Le peuple somali est constitué d’éleveurs appelés « les gens du dromadaire à couleur pâle » par les populations voisines telles que les Gabra du Kenya, en utilisant littéralement le terme de Somal pour les désigner [1].
L’identité somali se conjugue aussi avec une identité islamique reconnue et revendiquée. En effet, dans l’histoire de la Corne de l’Afrique, les Somali ont été converti à l’islam entre les VIIIe et XVe siècle fondant leur origine « arabe » sur cette réalité historique. Loin d’être des rigoristes, les Somali ont développé une pratique rigoureuse d’un islam ouvert. En effet, « la pratique religieuse des Somali est loin d’être fanatique et est teintée de tout un « folklore » antéislamique qui donne à l’ensemble du sacré somali une forme de syncrétisme particulièrement complexe » [2].
En outre, le peuple somali est composé d’un patchwork de tribus et de clans incluant entre autres des confédérations telles que les Darood, Dir, Digil, Issaq, Hawiye, Rahanweyn etc. Selon la légende, la confédération clanique Dir [3] descendrait d’un ancêtre éponyme venu de l’Arabie heureuse qui se serait échoué sur les côtes septentrionales de la région d’Eerigaabho au Somaliland actuel. Dir serait « sorti de la mer » ; ce terme rappelle sans nul doute les origines arabes de ce peuple [4]. Cet homme venu d’ailleur, aurait eu beaucoup de fils dont seulement quatre ont donné naissance aux grands clans des Dir : Madaxweyne, Mahe, Madoobe et Madaluug [5]. Les Somali-issa sont les descendants directs du troisième fils appelé Madoobe. D’ailleurs, les Somali-issa sont appelés les « Ciisa Madoobe » (Ciisa noirs), en référence à la couleur de leur peau [6].
Dans cette union clanique des Dir, les Somali-issa [7] constituent le clan le plus important en nombre et en territoire. Cette famille « sortie de la mer », se caractérise par son appartenance à « une culture Dir » spécifique dont les Somali-issa incarnent à eux seul l’un des exemples le plus saisissant. Par conséquent, le clan ciise s’inscrit dans un paysage culturel somali et représente une variante particulière et non moins fondamentale.
Cette analyse ne peut donc se concevoir sans situer au préalable la culture des pasteurs prenant racine dans cette configuration ethnique et territoriale.
Le particularisme le plus visible réside dans le choix et la nomination de leur chef coutumier. En effet, selon Haberland [8], le chef traditionnel est chargé de forces « magiques » ayant le pouvoir d’agir sur l’ordre cosmique de l’univers et sur les éléments naturels. Le chef, ou le roi selon les traditions, devient le responsable de la destinée de tout un peuple.
Son hypothèse est donc la suivante : il existait bel et bien avant l’arrivée des peuplades sud-arabiques, de la christianisation et de l’islam, une culture appelée « culture mégalithique » propre aux populations locale de l’Afrique orientale [9]. Cette « culture mégalithique », constituerait selon Haberland, un socle de croyances et de coutumes ancestrales nécessitant une nouvelle grille de lecture pour mieux comprendre cet ensemble d’usages de l’identité culturelle des Somali.
En d’autres termes, les Somali ont su sans doute conserver jusqu’à nos jours les traits d’une culture « antirabique » reflétant une nouvelle dimension de leur propre histoire.
Cette approche permet de resituer l’histoire de cette région dans un contexte continental et africain que nous allons développer un peu plus loin. Cette définition relativement générale des attributs symboliques du roi africain est évidement à nuancer car l’Afrique est composée d’une mosaïque de chefferies traditionnelles [10] - réifiant à chaque moment une nouvelle approche du rôle et des attributs royaux. Ces analyses se comprennent par le biais d’une approche heuristique et anthropologique. Cette recherche est en cours d’élaboration et certaines pistes de réflexion se dégagent suite à diverses phases de terrain. Ce sont ces tendances qui sont évoquées brièvement ici.
Ugass des Somali-Issa
Au sommet de ces sociétés, on retrouve un chef, un roi politico-religieux : chez les pasteurs somali-issa il s’agit de l’ugass. Le mot viendrait sans doute d’une contraction de deux termes « ul » et « gass », c’est à dire « celui qui dirige un groupe, une assemblée ». Mot d’origine hamito-sémitique, cette construction linguistique semble être assez courante. On retrouve en effet, les termes comme : « ul geeden », ou encore « ul hayeh » [11]. En effet, le ul Hayeh fut un éminent représentant des six aqals (lignages primaires) des Issa dans les différentes circonscriptions du pays. Il fut avant l’avènement de l’ugass celui qui incarnait l’autorité clanique. Craint et respecté, il était l’épine dorsale de la structure organisationnelle de la société. Le terme accentue de façon évidente la figure du spectre symbole du pouvoir dans les sociétés africaines.
Le titre d’ugass est partagé en outre par d’autres communautés somali avoisinantes comme les Ogaden, ou encore les Gadaboursis [12]. Ces derniers le nomment ugass-cali et il est intronisé à Gabiley [13].
L’une des spécificités de ce groupement humain réside dans le fait que la fonction du chef traditionnel est héréditaire, ce qui n’est pas le cas chez les Somali-issa (Ab. Sh. Nuur Abdillahi, 1994:4) Cette caractéristique de l’organisation cheffale revêt à plus d’un titre une signification toute particulière pour la communauté pastorale somali-issa du fait même des différentes modalités de sélection et de nomination de leur propre ugass. En effet, ne porte le titre d’ugass des Somali-issa qu’un jeune garçon à peine âgé de 15 à 20 ans du clan des Wardig, Wahtishille, reer Hassan.
Ugass Roobleh : attribut fondateur
Le choix porté sur un jeune adolescent nous interpelle et nous invite à comprendre le sens premier déployé par cette communauté. Sans doute est-il invité à renaitre socialement le jour de l’enlèvement et à embrasser une nouvelle dimension symbolique ? En effet, cet événement fait référence à l’enlèvement dans le campement du reer Hassan du futur élu par les 144 sages représentant les Somali-issa. La famille proche doit simuler une forme de résistance face à cet événement pour signifier son désaccord et pour renforcer par la même occasion le caractère sacré de la fonction royale.
Des racines historiques
Ceci dit, revenons un instant sur le critère de l’âge dans le choix du futur candidat. En effet, la période qui oscille entre 10 à 20 ans n’est pas arbitrairement choisi, mais correspond à la fois à une référence historique et symbolique relative au choix du premier ugass des Somali-Issa : dénommé Ughaadh Maal [14]. Car dans le cycle de la vie des Somali, l’analogie existant entre l’homme et la société permet d’affirmer que la période de l’adolescence correspond à l’état « société qui n’a pas encore de chef responsable » [15]. Ce peuple de pasteurs déploie ainsi tout un discours décrivant avec une « logique sensible », ou dit aussi « logique du concret », le rapport à la nature [16].
Il faut donc choisir un chef, quelqu’un qui incarnera le passage de la société : de l’état d’adolescence à l’état de société expérimentée/mûre, en somme organisée.
La légende nous apprend que ce fut un jeune garçon âge de 10 à 15 ans, vivant seul avec les antilopes (Ughaadh). Il fut découvert, attrapé et ramené aussitôt auprès des vieux sages somali-issa. Voyant qu’il avait un don, « une auréole de nuage » qui s’est placée au-dessus de lui, les dignitaires décidèrent de le choisir comme le premier roi des somali-issa. Ce récit fondateur est éminemment important pour comprendre la symbolique autour de ce jeune enfant. Mais retenons ici que c’est le ciel qui l’a choisi par la manifestation concrète du nuage et qu’il fut indépendamment de sa volonté attrapé et contraint à devenir l’élu.
En effet, à l’image du premier roi, le jeune élu doit être attrapé, enlevé par les siens pour le remettre au Guudi qui est ici représentés par les six dignitaires des différents lignages primaires composant la confédération. Il s’agit là de la rencontre entre le futur ugass et ses sujets. L’enlèvement subi par le reer Hassan dont il est issu, symbolise cet acte fondateur de l’avènement d’un ugass dans la société pastorale somali-issa. Tout comme Ughaadh Maal, c’est la divine providence qui l’a choisi et ce choix reste néanmoins douloureux et pénible pour sa famille qui vient de perdre un fils.
Comment expliquer ce choix pour le moins original ? Je vous invite à faire un tour du côté de la genèse des Somali : en somme de la théorie de la conception du monde.
Dans la mythologie somalienne [17], le ciel et la terre représentent respectivement le père et la mère ; la pluie quant à elle symbolise le liquide de fécondité.
« Le ciel est un homme et la terre une femme. Lorsque le ciel gronde et qu’il y a des éclairs, le Ciel fait la cour à la Terre. Finalement le Ciel fait l’amour à la Terre et la pluie est son sperme qui, en touchant la Terre et, à chaque saison des pluies, la vie reprend sur la Terre » [18].
En effet, « l’expression la plus significative de la fécondité est l’écoulement à profusion de la pluie, des ruisseaux, du lait sortant du pis (de la vache), et de la semence masculine » [19].
L’eau de la pluie fertilise la terre, permet de faire pousser les arbres, garanti par la même la vie sur terre et contribue à améliorer les conditions d’existence de ces pasteurs dépendant à leur tour de la survie de leur troupeau. Le processus de la nomination rappelle à ce fils prodige la révélation de son identité première. Il est appelé à occuper une fonction importante. En parfaite harmonie avec la terre et le ciel, ugass permet d’établir un équilibre fragile entre l’univers et la société. Cet enlèvement légitime le choix de la communauté et renforce le pouvoir magico-religieux de ce jeune garçon invité à assurer la pérennité de cette société. Mais comment se matérialise concrètement ce lien particulier incarné par ce jeune roi ?
Les cérémonies rituelles
Les retrouvailles entre ce peuple et son guide nécessitent des festivités et des cérémonies dignes de cet avènement. Le 3 septembre 2009 fut une journée historique où nous avons fait connaissance avec le nouvel ugass des Somali-issa, Mustapha Mohamed Ibrahim Ugass Wacys. Ce jeune garçon à peine âgé de 17 ans a grandi dans les faubourgs de Dire Dawa et a poursuivi ses études scolaires dans les grandes écoles appelées Hadj Ali. Enfant issu d’une famille modeste, ses camarades de classe brossent avec beaucoup d’affection les traits essentiels de ce jeune garçon appelé à un destin singulier.
Dès la nomination, le 3 septembre 2009 à Gougouma Caad [20], le vieux sage Hadj Muuse Abobokor, reer Gulane Saad Muuse [21] prend la main droite de l’ugass Mustapha Mohamed Ibrahim et prononce une formule quasi incantatoire : Lagu reeyaw ugass rooble, reyadaada dada deeqdee (« soit béni roi faiseur de pluie, ton aura à comblé le peuple »). De par cette phrase, le XIXe ugass revêt par les sages le premier et non moins important des attributs : celui de faiseur de pluie. Le roi doit faire pleuvoir et fait cesser la pluie.
L’ugass roobleh [22] revêt cet attribut central dans la compréhension globale des mécanismes traditionnels déployés lors de ces cérémonies.
En effet, « (…) exercer un contrôle sur le temps atmosphérique, faire tomber la pluie-ou, à l’occasion l’empêcher-… tel est l’attribut essentiel du chef ou du roi dans les nombreuses sociétés de l’Afrique noire » [23].
Voilà qui est dit, ce jeune roi s’inscrit parfaitement dans ce dessin africain. Il s’agit bien là d’un roi africain, ancré dans la conception africaine même du pouvoir et de la politique.
Dans l’histoire de la dynastie royale, il fut un temps nous disent les sages où un roi a été destitué car il était incapable d’arrêter les pluies diluviennes qui s’abattaient sur le pays paralysant ainsi toute forme de déplacement et décimant le cheptel. Ce roi, appelé ugass guelleh et surnommé injirle [24] par ses contemporains fut destitué tout bonnement. Dans l’histoire des Somali-issas, quant un ugass n’est plus capable d’honorer ses obligations, la sanction tombe et elle est irrévocable.
Cette nouvelle réalité traduit en somme, le souci constant de la communauté à vouloir maîtriser son destin et développer une emprise sur cette nature capricieuse dont ils sont foncièrement dépendants. Le roi est celui qui incarne cette tentative de contrôle de l’environnement, d’une nouvelle forme de domestication et véhicule à travers cet attribut une représentation du monde et de l’univers en harmonie avec les préceptes de la religion musulmane. Il est sans doute important de rappeler que toute cette représentation symbolique ne peut prendre forme et cohérence pour les pasteurs somali-issa qu’à travers l’interprétation du canal religieux et plus précisément de l’artefact religieux islamique.
Ugass duceeyeh : attribut religieux
Nous l’avons vu, de par ce pouvoir, il devient un être à part, différent des autres. La fonction en elle-même n’est pas héréditaire mais est conférée par nomination selon un protocole préétabli à un membre choisi au sein du clan royal. Le jeune successeur choisi ne devient pleinement ugass, c’est à dire possesseur de la force qui lui permet d’agir sur la nature, qu’à la suite des rites d’intronisation qui ont pour finalité essentielle de transformer son être. En transcendant toute forme d’appartenance à une unité sociale particulière, il devient par là-même un être exceptionnel, paré d’un nouvel attribut : celui de l’ugass duceeyeh.
Il faudrait garder en mémoire, nous précise les informateurs, l’image d’un ghoroff vide qu’il faut remplir par le biais des invocations. Ce « remplissage » du ghoroff [25] correspondrait à la période importante et non moins capitale de la formation théorique du futur roi des Somali-issa. Cette formation varie selon l’âge de l’élu et permet surtout à ce dernier d’être initié à la composition complexe de son territoire, à son histoire, à sa généalogie et aux différentes légendes qui entourent des personnages incontournables de la culture somali-issa.
Les invocations
Pour ce faire, ce récipient est invité à se remplir, à l’image du lait débordant du ghoroff lors des fêtes et des cérémonies traditionnelles. Ceci étant, cette période d’apprentissage reste hautement symbolique et nous invite à mieux comprendre la transformation physique subi par ce jeune élu. Pour cela, il doit d’abord aller à la rencontrer de ses sujets, être au près d’eux en acceptant ce qui ne peut être ni refusé ni ignoré : les invocations. Les sages regroupant les six aqals de la confédération annoncent à chaque halte de nos différentes pérégrinations que désormais les Somali-issa ont un nouvel ugass et qu’ils doivent venir à sa rencontre.
Durant toutes ces visites, une quantité importante de cheptel, grands et petits ruminants, ont été soit égorgés, soit directement offerts au roi. Tous ces évènements étaient ponctués par les cinq prières de la journée. Les villageois formaient très souvent des haies d’honneurs en chantonnant des chants à la gloire du roi avec des feuilles de laurier à la main et accessoirement habillés à la mode traditionnelle.
Après cette rencontre solennelle et après l’exécution du rituel de l’absorption du lait, une longue séance d’invocation clôture la journée. Les prières collectives tout comme les invocations restent des moments hautement solennels et relient de façon quasi mystique les vivants et les morts. La mémoire des ancêtres est exaltée en implorant le repos eternel pour les anciens. L’image la plus saisissante est celle mettant en présence l’ugass et les vieux sages tous réunis pour des invocations collectives et selon un protocole pré-établi.
Le geste rituel correspondant est de taper avec la main droite, derrière le dos de l’ugass. En effet, tous les sujets et de préférence les personnes âgées sont invités à réciter des duco à souffler avec un peu de salive sur le creux de la main et à glisser celle-ci derrière le dos du roi en le tapotant. Ces gestes répétés à grande échelle par tous les pasteurs représentent un moment solennel et traduisent l’établissement de nouveaux rapports sociaux.
A travers ces invocations, chaque Issa met un peu de soi « dans ce roi » et marque de façon indélébile le lien qui l’unit avec les autres membres de la communauté décidée à honorer ce rituel religieux [26].
Vers une unité du groupe
« C’est à ces identités particulières que s’ajoute l’identité commune, globale qui s’attache aux individus du fait qu’ils appartiennent à la même « société » à un même Tout [27].
Il s’agit sans doute là de l’émanation même de la volonté du groupe et de la naissance d’une nouvelle société. Le roi incarne ce discours du « Tout » [28], de l’ensemble des individus qui composent cette société. C’est pour cette raison qu’il est admiré, craint et surtout respecté.
A travers cette cérémonie rituelle, ce peuple pastoral temoigne de sa capacité première à s’unir et à fonder de nouvelles valeurs centrées sur l’unité et la survie du groupe.
En effet, à partir de cette période dite « période probatoire » où l’on observe le jeune garçon dans ces différentes activités quotidiennes, la tâche à laquelle les sages doivent s’atteler est la mise en place d’un long processus qui a pour fonction la naissance d’un sentiment d’appartenance à la nation somali-issa. L’ugass n’appartiendra plus à son clan (Wardig-reer Hassan) mais représentera tous les Somali-issa. En d’autres termes, il est invité à devenir ce que l’on peut appeler « un hors-clan ». Son identité clanique n’existant plus, il devient donc par ce biais un roi des Somali-issa. Pour accéder à ce niveau d’appartenance, seul l’ugass parmi les siens est invité à occuper un espace politico-religieux totalement vidé d’un contenu à caractère filial.
Une autre étape non moins importante attend notre roi, celle d’être désormais capable de rendre ce que le peuple somali-issa « a mis en lui », c’est-à-dire les duco (invocations). C’est bien après l’intronisation à Zeylac le 1er mars 2010 que l’ugass Mustapha a pu publiquement réciter des duca à Biyo Gaboobe [29]. C’est avec timidité que le jeune roi prit la parole et implora, d’une voix rauque, le pardon et la bénédiction pour toute la communauté. Ce droit de faire des invocations, il l’a acquis lors de l’intronisation officielle à Zeylac, cité côtière hautement symbolique pour ce peuple de pasteurs.
Ugass Dheceyeh : attribut politique
En effet, Zeylac fut un centre culturel, religieux et politique très important pour les populations environnantes car toutes les décisions prises dans la cité côtière touchaient de près ou de loin les intérêts des pasteurs nomades qui venaient se ravitailler en produits de premières nécessités. C’était aussi une façon de marquer symboliquement une transition éminemment importante pour cette société de pasteurs : il s’agit de la reconnaissance politique au niveau régional mais aussi et avant tout la reconnaissance d’une nouvelle charge pour l’ugass : elle devient politique.
La transition vers un ailleurs
Zeylac a vu naitre officiellement le XIXe ugass des Somali-issa et cette grande cérémonie médiatisée pour la première fois dans l’histoire de ces pasteurs transhumants somali-issa parachève une partie de ce processus et permet au jeune roi d’être reconnu et célébré en tant que tel. C’est à partir de ce moment-là qu’une nouvelle page de l’histoire de la société s’est ouverte avec en perspective la possibilité de revêtir le plus rapidement possible pour ugass Mustapha l’attribut d’ugass dheceyeh [30] : ugass médiateur, celui du milieu, du juste milieu. Il est désormais invité à donner son opinion, à établir une communication verbale avec les siens. En effet, combien de fois nous a-t-on signifié que l’ugass ne parlait pas, ne disait rien, mais devait simplement écouter.
Le xeer issa exalte cet attribut en l’illustrant d’ailleurs par le principe suivant : Ugass uu gudoonshaaye maa goyo (ugass préside les assemblées mais ne décide pas). Il doit en effet, régler les conflits entre les pasteurs et instaurer la paix au sein de la communauté mais ne jamais prendre ouvertement position pour un lignage ou pour un autre. Il en va de sa légitimité.
Médiateur régional
De plus, il est aussi chargé d’établir un climat de paix, de compréhension mutuelle avec les autres communautés voisines. C’est sans doute la charge la plus importante dans une région poudrière ou les ressources vitales deviennent de plus en plus rares. Il doit être le porte-parole de la paix et ainsi établir des rapports privilégiés avec les communautés de la région. Médiateur entre les êtres ; par la facilité de contact qu’il incarne, l’ugass fait le lien, relie les hommes en partageant avec eux des valeurs communes. Ensuite médiateur entre les hommes et le divin à travers les prières et les invocations en définissant l’existence et la pérennité du groupe par un contact accru avec l’environnement extérieur. Enfin, il est le médiateur entre les vivants et les morts, perpétuant ainsi la mémoire des ancêtres à travers une réactualisation des référents fondant la société pastorale. Rappelons enfin pour terminer, qu’il y a eu une vacance du pouvoir cheffal de dix-sept ans qui créa un vide politique sans précédant contribuant à remodeler durablement l’organisation politico-sociale de cette société.
Conclusion
Ugass Mustapha Mohamed Ibrahim Ugass Wacys, XIXe ugass des Somali-issa, succédant au feu ugass Hassan Hersi, apparaît à travers ce périple - qui a duré environ six mois - comme la figure même de l’unité du groupe retrouvée. Il s’agit bien là de la matérialisation concrète de la volonté d’une communauté pastorale à développer un contenu social et symbolique.
Ce jeune roi choisi par et pour cette communauté développe un discours centré sur les fondamentaux, sur la capacité à établir un lien privilégié entre le ciel et la terre à travers la pluie, déployant ainsi un continuum à la fois vertical mais aussi horizontal avec la société mais au delà avec toutes les groupements humains de cette région.
Dans cette interprétation du monde, ici invoqué, les Somali-issa ont développé un discours idéel [31] centré sur une dialectique ciel/terre et homme/société. Les différents niveaux d’analyses permettent de brosser les traits d’une histoire propre à cette société pastorale est-africaine. Cette analyse nous éclaire quelque peu sur les rapports politico-sociaux déployés par ce groupement humain en la personne du roi et ses liens avec les autres populations avoisinantes. En somme, l’ugass revêt les attributs politico-religieux indispensables à la production et à la reproduction des conditions matérielles et idéales de leur existence. Car, ce qui était en jeu dans le processus de nomination et d’intronisation, c’est peut-être l’établissement d’une nouvelle lecture par les acteurs locaux de leur propre perception de l’histoire. C’est en cela que les récits traditionnels deviennent des marqueurs du temps historique.
Sagal Mohamed Djama, université de Djibouti
[1] En référence au dernier ouvrage fort intéressant de Mohamed Abdi Mohamed & Hazel, 2008, L’infibulation en milieu somali et en Nubie, Paris, MSH, p. 246 et 353-355.
[2] M. Abdi Mohamed 1998:92.
[3] Dir serait venu par le Bab el Mandeb.
[4] Bader:74.
[5] Bader:71.
[6] Les somali-issa ont aussi un autre patronyme donné par les Somali qui est celui de « Ciisa-Warabee ». Cette désignation souligne peut-être le fait que les membres de ce clan en tant que peuple nordique cohabitant avec d’autres peuplades comme les Afars ou les Oromo, revêtirait des attributs mystérieux et insaisissables alimentant tout un imaginaire prolifique autour des bêtes sauvages. Litt. « hyène, animal dangereux et craint par les pasteurs ». Cette allégorie est aussi nourrie par les récits des pasteurs somali-issa eux-mêmes racontant à qui veut l’entendre des récits autour de leur transformation durant la nuit en warabee redoutable, volant et tuant le cheptel (récits recueilli à Casbuuli le 11 septembre 2009).
[7] C’est aussi pour cette raison que j’ai décidé d’utiliser la terminologie somali-issa, reflétant à mon sens une représentation plus exacte de leur culture.
[8] Très grand spécialiste des populations de l’Afrique orientale, Haberland a notamment écrit des ouvrages de références tels que l’étude de la monarchie éthiopienne, 1965 ; les Oromo du sud de l’Éthiopie, 1956. Ethnologue de formation, ses analyses et ses hypothèses concernant une civilisation mégalithique dans cette partie du monde restent à être étayées. Ces ouvrages restent des fondamentaux.
[9] Haberland, 1965.
[10] Ce terme est ici employé comme étant une référence au passé et au présent, insistant sur une dynamique structurelle des sociétés à culture ancestrale se caractérisant par une culture de l’oralité)
[11] Ces termes désignent des fonctions dans l’organisation guerrière de la société pastorale : ul geeden désigne le responsable des troupes lors d’un assaut porté à l’adversaire. op.cit., p. 243. Voir aussi Ali M. Iye 1996:243. Cette étude d’A. M. Iye, avait pour cadre principal l’organisation du xeer. L’ugass est abordé en tant qu’élément constitutif de ce droit coutumier.
[12] Ce groupement de population pastorale a constitué un guudi composé de cent sages que l’on nomme boqorka iyo boqolka niin dont quatre nommés afarta dhadhaar et qui restent permanent. Les Somali-Gadaboursis ont décidé de choisir un ugass, tout comme nos pasteurs somali-issa, après le grand bouleversement historique que la région a connu avec l’arrivée des populations oromo à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe s.
[13] C’est une ville historique et très ancienne située au nord-ouest du Somaliland.
[14] « Celui qui sait traire les antilopes », (Verdict de l’arbre : 244). En choisissant de nommer un jeune garçon à la tête du royaume, les pasteurs ciisa se réapproprient de nouveau leur propre histoire à la lumière des réalités du moment.
[15] Mohamed Abdi - Mohamed & Pannoux : 163.
[16] La nature est ici symbolisée par l’arbre. Les sociétés dites traditionnelles élaborent une grille de lecture particulière que Lévi-Strauss appelle « logiques du concret » permettant d’établir des analogies, des oppositions en différentes catégories de la réalité. Terray, L’Homme n° 193 : 23-44.
[17] En référence au dernier ouvrage fort intéressant de Mohamed Abdi Mohamed & Hazel, 2008, L’infibulation en milieu somali et en Nubie, Paris, MSH, p. 353-355.
[18] Mohamed-Abdi et Pannoux, 1993 :168.
[19] Haberland, 1963 : 244. Cette vision du monde, loin d’être singulière, est partagée par les communautés de la région à savoir les Oromos, Sidamos et Amharas.
[20] Il s’agit d’une localité à environ 7 km de Millé, cité royale qui elle-même se situe à 40 km de Dire-Dawa.
[21] Les différents clans de la confédération participent de façon plus ou moins importante à l’exécution des rites de nomination reflétant là encore un ordre social établi.
[22] Littéralement en somali : roi faiseur de pluie.
[23] A. Adler, 1977 : 46.
[24] Injirlé veut dire celui qui a attiré les poux car désormais dans le pays issa le fléau était aussi ses différentes épizooties qui décimaient les cheptels.
[25] Récipient à contenant que l’on utilise pour boire le lait de chameau. Cet objet est symbolique et permet d’établir un ancrage dans les valeurs de la culture pastorale.
[26] Ces invocations pouvant être à la fois destinés à l’ugass et pouvant être aussi prononcés par lui. Il s’agit là de quelque chose que l’on ne peut ni acheter ni vendre mais que l’on garde pour transmettre (Godelier, 2007 :67-76).
[27] Godelier, 2007:200.
[28] J’empreinte ce concept du « Tout » à Godelier 2007, Au fondement des sociétés humaines, Paris, A. Michel.
Il correspond à la description du phénomène de communion et d’unité déployé par pasteurs-acteurs et qui est une condition nécessaire à la production et à la reproduction de leur propre condition existence sociale.
[29] Une localité très ancienne où vivent pour la majorité des populations sédentarisées et issu du lignage Odohgob reer Kuul.
[30] L’ugass sera désormais invité à prendre la parole en public, à donner son avis selon le cadre établi par le xeer, à rétablir un climat de paix et de confiance, à revêtir en somme l’attribut d’ugass dheceyeh (le médiateur).
[31] Le concept Idéel en opposition au concept Matériel, représente l’univers imaginaire et symbolique déployé par/pour les acteurs–locaux indispensable dans compréhension globale des sociétés.
Comme la somaliland n’existe pas comme pays ni comme une province reconnue, en tant que chercheuse, il aurait fallu quye tu sois plus exacte aux termes que tu utlises. Par exemple, tu aurais pu dire le Nord de la Somalie, près de Zeila, etc. Ou tout simplement utliser les noms des provinces avant 1990.
Nabad iyo cano