Avez-vous déjà pris le temps de vous arrêter un matin au niveau de l’oued Ambouli et de pénétrer à l’intérieur des jardins ? Ou longé d’un bout à l’autre ses nombreux jardins… ? Toutes sortes de légumes, d’arbres fruitiers, de plantes de maraichage y sont cultivés : radis, tomates-cerises, oignons, dattiers, melons, pastèques, mangues, jasmins… Un environnement unique à Djibouti-ville, au cœur de la capitale, dont le charme et la beauté sont inconnus de la grande majorité des citadins !
On est agréablement surpris par la vie et la joie des centaines d’enfants, le sourire aux lèvres, que l’on y croise. Certains barbotent en jouant dans de petits bassins de retenue ou, plus imprudemment, en nageant à même la surface des puits le long de l’oued, qui débordent souvent, par exemple après les importantes pluies saisonnières de ces derniers jours.
Les jardins d’Ambouli – et c’est encore moins connu – abritent un grand nombre des sans abris de la capitale. On ne compte plus les mariages et les naissances dans ces communautés réunies dans ce qui est de fait devenu leur havre de paix et de tranquilité. Les personnes rencontrées sur les chemins parcourant les jardins disent toutes que c’est ici qu’elles peuvent souffler et s’abriter des fortes chaleurs, à l’ombre de la végétation. Où travaillent-ils ? Ils sont pour la plupart journaliers, soit dans les chantiers de construction, soit là où ils trouvent un employeur ! Ils viennent d’Éthiopie, du Somaliland ou, pour les plus jeunes, sont nés dans ces jardins. Il est difficile d’évaluer à première vue combien d’habitants composent cette communauté solidaire, mais on peut parler sans crainte de plusieurs milliers de personnes. Sans compter ceux que nous n’avons pas croisés car ils quittent les lieux aux aurores pour y revenir une fois la nuit tombée. Bien évidemment, ils vivent dans un grand dénuement, mais semblent pourtant satisfaits de leur condition…
Gagner sa vie tout en faisant un geste pour la planète
Sorti de nulle part, voilà comment nous apparaît Abchir Moustapha Jiide, chargés de matériaux de récupération qu’il va transformer avant de les revendre. L’homme paraît discret, presque intimidé, en tout cas modeste. Il vit avec son épouse et ses enfants sur un petit lopin de terre loué 500 FDJ/mois, dans le lieu-dit « jardin Bouh ». Il y a construit un petit cabanon fait de bric et de broc, sur une surface d’une vingtaine de mètres carrés, où il s’est installé après son mariage il y a sept ans ; le couple a maintenant trois enfants. Sa fille aînée a environ six ans. A regarder son corps frêle et son visage… on ne peut s’empêcher de se demander : mais quel âge a-t-il ?
« Vingt ans » dit-il… Il explique s’être marié à treize ans, quand son épouse en avait quinze. Aussi loin qu’il se souvienne, il a toujours travaillé. Son père était forgeron, et lui a appris très jeune les ficelles du métier. Ses enfants vont-ils à l’école ? Il nous explique qu’il ne peut les y inscrire, faute de papiers. Puis il ajoute qu’il ne connaît pas d’école gratuite, qu’il n’en a jamais entendu parler et que, dans son dénuement, il n’a jamais envisagé envoyer ses enfants à l’école. Sa fille aînée aide sa mère dans les nombreuses tâches familiales.
Que va t-il en faire ?
Il pousse une sorte de brouette qui contient trois petits ballons rouges, apparemment ceux qui équipent généralement les surpresseurs à eau. Il nous dit les avoir récupérés à la petite décharge qui avoisine la caserne Cheikh Osman de Balbala.
« Je travaille à partir d’objets que je récupère dans la déchetterie de Doudda, mais aussi le long du lit de l’oued et à proximité du camp militaire. Je les transforme pour les vendre ensuite. Je suis habile de mes mains. Je me lève aux aurores tous les jours. J’essaye de venir très tôt afin de trouver mon bonheur. La concurrence est rude ». C’est son gagne pain, il fait vivre sa famille grâce aux innombrables trouvailles qu’il glane dans la décharge. Il offre aux objets une nouvelle existence sous d’autres formes, bien plus improbables : rien ne se perd tout se transforme. « Il faut faire attention de ne pas se couper, et ne pas avoir peur de travailler sous le soleil… ».
Lorsque nous voyons les trois objets récupérés, ce sont des déchets ; lui y voit le moyen de subvenir aux besoins de sa famille.
« Vous voulez savoir ce que je compte faire de ces trois ballons rouges ? Je vais les transformer en réchaud à charbon de bois. Pour ce faire, je vais cisailler légèrement le haut du ballon, puis je poserai dessus une sorte de grillage qui servira à poser le plat de cuisson, et enfin je réaliserai sur le côté une petite ouverture suffisante pour permettre l’introduction du charbon, qui sert de combustible pour la cuisson ». Combien escompte t-il en tirer ? « Autour de 700 ou 800 FDJ la pièce. Sur le marché, il sera revendu entre 1500 et 2000 FDJ par les femmes. C’est à elles que je vends. Elles me paient cash, et cela me convient. Mes produits leur plaisent, ensuite il leur appartient de trouver le client final ».
« Il m’arrive aussi d’acheter des matériaux dans le commerce, comme par exemple de fines plaques de fer, dont la moins cher coûte 1000 FDJ. Je les découpe en plusieurs petits morceaux. Après les avoir travaillées, j’en fais une cinquantaine de pinces à chicha, qu’utilisent les consommateurs pour saisir le chardon incandescent. Je les vends 50 FDJ pièces. C’est une opération intéressante puisque j’en tire 1500 FDJ de marge. La pièce est revendue dans le commerce à 100 FDJ ». Quel revenu mensuel tire-t-il de son métier ? Après un léger soupir, comme s’il cherchait ses mots, il répond perplexe, :« je n’ai aucune idée de ce que cela peut représenter sur un mois. Moi, je suis journalier, à chaque jour suffit son labeur, je dépense quasiment mes revenus quotidiens le jour même. Je remets à ma femme 1000 FDJ par jour, et d’ailleurs quoi qu’il arrive elle va me les réclamer ! Cette somme permet de pourvoir aux trois repas du foyer. Il me reste entre 1000 et 1500 FDJ, que j’utilise pour mon khat. Il peut m’arriver aussi de gagner 4000 ou 5000 FDJ. Ces jours là, je reverse 500FDJ de plus à mon épouse, et j’en mets de côté pour envoyer presque tous les mois de l’argent aux membres de ma famille demeurant au Somaliland ».
Est-il heureux à Djibouti ? Ses conditions de vie lui conviennent-elles ?
« La vie est difficile, mais on ne manque pas de riz. Dieu est à nos côtés ! », affirme t-il, sur un ton très assuré.
Au sujet de Djibouti, il nous répond de manière très enjouée que « ce pays est béni. On le connaît d’ailleurs dans la région sous l’appellation de “Miskiin koriso” [1] ou bien encore de “Gacan qabasho” [2]. Je n’ai jamais eu faim ici. Je ne connais pas un seul pays comme Djibouti : j’ai fait toute la région avec mes parents : l’Éthiopie, la Somalie, ou le Somaliland… La vie est douce à Djibouti ».
Trouve t-il réellement sa vie agréable ? « Oui » affirme t-il. Il prétend qu’il ne se considère pas pauvre ni dans le besoin. Il dit vivre de la seule force de ses mains et de ses idées pour modeler la ferraille usée selon les besoins de ses clientes.
Survivance d’anciennes discriminations
« J’ai un métier que j’ai appris de mon père, qui lui même avait été formé par le sien. Ce savoir-faire se transmet ainsi de génération en génération dans ma famille. Je considère que j’ai beaucoup de chance : partout dans le monde je trouverai de quoi gagner ma croûte. Connaissez-vous l’expression “Aakhiro iyo hargeysaba waa loo shaqaysta” [3], et c’est a fortiori encore plus vrai lorsque l’on appartient au clan Midgaan. Je me sens bien ici. A ma connaissance, Djibouti est le seul pays de la région où les membres de ma communauté ne sont pas discriminés. Ailleurs, nous sommes rejetés, on refuse de manger à la même table que nous. Au Somaliland par exemple, nous ne sommes jamais invités à des célébrations, des fêtes, à socialiser avec les autres Somalis… On nous regarde comme des pestiférés, porteurs d’une maladie invisible, contagieuse… L’union avec l’un des membres de notre communauté est impensable ! Le simple fait d’envisager un mariage avec une personne d’un autre clan peut nous coûter la vie ! Ce sont les nombreuses raisons qui font que je me sens bien dans ce pays. Nos sages, à Djibouti, se réunissent au quartier Lher où nous avons un mabraze dans lequel nous nous retrouvons aussi souvent que nécessaire pour discuter de nos difficultés ou pour annoncer des festivités, comme un mariage, des naissances, ou juste pour le plaisir de nous rencontrer. Nos aînés sont respectés par les autorités ici, qui prennent le temps de les recevoir pour s’enquérir de nos besoins lorsque nous les sollicitons. Nous ne faisons l’objet d’aucune discrimination, ni d’un quelconque ostracisme en République de Djibouti. D’ailleurs, ma sœur est mariée à un afar ».
Ces personnes sont considérées comme coupables des agissements de lointains ancêtres auxquels seraient reprochées certaines actions. Cette sanction ancienne leur vaut, encore aujourd’hui, d’être victimes d’une discrimination honteuse. Les générations actuelles, comme les précédentes et celles à venir, seraient condamnées à subir indéfiniment cette stigmatisation fondamentalement indigne, comparable au supplice de Tantale…
Mahdi A.