1) Selon l’article 91 de l’actuelle Constitution djiboutienne, « l’initiative de la révision de la constitution appartient concurremment au président de la République et aux députés. Pour être discutée, toute proposition parlementaire de révision doit être signée par un tiers au moins des membres de l’Assemblée nationale. »
Concurremment signifie tout simplement que la révision constitutionnelle doit être proposée conjointement par le président de la République et par un tiers des députés. Ni l’un ni l’autre ne peuvent le faire seul comme on essaie de nous le faire croire. Encore moins les éminents juristes du Conseil constitutionnel qui n’ont pas ce pouvoir. Il faudrait publier le courrier du président du Conseil constitutionnel qu’aurait reçu le président de l’Assemblée nationale le 11 septembre 2025. Le juge constitutionnel ne peut pas être juge et partie en ce qu’il peut être saisi d’un recours à l’issue d’une éventuelle adoption de la proposition de loi de révision de la Constitution.
2) La question qui se pose est de savoir quelle est la valeur juridique du serment du chef de l’État ? En droit, le mensonge n’est ni un délit ni un crime. Certes si vous mentez plus d’une fois, vous êtes un menteur récidiviste. En psychologie, on vous qualifiera de menteur pathologique. Mentir n’est juridiquement réprimé que dans des circonstances bien précises, telle que le mensonge sous serment. Néanmoins, il faut noter que l’article 1er de la Constitution dispose que l’islam est la religion de l’État. À quoi sert cet article si ce n’est de s’inspirer des principes fondamentaux de l’islam ?
Pourquoi priez-vous Allah cinq fois par jour ?
Un président peut-il s’affranchir de son serment ? Il a juré sur le Coran de défendre la Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution, de protéger tous les principes républicains et constitutionnels qui la contiennent pendant toute la durée de son mandat de cinq ans. Alors la question est de savoir si le président de la République se rend coupable d’un simple parjure ou d’une véritable trahison en révisant la Constitution moins de six mois avant les élections d’avril 2026 ?
3) Il se pose un problème de conflit d’application de la loi dans le temps, puisque la loi ne peut s’appliquer et produire des effets que pour l’avenir sauf dans des cas particuliers bien précis, notamment en matière pénale ou fiscale. Aussi, le retrait de la limite d’âge dans la proposition de loi n°001 (la première de l’année 2025) ne peut s’appliquer que pour les candidats futurs et non pour le président actuellement en exercice qui doit respecter la Constitution. Ceci est d’ordre public. Sauf si le législateur en décidait autrement en mentionnant expressément qu’elle peut s’appliquer au président de la République en exercice, rendant ainsi rétroactive la loi de révision constitutionnelle. Et dans ce cas, ce serait la preuve que cette révision constitutionnelle répond à une opportunité personnelle du chef de l’État. En faisant cela, les députés enfreindraient eux-mêmes la Constitution car il s’agirait d’un contournement frauduleux du texte.
Je vous donne un exemple : en France, le président Emmanuel Macron a lancé l’idée qu’il pourrait se présenter à un troisième mandat, interdit par la Constitution française, s’il démissionnait avant la fin de son second mandat. Ainsi il n’aurait pas fait deux mandats successifs complets. Voici ce qu’écrivait alors Olivier Beaud, éminent professeur à l’Université de Paris Panthéon-Assas :
« Il faut donc bien avouer que l’interprétation de l’article 6 alinéa 2 peut donner lieu à diverses oppositions, mais il nous semble surtout que le débat constitutionnel, tel qu’il a été posé, repose sur une prémisse inacceptable. Celle-ci repose sur l’idée d’une démission du président de la République qui aurait pour effet de rebattre les cartes et de se présenter, après un intérim du président du Sénat, à une nouvelle élection. A supposer qu’il le veuille d’ailleurs, une telle hypothèse n’est pas constitutionnellement acceptable pour la raison qu’elle conduit à faire de l’acteur politique l’interprète de la constitution qu’il manipule dans un sens qui lui est favorable. C’est pour cela que l’argument décisif pour contrer une telle hypothèse consiste à dire qu’elle permettrait au président de la République de “contourner ” la constitution.
En réalité, le plus grave dans le fait d’émettre une hypothèse aussi “délirante” tient à ce que ceux qui la lancent ou la relaient oublient le principe fondamental selon lequel les règles constitutionnelles sont nécessairement d’ordre public. Non seulement elles s’imposent à ceux à qui elles s’adressent, c’est-à-dire aux pouvoirs publics, mais aussi et surtout il n’est pas dans le pouvoir des gouvernants (ceux qui sont à la tête de ces pouvoirs publics, et en premier lieu, le chef de l’État), de vouloir y faire échec par un quelconque acte de volonté. C’est ce que ferait ici le président de la République en démissionnant, pour ensuite se re-présenter aux élections, car cela reviendrait à échapper à une prohibition (qui vise à limiter justement sa volonté). Nul besoin d’en appeler au Conseil constitutionnel pour rappeler de tels principes d’interprétation de la Constitution.
Pour finir, ce cas fictif permet de rappeler la signification du statut du chef de l’État. C’est un statut qui lui confère des droits et des obligations et c’est donc un statut de droit objectif qui s’impose au titulaire d’une fonction politique et publique. Ainsi, le président de la République bénéficie d’une immunité au titre de l’article 67 C. Il ne peut y renoncer et ne pourrait même pas accepter d’être jugé par des juridictions ordinaires dans les cas où sa responsabilité pourrait être engagée. Dans le cas qui nous concerne, le président de la République a une obligation constitutionnelle en vertu de l’article 6 qui est de ne pas briguer un troisième mandat. Il ne peut pas échapper à cette obligation en décidant par lui-même de démissionner. S’il le faisait, il accomplirait un acte qu’on pourrait assimiler à une fraude à la loi, ou à une fraude à la constitution ».
Fin des débats.
4) La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique
Comment convaincre des investisseurs ou des partenaires étrangers si nous pouvons changer les règles de fonctionnement et de compétition en si peu de temps (une semaine) sans débats ou échanges publics. Je me rappelle d’avoir participé à des débats télévisés en 1992 lors de l’adoption de la Constitution. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de constitutionnalisation de principes implicites issus de la jurisprudence du Conseil constitutionnel français ou de différentes chartes ou conventions européennes ou universelles. On révise la Constitution pour l’adapter en raison de circonstances particulières comme en 1992 suite à la guerre civile ou en 1958 en France suite à la guerre d’Algérie.
En ce sens, nous traînons depuis plusieurs années un contentieux juridique international (avec DP World) avec des conséquences budgétaires (pénalités), des conséquences financières (liquidation du Fonds souverain), des conséquences économiques (ouverture du port de Berbera) et enfin des conséquences politiques (relations diplomatiques brouillées avec les Émirats arabes unis), parce que nous n’avons tout simplement pas respecté nos engagements écrits.
Sur ce point de la sécurité juridique, je vous laisse prendre connaissance de ce extrait d’Anne-Laure Valembois [1]
« L’exigence de sécurité juridique fait l’objet d’un processus de constitutionnalisation qui plonge tout d’abord ses racines dans le modèle sur lequel est fondé l’ordre juridique français, à savoir l’état de droit. Ce processus s’analyse plus précisément comme une autonomisation de l’exigence de sécurité juridique par rapport à la notion d’état de droit : initialement conçue comme consubstantielle à l’état de droit, la sécurité juridique tend à s’en émanciper, en réaction à l’insécurité nécessairement sécrétée par tout système juridique et qui tend à croître dans les sociétés modernes. Par ailleurs, l’exigence de sécurité juridique bénéficie du puissant effet unificateur des droits de l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’homme. Les Cours de Luxembourg et de Strasbourg ont en effet toutes les deux reconnu le principe de sécurité juridique.
Or, leur influence sur les juridictions françaises et notamment sur le juge constitutionnel français est aujourd’hui communément admise. Le processus implicite de constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en France se caractérise par une maturation très progressive de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il se manifeste essentiellement par une amélioration de la qualité formelle des lois et par une protection renforcée des sujets de droit contre l’application immédiate et la rétroactivité des lois. »
Après ces quatre points, (1) sur l’initiative de la procédure, (2) sur la valeur juridique du serment du président de la République, (3) sur le conflit de la loi dans le temps, et (4) sur la constitutionnalisation de la sécurité juridique, nous allons aborder un cinquième point concernant les limites à la révision constitutionnelle contenues expressément dans la Constitution de 1992 ainsi que les principes inclus dans la Déclaration des droits de l’homme de l’Organisation des nations unies et la Charte africaine des droits de l’homme de l’Organisation de l’union africaine qui font partie intégrante de notre Constitution de 1992 : ce qu’on appelle le bloc de constitutionnalité. Il faut, par ailleurs, inclure les principes fondateurs de l’islam puisque l’article 1er de la Constitution dispose que l’islam est la religion de l’État.
5) Des limites matérielles à la révision inscrites dans les constitutions
En 1985, parmi les 142 constitutions écrites, Marie-Françoise Rigaux dénombre 38 constitutions qui consacrent le principe de l’immutabilité de certaines matières constitutionnelles.
1. La limite matérielle la plus rencontrée est celle de l’interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement. En France depuis la loi du 14 août 1884, les Constitutions interdisent de réviser la forme républicaine du gouvernement. La même interdiction figure aussi dans les constitutions italienne (art.139), portugaise (art.288, al.3) et turque (art.4). L’intangibilité de la forme républicaine du gouvernement se retrouve également dans les pays africains : l’Algérie (art.195), le Cameroun (art.37), la Côte-d’Ivoire (art.73), la République centrafricaine (art.42), la Guinée équatoriale (art.59), le Gabon (art.85), le Madagascar (art.108), le Mali (art.76), le Sénégal (art.89), et le Togo (art.53).
2. Avec le même souci, mais dans le sens inverse, certaines constitutions monarchiques déclarent intangibles la forme monarchique de l’État. Ainsi au Maroc (art.101) et au Koweït (art.175) ce sont les dispositions constitutionnelles relatives au régime monarchique qui ne peuvent faire l’objet d’une révision. De même autrefois, les Constitutions iranienne de 1906 et grecque de 1952 interdisaient la révision de la forme monarchique de l’État.
3. D’autre part, dans certains États fédéraux, c’est la structure fédérale de l’État qui est intangible. Par exemple, selon la Constitution allemande (art.79, al.3) « toute révision de la présente Loi fondamentale qui toucherait à l’organisation de la Fédération en Länder, au principe de la participation des Länder à la législation... est interdite ». La Constitution brésilienne du 5 octobre 1988, elle aussi, interdit de réviser la forme fédérative de l’Etat (art.60).
4. Par contre, en Turquie, c’est le caractère unitaire de l’Etat qui est intangible (art.3). De même, la Constitution portugaise prévoit que « les lois de révision constitutionnelle doivent respecter... l’unité de l’État » (art.288, al.1, a).
5. Une autre interdiction qui l’on rencontre dans divers États est assez intéressante : c’est l’interdiction de réviser les fondements idéologiques de l’État. Par exemple, la Constitution algérienne (art.195) consacre l’inaltérabilité de son organisation socialiste. La Constitution turque affirme l’intangibilité du nationalisme d’Atatürk (art.2). De même en Algérie (art.195), aux Comores (art.45), en Iran (non seulement la Constitution de 1979, mais aussi celle de 1906) et au Maroc (art.101), le caractère islamique de l’État est déclaré intangible.
6. Dans divers pays ce sont les droits de l’homme qui sont déclarés intangibles. (l’Algérie, art. 195 ; l’Allemagne, art. 1 en vertu de l’article 79 et le Portugal, art. 288).
7. Une autre immutabilité prévue dans les diverses constitutions, c’est l’intégrité du territoire de l’État. Par exemple en Algérie (art.195), au Cameroun (art.37), au Portugal (art.288) et en Turquie (art.3) les constitutions interdisent la révision des dispositions constitutionnelles qui touchent à l’intégrité de leur territoire.
6) Des limites temporelles inscrites dans les constitutions [2].
1. Ainsi certaines constitutions interdisent leur révision lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire. Par exemple la Constitution française de 1946, instruite par l’expérience du 10 juillet 1940, interdisait sa révision « au cas d’occupation de tout ou partie du territoire métropolitain par des forces étrangères » (art.94). La même interdiction se retrouve dans la Constitution de 1958 (art.89, al.4). Une interdiction analogue est également adoptée par certains Etats africains (le Mali, art.76 ; la Côte-d’Ivoire, art.73 ; le Gabon, art.84 ; le Togo, art.53).
2. D’autre part, on trouve dans certaines constitutions monarchiques l’interdiction de réviser la constitution en période de régence. Par exemple, selon la Constitution belge, « pendant une régence aucun changement ne peut être apporté à la Constitution en ce qui concerne les pouvoirs constitutionnels du Roi et les articles 85 à 88, 91 à 95, 106 et 197 de la Constitution » (art.197 de la nouvelle Constitution belge du 17 février 1994, art.84 de la Constitution du 7 février 1831). 3. Dans le même sens, certaines constitutions républicaines interdisent leur révision pendant l’intérim de la présidence de la République. Par exemple, selon la Constitution française de 1958, la révision de la Constitution ne peut pas intervenir « durant la vacance de la présidence de la République ou durant la période qui s’écoule entre la déclaration du caractère définitif de l’empêchement du président de la République et l’élection de son successeur » (art.7, dernier alinéa).
4. Une autre limite circonstancielle qui se rencontre dans plusieurs constitutions, est l’interdiction de réviser la constitution pendant les situations exceptionnels. Par exemple, pour la Constitution espagnole, la révision de la Constitution est interdite en temps de guerre ou lorsque l’état d’urgence, l’état d’exception ou l’état de siège est en vigueur (art.169). De même, l’article 289 de la Constitution portugaise précise « qu’aucun acte de révision constitutionnelle ne peut être accompli pendant l’état de siège ou l’état d’urgence ». La Constitution belge interdit la révision de la Constitution en temps de guerre (art.196 de la nouvelle Constitution belge du 17 février 1994 ; art. 131bis de la Constitution de 1831). De même, la Constitution brésilienne du 5 octobre 1988 exclut la révision de la Constitution pendant l’état de défense ou l’état de siège (art.60). En France, selon la décision du Conseil constitutionnel du 2 septembre 1992, la révision de la Constitution est interdite lorsque l’article 16 est en application. Ces interdictions ont pour objet d’éviter les révisions constitutionnelles dans une phase où les conditions de légalité démocratique sont fragiles.
Résumé
– La suppression de la limite d’âge ne peut pas s’appliquer au président actuel car son statut est celui de « président sortant ». En cela, il ne peut ni demander la modification de la Constitution, ni celle de la composition du Conseil constitutionnel, en ce que le juge constitutionnel est l’arbitre ultime. D’ailleurs, il faut rappeler que dix députés au moins peuvent saisir le Conseil constitutionnel d’un recours si une telle modification venait à être votée.
– Ouvrir la possibilité au chef de l’État actuel de briguer un sixième mandat est contraire à la Constitution en ce qu’elle pérennise la gouvernance d’un homme, contraire aux principes républicains et aux principes démocratiques et pluralistes inscrits expressément dans la Constitution de 1992.
– L’autre principe implicite, c’est l’alternance pluraliste et démocratique de la République de Djibouti qui n’existe pas depuis la naissance de cette même République en 1977. Enlever toute limite d’âge ouvrirait la porte à un septième ou à un huitième mandat… Ce qui signifierait que nous galvaudions la République en émirat ou en monarchie.
– L’autre contrainte plus importante qui empêche la révision de la Constitution, c’est qu’une partie de notre territoire est occupé. Notre souveraineté n’est pas totale sur notre territoire et sur une partie de notre population. Le fonctionnement normal des institutions étant interrompu sur une partie du territoire, la révision de la Constitution n’est pas possible au sens de l’article 92 de cette même Constitution de 1992.
– Enfin, l’absence de circonstances particulières et la précipitation de la procédure annoncée rendent cette proposition de révision constitutionnelle précipitée, caduque et, nulle et non avenue.
Conclusion : les députés peuvent-ils transformer cette contrainte en opportunité ?
L’opportunité politique de cette révision.
La mort de centaines de combattants du Frud et de centaines de militaires de l’Armée nationale ont permis l’émergence de la première Constitution de la République de Djibouti en décembre 1992. Alors, la représentation nationale va-t-elle ignorer ce sacrifice ?
Est-ce que les dirigeants du Frud vont-ils ignorer ce sacrifice en ne profitant pas de cette opportunité politique pour rééquilibrer le pouvoir entre un président de la République et un Premier ministre chef du Gouvernement. Aujourd’hui, les Afars constituent une minorité de blocage, plus d’un tiers de la représentation nationale, sans laquelle cette révision ne peut se faire. Ou alors, le président de la République serait obligé de faire un référendum, mais il n’en a plus le temps. Il n’est pas possible matériellement d’organiser un référendum et une élection présidentielle en si peu de temps.
Est-ce que d’un autre côté, la majorité de la représentation nationale, les Issas, vont-ils oublier le sacrifice de ces militaires morts sur le champ de bataille pour cette République et cette Constitution. Cette majorité va t-elle permettre au même homme ou à la même tribu de rester éternellement au pouvoir sans profiter de cette révision pour introduire une procédure de destitution (procédure d’impeachment) du président de la République et/ou du Premier ministre devenu chef du gouvernement.
Aussi en échange, je propose aux députés contraints (car ne l’oublions pas nous sommes en Afrique et non en Europe) :
– de relever la limite d’âge à quatre-vingts ans. Ainsi le président actuel pourra se représenter une dernière fois, mais pas une septième ou une huitième fois ;
– d’introduire une procédure de destitution du chef de l’État ;
– qu’enfin le Premier ministre, chef du gouvernement, soit responsable devant l’Assemblée nationale.
Abdo Block Abdou, ancien ministre des affaires étrangères
[1] Anne-Laure Valembois, « La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français », Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n° 17, mars 2005, en ligne.
[2] Kemal Gözler, Le pouvoir de révision constitutionnelle, thèse de doctorat de droit sous la direction de Dmitri Georges Lavroff, Université Bordeaux 4, 1995.