Human Village - information autrement
 
L’effondrement du dépôt d’ordures de Qoshe
par Mahlet Fasil, avril 2017 (Human Village 29).
 

Avec l’aimable autorisation d’Addis Standard, traduction d’un article publié dans Addis Standard le 17 mars 2017.

Pour la deuxième fois en moins de six mois, le Parlement éthiopien, dominé par l’EPRDF, a proclamé un deuil national de trois jours. Cette fois en mémoire des victimes de l’effondrement d’une montagne d’ordures située à treize kilomètres au sud-ouest d’Addis Abeba le samedi 9 mars.
L’information sur ces Éthiopiens morts enfouis sous un monceau d’ordures d’Addis Abeba (115 aujourd’hui) a été publiée environ douze heures après l’événement. Cette histoire d’« abandonnés » d’Éthiopie (« nous sommes les abandonnés, pourquoi s’intéresser à nous, n’est-ce pas ? ») n’est ni surprenante ni inattendue.

La décharge de Qoshe

Dans l’ombre de la mort
Connue sous le nom de « décharge de Reppi » (ou de « Qoshe »), cette zone est occupée par une montagne constituée de millions de tonnes de déchets solides produits par la capitale (qui comprend entre quatre et cinq millions d’habitants) qui y ont été simplement entreposés depuis plus d’un demi-siècle.
Créée il y a 54 ans, sur 37 hectares, Qoshe n’est pas une décharge idéale. D’abord elle domine de tous les côtés des abris de fortune en plastique et des maisons en adobe qui accueillent des centaines de personnes, un nombre plus important que celui reconnu par le gouvernement qui ne compte que les habitants enregistrés. Contrairement à ce que les médias affirment, les habitants de ces logements de fortune ne sont pas tous des éboueurs ou des fouilleurs de déchets. « Je travaille pour la compagnie éthiopienne d’électricité » affirme Alemayu Teklu, père de quatre enfants qui en cherche encore trois ainsi que sa femme. « Seul mon fils aîné a survécu car il n’était pas à la maison la nuit où la montagne d’ordure s’est effondrée ».
Alemayu et sa famille se sont installés ici il y a dix ans, quand de nombreux quartiers ont été démolis dans tout Addis Abeba afin de libérer des emplacements pour la construction d’immeubles modernes. « Nous avions une maison de deux chambres à côté de Kazanchis qui appartenait à la famille de ma femme. Le kebele nous a dit que nous devions la quitter dans les deux mois, mais elle a été détruite au bout de trois semaines, raconte Alemayu, nous avons reçu 70 000 birrs [environ 2500$ au cours actuel] d’indemnités et on nous a promis un emplacement dans une banlieue. Mais ensuite personne n’a répondu à nos demandes, et je me suis installé ici après avoir acheté le terrain 10 000 birrs ». Luttant contre les larmes, Alemayu ajoute que « nous sommes les abandonnés, pourquoi s’intéresser à nous, n’est-ce pas ? ».
L’importance des expulsions des pauvres du centre ville, une pratique marquée par la corruption des officiels, créée un nombre infini d’histoires comme celle d’Alemayu. Aucune des douzaines de personnes interrogées par Addis Standard n’a déclaré s’être installée par choix dans un endroit surplombé par une montagne d’ordures. Ainsi Mintiwab Gushe, mère de quatre enfants qui vit depuis trente-cinq ans dans la maison en adobe où sont nés ses enfants et où ils ont été ensevelis. Mintiwab est incapable de parler. Ou d’autres comme Gurmu Kidane qui s’est installé à Qoshe avec les deux membres de sa famille en juin 2016, quand plus de deux cents membres des forces de l’ordre ont commencé à détruire des maisons à Nefas Silk Lafto Kifle Ketema dans l’ouest d’Addis Abeba, dont les autorités municipales affirment qu’elles ont été construites illégalement après 2005. « Je suis venu ici avec ma famille après avoir perdu notre maison car ma sœur qui avait acheté une nouvelle maison louait celle de Qoshe ; elle me l’a prêtée pour que je m’y installe » raconte Gurmu. Il possède une bétonnière et vit de sa location sur les chantiers de construction. Sa fille de 16 ans et sa femme font partie des disparus.
Mais la zone autour de Qoshe ne contient pas que les deux cents maisonnées reconnues par l’administration, il y a au moins « cinq cents familles dont beaucoup louent des parties d’habitations » affirme un jeune homme qui préfère rester anonyme. Par exemple, Hadya Hassa, 72 ans. Elle louait sa maison à treize personnes qui venaient de tout le pays pour chercher du travail. Elles ne sont pas enregistrées, et donc inconnues de l’administration. « Nous demandons un relogement au kebele depuis des années. Maintenant ils viennent nous voir en deuil » dit Hadiya au Addis Standard.

La décharge de Qoshe en 2010

Le spectre de la collecte et des déchets
Jusqu’en 2014, Qoshe était connue comme la seule décharge qui fonctionnait comme à ses débuts. Pendant cinquante quatre ans, elle n’a été équipée ni de barrières, ni de drainage, de contrôle des odeurs ou d’organisation de recyclage. « Actuellement, le traitement des déchets se fait par stockage simple : les ordures sont empilées puis entassées par des buldozers » reconnaissait un document de l’administration d’Addis Abeba en 2010, présenté à ONU Habitat [1]. Il estimait à 200 000 tonnes les déchets produits par Addis Abeba, dont 76% d’origine domestique.
Ce rapport vieux de dix ans montre que les autorités sont hantées depuis longtemps par la montagne noire de déchets qu’elles ont créée il y a un demi-siècle, et qu’elles n’ont pu gérer convenablement. Des nombreuses recommandations ont cependant été faites par des ONG. « Une bonne gestion des déchets est essentiel pour permettre à des communautés ou des régions de répondre aux enjeux d’un développement soutenable, comprenant la préservation des ressources, la protection du climat et la prévention des pollutions » affirme une étude de 2010 partiellement financée par le gouvernement allemand [2].
L’administration en charge des déchets d’Addis Abeba [3] a commencé en 2009 à prendre au sérieux le désastre annoncé à Qoshe selon un de ses dirigeants, qui a accepté de parler à Addis Standard mais souhaite rester anonyme car « c’est un moment difficile ». « À cette époque, les autorités ont commencé à discuter du choix d’autres sites et la transformation de Qoshe en jardin public. Des projets ont été proposé à plusieurs donateurs pour créer une décharge moderne, qui serait aussi utilisée pour produire de l’énergie verte » dit-il. « Plusieurs donateurs, y compris américains, ont répondu positivement et ont donné beaucoup d’argent à l’administration », dit-il sans indiquer de montant exact. « Beaucoup ».
S’ensuivi une série d’ateliers rassemblant la mairie et les donateurs, des travaux de recherche, des voyages d’études pour les officiels de haut rang, dont le maire Diriba Kuma [4], afin de proposer des sites alternatifs qui utiliseraient des techniques de gestion des déchets à jour. Au cours de ce processus d’élaboration, qui cachait aussi sous un voile des négociation discrètes, l’administration municipale décide l’acquisition de 136 hectares à Sendafa, à 30 kilomètres au nord-est d’Addis Abeba. Un territoire habité par des centaines de fermiers. A ce jour, Addis Standard n’a pu accéder aux documents, s’ils existent, qui détailleraient la façon dont cette décision a été prise. Cependant, avec un prêt de 337 millions de dollars du gouvernement français, et une organisation administrative pour le gérer [5], la mairie semblait décider à faire du Sandafa Santary Lanfill tout ce ce que Qoshe n’avait pas été durant les 50 ans de son existence.
Sandafa Santary Lanfill disposait d’un budget initial de 27,6 millions de dollars, organisé par un plan guide [6]. Il disposait de 40 millions de birrs (environ 1,8 million de dollars) pour indemniser les agriculteurs qui devaient être déplacés. Il bénéficiait de l’expérience de Vinci Grands Projets [7], une société française de travaux publics (coincidence ?). Il devait y avoir quatre stations de transfert des déchets où devait être réalisé un premier traitement, et l’administration était décidée à changer l’aspect de la ville en incitant les habitants à être attentifs à leurs déchets et à ne plus les jeter n’importe où. Sandafa Santary Lanfill avait tout ce qu’il fallait pour devenir une décharge moderne.

L’usine de production d’énergie

En même temps, l’administration avait affecté 158 millions de dollars à un projet qui devait transformer Qoshe en une unité de production énergétique de 50MW, par un contrat avec la société britannique Cambridge industries [8]. Cela devait être suivi par la transformation ambitieuse de Qoshe en un parc public. Ce projet bénéficiait d’une soutien institutionnel, comme celui de l’université d’Addis Abeba (AAU) et du Horn of Africa Regional Environmental Center and Network (HoARE&N).
Si la France était venue au secours du Sandafa Santary Lanfill, transformer Qoshe en une usine énergétique et un parc bénéficiait d’une partie du soutien des donateurs au nouveau projet éthiopien Climate Resilient Green Economy [9] prévu sur vingt ans pour 150 milliards de dollars. Un des quatre piliers de ce projet est la volonté du gouvernement d’augmenter « la production d’électricité renouvelable pour les marchés domestiques et régionaux ». Parmi les principaux contributeurs à ce projet on trouve le programme de développement des Nations unies et des pays de l’OCDE. Cependant, comme Sandafa Santary Lanfill, le projet de production énergétique de Qoshe a déjà dépassé plusieurs fois sa date prévue d’ouverture.

La décharge de Sandafa

Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
Même en retard, le Sandafa Santary Lanfill a ouvert en février 2016. Qoshe connaît alors sa première pause en cinquante-trois ans. Mais six mois plus tard, Sandafa implose et laisse Addis Abeba exploser sous ses déchets. En juillet 2016, les agriculteurs vivant dans et autour la nouvelle décharge ont empêché la circulation des camions apportant les déchets bruts. La source du problème est l’état de la décharge de 26,6 millions de dollars, qui n’est en rien conforme au projet. « Vinci Grands Projets n’a touché que la moitié du montant prévu au contrat, le plus souvent en retard. La société n’a pu accéder aux devises nécessaires à l’importation de certains équipements » a déclaré un responsable du projet à l’Addis Abeba Solid Waste Recycling & Disposal Project Office (SWRDPO), qui a expliqué au Addis Standard pourquoi il souhaitait rester anonyme. « Les autorités municipales ont imposé l’ouverture du projet avant qu’il ne soit achevé ».
Addis Standard n’a pas été en mesure d’entendre les responsables de Vinci, qui ne se trouvent pas à l’adresse indiquée [10]. Aucune ligne téléphonique n’est enregistrée au nom de la société, ou du moins les salariés de l’opérateur public de téléphonie ne le connaissent pas. Mais cela ne change rien au fait que Sandafa Santary Lanfill, non seulement n’était pas terminé quand il a commencé à recevoir de déchets, mais aucune des quatre installations de transfert prévues n’était construite. Ces sites qui devaient assurer un traitement préliminaire des ordures devaient être construits simultanément à quatre endroits, dont Akaki et Reppi. « En octobre 2016, l’Agence de gestion des déchets de la municipalité d’Addis Abeba a dépensé près de cinq millions de dollars pour acheter vingt-cinq bennes à ordures et dix balayeuses afin de donner aux arrondissements de la ville la possibilité d’améliorer le service des anciennes bennes et d’amener de façon efficace les ordures dans les centres de transfert. C’est la deuxième fois que cette agence investit dans des bennes à ordure. En 2012, elle avait acheté dix-neuf bennes pour 3,9 millions de dollars, dont la plupart sont restées inutilisées en attendant l’ouverture de Sandafa Santary Lanfill » précise notre source à l’Agence.

Après avoir demandé des millions de dollars, mais peu utile dans une ville qui n’a jamais su trier ses déchets, Sandafa devint rapidement un nouveau Qoshe, et la colère des paysans grondait. Peu indemnisés (sur les 40 millions de birrs prévus, un responsable du SWRDPO a reconnu n’en avoir versé que 25, quand en réalité moins de 5 millions ont été utilisés [11]), dépossédés de leurs terres, trompé par des affirmations selon lesquelles leurs terres étaient nécessaires pour la construction d’un aéroport, et contraints d’habiter à côté d’une décharge qui commençait à puer, les paysans de Sandafa ont refusé toute autre solution que la fermeture de la décharge.
Alors que les manifestations anti-gouvernementales commencées en novembre 2015 prenaient de l’ampleur [12], de nouvelles questions apparurent. Des interrogations sur l’autorité exercée par la tumultueuse ville d’Addis Abeba [13] sur les villages des alentours qui dépendent administrativement de l’état national Oromia. Des discussions entre les autorités de la ville et de l’état régional pour éviter la faillite et permettre la réouverture de la décharge à 27 millions de dollars n’aboutirent pas. Alors que les déchets s’accumulaient et menaçaient la ville au milieu de la saison des pluies, l’administration municipale décide alors discrètement la réouverture de Qoshe.

Ce n’était plus l’ancien Qoshe
Durant les six mois de fermeture, la zone de Reppi avait profondément changé. Le marché de l’immobilier dans le secteur, propulsé par la perspective d’un futur parc et l’accroissement général des prix du foncier à Addis Abeba, avait explosé. Les sites de construction poussaient comme des champignons, et les buldozers travaillaient sur des projets ignorés des habitants pauvres du quartier. « Un jour avant l’effondrement des ordures, des buldozers creusaient pour ce qu’un des opérateurs nous a imprudemment présenté comme un “projet gouvernemental” », nous a déclaré Gebresselasie Mekuria, résidant à l’ouest de la décharge de Qoshe. « L’odeur empirait et nous nous sommes plaints auprès du kebele en demandant à être relogés. Ils nous ont demandé si nous étions fous, comme si vivre l’enfer sur terre faisait partie de notre destin ».
Cependant, alors que la construction de l’usine de transformation énergétique de 50MW est toujours en cours, le projet de transformer Qoshe en parc a sombré. Avec l’effondrement de la montagne noire, les résidents sont laissés avec rien d’autre qu’un nombre inconnu de morts. Pour les centaines de personnes qui vivaient à l’ombre de la mort, la mort est une routine. Chaque fois qu’elle se produit, elle laisse derrière elle un ensemble de vies dévastées pour toujours. C’est ce qui est arrivé samedi soir à Bethlehem Yared, 16 ans, qui porte le poids de n’avoir pu sauver son frère de six ans qui « a décidé de se cacher sous le canapé quand j’ai couru pour sauver ma vie en lui disant de me suivre. J’ai du le laisser derrière ». Un autre, Ayalew Negussie, qui a survécu avec sa famille, est perdu car « j’ai perdu tous mes voisins et amis que je connais depuis plus longtemps que mes enfants », ou Bedria Jibril, qui est « incapable de penser » après avoir perdu tout ce qu’elle avait en moins de vingt-cinq minutes. « J’avais quitté la maison simplement pour acheter du lait, pour mon fils d’un an, et quand je suis revenue, je ne savais plus où était ma maison. J’ai perdu mon mari et mes deux enfants en moins de vingt-cinq minutes ».
L’effondrement de cette montagne de déchets a retiré leur source de revenus à au moins trois cents fouilleurs de déchets qui la parcouraient chaque jour. Certains habitent le quartier, mais la plupart venaient de toute la ville à la recherche d’objet utiles, y compris de la nourriture. Ce n’est pas le premier accident mortel à Qoshe. En 2015, une innondation avait entraîné le déplacement de soixante-dix logements, principalement des abris en plastique ; en 2014, peu après la fermeture du site, un petit effondrement causé par les fouilleurs avait entraîné la mort de treize d’entre eux. Mais samedi 9 mars, la montagne noire de déchets a finalement décidé de ne plus abriter ceux qui y avait trouvé refuge depuis une ville qui les déteste mais adore leur travail. Tristement, leur histoire n’est pas seulement celle d’une montagne de déchets qui s’effondre, mais toute une suite de corruptions et de négligences criminelles qui ne laisse aux survivants que la possibilité de compter les corps de ceux qu’ils aiment.

Mahlet Fasil , avec l’aide de Selam Ayalew, université d’Addis Abeba (AAU) 

Photos : Addis Standard
Article original : « In-Depth Analysis : Qoshe Garbage Dump Collapse : A Trail Of Corruption, Criminal Negligence And Countless Victims », Addis Standard, 7/3/2017, voir en ligne.


[1« Overview of Addis Abeba city solid waste management system », voir le PDF.

[2« Model based strategic planning », voir le PDF.

[3Addis Abeba City Government Cleaning Management Agency.

[4Communiqué de presse : « U.S. Environmental Protection Agency Conducts Workshop on Landfill and Solid Waste Management », 17 juin 2015, voir en ligne.

[5Addis Abeba Waste Recycling & Disposal Project Office.

[10Sendafa Subcity – Woreda 13 and Yeka Subcity – Woreda 13 (Ayat Village Zone 06) Legetafo road.

[11« Farmer Protests Leave City Under Trash », Addis Fortune, voir en ligne.

[12« Oromo protests : défiance amidst pain and suffering », Addis Standard, 16 décembre 2015, voir en ligne.

[13« The spécial interest : the affirmation of dentela », Addis Standard, 18 janvier 2016, voir en ligne.

 
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