Human Village - information autrement
 
De Bernard à Afambo, la conquête du territoire djiboutien
par Simon Imbert-Vier, septembre 2015 (Human Village 25).
 

Après que le port de Djibouti, créé en 1888, remplace Obock comme lieu principal de l’implantation française autour du golfe de Tadjoura vers 1895, seule la partie sud-est de l’espace revendiqué par la France est gérée par l’administration coloniale. C’est là qu’est construit le chemin de fer qui constitue le principal axe du commerce extérieur de l’Éthiopie.

Le poste fortifié de Dikkil (ANOM, 30Fi101/3).

En mars 1927, le gouverneur Pierre-Amable Chapon-Baissac créé sur le papier des « postes administratifs » à Obock, Tadjoura et Gobad-Dikhil. Si les deux premiers toponymes correspondent à des lieux identifiés, le troisième n’est qu’une vague indication dans un espace pratiquement inconnu des autorités françaises. C’est pourquoi le 21 décembre 1927, au prétexte d’affrontements entre des habitants de la région, un détachement militaire est envoyé au départ d’Ali Sabieh chercher l’emplacement adapté à la création d’un poste administratif. Parcourant 40 kilomètres en deux jours, la troupe identifie Dikhil comme le lieu idoine, à la « frontière des territoires issa et danakil ». Avec le soutien d’un important notable, Hásan Hanfare Lo’oytá, une nouvelle expédition l’occupe en mars 1928. Un premier chef de poste est installé, Alphonse Lippmann [1], et un fort est construit [2]. Les années suivantes, l’administration coloniale tente, avec les faibles moyens dont elle dispose, d’imposer sa domination sur le territoire et sa population, principalement constituée de pasteurs transhumants. Elle devient alors un acteur des conflits locaux. En août 1930, les institutions locales sont bousculées avec la « suppression » du « sultanat de Gobad » et l’exil à Madagascar de son titulaire, Lo’oytá Húmmad, cousin et concurrent de Hásan Hanfare [3], par simple décision administrative dans le cadre de l’indigénat.
Les troupes françaises occupent progressivement des espaces vers l’ouest et le nord-ouest. Elles rencontrent en février 1933 un autre acteur important, le « sultanat de l’Awsa » alors dirigé par Mahámmad Yayyó. Dépendant de l’Éthiopie, ce riche dirigeant qui jouit d’une grande indépendance, défend son contrôle de zones de pâturage situées à l’est des lacs terminaux de l’Awash, et des revenus qu’ils représentent. Ses intérêts s’opposent donc à l’avancée française. Il n’entreprend pas d’action armée, mais conteste la présence française en « territoire éthiopien » à nouveau lors d’une rencontre en octobre 1934 [4].

La mort d’Albert Bernard

Albert Bernard représenté sur un timbre en 1960.

En juillet 1934, l’élève-administrateur de l’École coloniale Albert Bernard, en stage en Côte française des Somalis, est nommé commandant par interim du cercle de Dikkil-Gobad, ce qui est interdit par la règlementation. Le 18 janvier 1935, il est tué puis mutilé à l’issue d’un affrontement avec un groupe armé qui retournait vers l’Awsa en Éthiopie après une expédition de prédation, une « razzia » [5]. Il avait pris en chasse ce « rezzou » de sa propre initiative, accompagné seulement d’une vingtaine de miliciens recrutés localement, faiblement armés, peu formés et sans encadrement militaire professionnel. Après avoir lancé l’assaut au petit matin, sa troupe est submergée et massacrée ; seuls deux miliciens parviennent à s’échapper [6].
Cet événement fondateur, encore commémoré de nos jours par l’armée française et les autorités djiboutiennes [7], marque le début d’une série d’affrontements entre des troupes françaises de recrutement local, encadrées par des officiers et sous-officiers d’infanterie coloniale, et des groupes de pasteurs transhumants et d’agriculteurs relevant de l’Awsa, définis globalement comme « ‘Asahyammára » ou « Ulu’tó ». Le cercle de Dikhil passe sous administration militaire, dirigé par des officiers, et la lente conquête du territoire en direction des lacs terminaux de l’Awash se continue.
Afin de sécuriser leurs avancées, les troupes coloniales construisent des routes et des fortifications. En 1939 est publiée la première carte du territoire, réalisée par une mission topographique militaire qui parcourt la colonie et ses marges entre 1935 et 1938.
En 1938, les Français font face aux Italiens, qui occupent l’Éthiopie depuis 1936 et utilisent les mêmes types d’outils de détermination et de contrôle du territoire (traités, cartes, reconnaissances, occupation…). Les deux armées édifient des postes entremêlés dans la plaine du Hanlé, sans jamais s’affronter, et la progression française est interrompue. Cette « guerre des postes » est une des inspirations du Désert des Tartares de Dino Buzzati, alors correspondant du Corriere della Sera dans la région.

Le poste d’Afambo en 2014. Photo Bruno Dellaquila.

La conquête d’Afambo
Avec l’armistice, puis la défaite des Italiens en mai 1941, les Français se retrouvent à nouveau directement face aux Africains. La partie éthiopienne de la frontière est abandonnée par les troupes européennes, qui sont en charge de sa surveillance selon l’accord anglo-éthiopien de janvier 1942. Pratiquement hors de tout contrôle de la métropole, les quelques officiers français d’infanterie coloniale présents dans l’Ouest de la CFS reprennent alors leur progression. Pour assurer leur domination, les troupes françaises exercent de nombreuses prédations (limitation des circulations des caravanes, destructions de campements, captures et confiscations de bétail, déplacements contraints de civils) qui créent de fortes tensions avec les groupes de pasteurs transhumants. Entre 1941 et 1943, les affrontements liés à ces pratiques auraient causé neufs morts parmi les miliciens et trente-huit chez les habitants. En mars 1943, au prétexte de la mort d’un sous-officier français lors d’une opération de « confiscation » de bétail, un peloton de troupes locales sous la direction du lieutenant Gory occupe le col situé au nord du lac Afambo et y construit un poste. L’administration coloniale considère alors avoir atteint la frontière du territoire.

Carte du poste de Badilto, 1943 (ANOM, Affaires politiques 3691).

La fixation de la frontière
L’administration des affaires étrangères estime la revendication française sur le poste d’Afambo, également appelé Badilto, peu fondée au regard tant des traités que de la situation diplomatique. En effet, à partir de 1944, des négociations sont engagées avec l’Éthiopie pour que la compagnie ferroviaire française reprenne l’exploitation de l’ensemble de la ligne Djibouti-Addis Abeba. Or l’Éthiopie lie dans un premier temps cette question à celle d’Afambo, où un détachement éthiopien se présente en vain le 14 octobre 1944 pour demander l’évacuation du poste. Ce n’est qu’en juin 1946, lorsque les Éthiopiens font une concession en acceptant de ne pas faire de cette remise un préalable à la reprise de la ligne et de ne prendre possession du poste qu’à la fin du processus de délimitation et de démarcation de la frontière, que les négociations sur le chemin de fer peuvent aboutir.
L’administration coloniale parvient ensuite à imposer le maintien de la garnison française à Afambo pendant près de dix ans, en faisant traîner la procédure de fixation de la frontière. Ce n’est que le 28 février 1954 que le poste est remis aux autorités éthiopiennes. Rare exemple cependant d’une conquête territoriale militaire, effectuée en contexte colonial, définitivement annulée par une négociation diplomatique au profit d’un État africain indépendant. À défaut de conserver Afambo, la France parvient à obtenir ensuite le passage de la frontière au sommet du mont Moussa ’Ali.
C’est au terme de toutes ces procédures que, le 26 février 1955, le territoire de la future République de Djibouti est défini dans ses frontières actuelles, avec la signature d’un protocole franco-éthiopien qui récapitule l’emplacement de toutes les bornes frontières entre Djalelo et Gouagouya (aujourd’hui sur la frontière entre Djibouti et l’Érythrée). En dépit de la mort d’Albert Bernard, Afambo n’est pas devenu français [8].

Simon Imbert-Vier, Institut des monde africains (IMAF)

Pour aller plus loin
 Jean-Maurice Comte, Albert Bernard. Vie et mort d’un jeune savoyard tombé pour l’Afrique : roman historique, Chambéry, La Fontaine de Siloé, 1994, 157 p.
 Colette Dubois, Djibouti, 1888-1967 - Héritage ou frustration, Paris, L’Harmattan, 1997, 431 p.
 Simon Imbert-Vier, Tracer des frontières à Djibouti. Des territoires et des hommes aux XIXe et XXe siècles, Paris, Karthala, 2011, 480 p.
 Simon Imbert-Vier, « La conquête de la Côte française des Somalis et le “massacre des Kabbobàs” (1943) », Cahiers d’études africaines, n° 238, 2020, p. 349-368.


[1Alphonse Lippmann publie en 1953 un récit romanesque de son expérience, Guerriers et sorciers en Somalie, Hachette, 256 p.

[2Selon Wilfred Thesiger, qui y passe en 1934, le poste de Dikhil, imprenable, « a du coûter une fortune » (Carnets d’Abyssinie, Paris, Hoëbeke, 2003, p. 241).

[3Hásan Hanfare meurt en 1930.

[4ANOM, 2E7/2, note sans date [1938 ?], « Relations avec l’Aoussa ».

[5L’effectif de ce groupe reste inconnu. Les rapports de l’époque parlent de 800 à 1000 personnes, mais ce chiffre est probablement surévalué afin de mettre en valeur l’« héroïsme » d’Albert Bernard et justifier sa défaite. Un rapport de 1944 évoque un maximum de 300 à 400 « guerriers » pour l’ensemble des Ulu’tós. Une note de 1948 signale qu’en 1933, Mahámmad Yayyó était accompagné de 400 guerriers (ANOM 3C18).

[6Il y aurait eu 15 morts au cours du combat parmi les participants au « rezzou », dont le raid aurait causé la mort de 82 habitants, y compris des enfants, membres de groupes pastoraux.

[7Voir le compte-rendu de la cérémonie de janvier 2015 sur le site du ministère français de la Défense.

[8En février 1935, le gouvernement éthiopien paye 800 000 francs d’indemnités pour les dégâts causés par le « rezzou ». 500 000 francs sont versés à la famille d’Albert Bernard. Les familles des habitants ou des miliciens tués touchent 2000 francs, les blessés entre 500 et 1500 francs (ANOM Affaires politiques 3698).

 
Commentaires
De Bernard à Afambo, la conquête du territoire djiboutien
Le 4 décembre 2015, par Farah Ali Ainan.

Bonjour,
Nous avons appris une conférence donnée à l’Université de Djibouti en Septembre 2015 par un ancien juriste (?) français de Lyon sur l’histoire de l’Administrateur Bernard. Nous souhaitons prendre contact avec cette pour échanges d’informations.
Nous avons depuis un moment entrepris de recueillir toute info et données sur cet épisode d’histoire commune.
l’attaque des assaillants a duré 2 jours les 17 et 18 Janvier 1935.
le 8Janvier 1935, moins de dix jours avant Italie France et Anglettere signent le traité de Rome sur la garantie de protection de l’Ethiopie par l’Anglettere et la france.
Le 17 janvier les assaillants massacrent les pasteurs nomades de Gobaad, à l’époque région très riche en paturages. Y vivent les Aidarassouls et Debnés, 2 tribus afars et des Issas. la grande majorité des victimes le 17 sont des Issas et ensuite des Aidarassouls ; des jeunes femmes parfois avec des bébés sont enlevées ; certaines seront rendues par les Aissayamara quelques années plus tard, suite au renforcement de la présence militaire française qui exige réparations de tous les dommages. des exactions sont reportées de par et d’autre durant cette période d’affirmation des limites du territoire.
Ce qu’il faut noter ce que ce jour le nombre de morts est très élevé ; plus ou moins cent personnes dont des enfants et des femmes.
l’après midi du 17 la nouvelle del’attaque parvient à Dikhil ; Bernard décide d’agir, prend 15 miliciens à Dikhil et 2 AsEylà, dont 17miliciens + A. Bernard qui dispose d’une mitrailleuse.
Les Issas de la région de Dikhil, accourent porter secours à la petite troupe et secours aux nomades razziés et tués ; les sources citent entre 100 et 200 "partisans", la troupe initiale de Bernard sera grossi de ces partisans. il n’y a eu pratiquement pas de rescapés de cette troupe de secours ; donc le nombre de mort le 18 est très supérieur à la vingtaine que vous retenez. le mémorial à Dikhil dénombre plus aussi. le total des morts coté Djibouti est proche de 200.
C’est un acte fondateur des limites du territoire de Djibouti.
Il reste à savoir les intentions des assaillants ? simple razzia ? bien plus ?
Voilà quelques remarques sur cette note ; nous comptons sur vos éclaircissements, restant quant à nous disposés à vous apporter toute information et éclaircissements.
Ing. FARAH ALI AINAN
DJIBOUTI


Combat de Môdahtou
Le 15 janvier 2016, par Simon Imbert-Vier.

L’histoire critique du combat de Môdahtou reste à écrire, les sources sont contradictoires et peu claires, et ce n’est pas le sujet de cet article. Les chiffres officiels sont : 28 morts côté « français » lors du combat, dont 17 « auxiliaires indigènes », et 82 morts dus aux raids dans les campements. On trouve également d’autres chiffres dans les rapports (ANOM, Affaires politiques 3698 ; SHD-T 15H88). Le groupe « issa » est estimé entre 30 et 150 personnes selon les sources.
Simon Imbert-Vier

 
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