteurs internationaux, afin de mieux soutenir les espoirs naissants d’une nation restée trop longtemps à la dérive ? Plus largement comment expliquez vous le désintérêt flagrant de la communauté internationale pour la question Somalienne ?
La situation en Somalie reste indiscutablement inquiétante. L’Afrique et la Communauté internationale ne peuvent pas se résigner à ce que la Somalie devienne un espace de non droit générateur d’instabilité, d’insécurité et de radicalisme. Si on assiste à une certaine lassitude de la Communauté internationale, c’est justement parce qu’elle a toujours soutenu les gouvernements en place, mais que ces derniers n’ont jamais réussi à établir sur le long terme un Etat de droit. En ce qui concerne la piraterie, si on avait agi plus tôt, elle n’aurait pas acquise une telle ampleur et elle n’aurait pas généré une véritable économie parallèle. L’armement de ces pirates soulève également beaucoup d’interrogations. La circulation des armes légères est un vrai problème dans la Corne de l’Afrique. Au-delà de la piraterie, le drame de la Somalie puise ses origines dans la violence et la pauvreté qui sont le quotidien des populations civiles. Comme j’aime à le dire, il faut faire triompher l’optimisme de la volonté sur le pessimisme de la raison et aider le gouvernement de transition à s’établir de façon stable et durable. Pour cela, il faut bien sûr lui en donner les moyens.
Que pensez-vous des efforts de la République de Djibouti et plus particulièrement du chef de l’État pour appuyer le retour à la paix et à la concorde sociale en terre somalienne ?
Par rapport à la crise somalienne, Djibouti a toujours joué un rôle de médiation. La République de Djibouti est un partenaire constructif dont la coopération est hautement appréciée et précieuse dans la recherche de solutions aux conflits de la région, notamment en Somalie. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire à maintes occasions dans les enceintes internationale, nous sommes conscients du rôle personnel joué par le chef de l’État pour aider à stabiliser la région.
La position géostratégique privilégiée de la Somalie accentue l’abcès d’instabilité et d’insécurité pour toute la région, la piraterie s’y est ajoutée ces dernières années, connaissant un développement croissant d’actes de criminels au large des côtes somaliennes. Pensez-vous réellement que les différentes opérations militaires navales pourront résoudre durablement ce problème, et ce uniquement en positionnant sur les eaux internationales des navires de guerre ?
La Somalie a une position géostratégique particulière : 50% du trafic de gaz et de pétrole passe par le golfe d’Aden. Cependant, le développement de la Somalie est miné par l’instabilité politique et l’État de non-droit, dont les actes de piraterie en sont une des conséquences. La communauté internationale doit soutenir le gouvernement de transition et lui donner les moyens d’établir un État de droit, éradiquant la loi de la jungle. Assurer la sécurité des navires est naturellement indispensable mais ce n’est pas suffisant. La solution à plus long terme est politique et nécessite des mesures de droit international mettant fin à l’impunité. La solution à long terme à la piraterie en Somalie s’inscrit dans le cadre d’une discussion internationale au sein de l’ONU, en particulier au sein du Conseil de sécurité de l’ONU et du groupe de contact international de lutte contre la piraterie au large de la Somalie. En Somalie, il est reconnu qu’un engagement à long terme pour renforcer l’État somalien et donner d’autres conditions de vie à sa population, est essentiel.
La situation humanitaire de toute la région est très alarmante, des milliers de migrants tentent quotidiennement de traverser le détroit du Bad el Mandeb à partir du nord de Djibouti pour se rendre au Yémen, et puis, de là en Arabie saoudite. Comment expliquez-vous le désarroi et la détresse de ces populations qui, malgré les risques innombrables qu’ils encourent pour leurs propres existences, font le choix difficile, pour ne pas dire courageux, de l’exil ? Que peut faire la communauté internationale pour répondre à cette urgence humanitaire en passe de bouleverser encore plus les pays de la Corne déjà durement meurtries et embrasser, si rien n’est fait, la péninsule arabique ?
La population somalienne est l’une des plus pauvres du monde, survivant grâce aux aides humanitaires et aux fonds de développement En quittant la Somalie, cette population espère une vie meilleure et ce, souvent au prix de risques énormes.
La sècheresse s’intensifie actuellement, entraînant de nouveaux déplacements vers les camps de réfugiés du Kenya. Face à cette situation humainement inacceptable, la communauté internationale doit se mobiliser davantage.
Au-delà des discours convenus sur le fédéralisme somalien, croyez-vous vraiment que la seule voie de salut pour la Somalie, est celle parfaitement balisée et empruntée par le Gouvernement de transitoire et d’union nationale (TFG) et soutenu par la communauté internationale, faisant abstraction des réalités concrètes du terrain, et prônant l’établissement d’une république potemkine en Somalie ?
La Communauté internationale a placé beaucoup d’espoir dans le gouvernement fédéral de transition (GFT), résultant de l’accord de paix de Djibouti. Néanmoins le GFT reste faible et dysfonctionnel, sans contrôle réel sur le territoire, Il exerce principalement un contrôle à Mogadiscio. Dans le Nord le Putland et le Somaliland sont deux régions autonomes. Cette situation est diffi cile et reste un terrain propice aux confl its, aux tensions, notamment entre clans rivaux, aux crises alimentaires, humanitaires et à la piraterie. L’UE encourage le GFT à avancer sur la voie du dialogue avec les opposants. Il a ainsi effectué quelques avancées, comme la mise en oeuvre d’un des principes fondamentaux des accords de Djibouti, la réconciliation, résidant par exemple dans les accords entre le GFT et le groupe Ahli-Suna Wal Jamaa. Le mandat accordé par les Nations unies au Gouvernement de transition arrivera à son terme en août, et jusqu’à cette date, le GFT accomplira les tâches prioritaires de sécurisation de l’acheminement et la distribution de l’aide humanitaire.
L’autodétermination du Sud Soudan a ouvert la boîte de pandore : le Puntland et la Somaliland aspirent au même idéal. Quel est votre sentiment quant à ces velléités affichées d’indépendance ?
La République du Somaliland a été autoproclamée en 1991. Ancien protectorat Britannique, elle connait la paix et la stabilité depuis 20 ans. Elle a vécu plusieurs changements de pouvoir au terme d’élections libres. C’est un ilot sécuritaire au sein d’une Somalie, en proie aux mouvements islamistes extrémistes (El Shabaab - Al Qaïda, ndrl). On ne peut donc pas dire que l’autodétermination du Sud-Soudan ait été à l’origine de la volonté d’indépendance de cette région du nord de la Somalie. Londres et Washington sont les plus enclins à une éventuelle reconnaissance du Somaliland.
La reconnaissance internationale du Somaliland se heurte au principe de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation, inscrit dans la charte de l’UA. Si la Somalie évolue vers un État de type fédéral, il faudra repenser la politique menée vis-à-vis du Somaliland qui est un pilier de stabilité.
Propos recueillis par Mahdi A.