La sentence arbitrale rendue le 29 septembre 2025 par la London Court of International Arbitration (LCIA), est un succès pour le gouvernement djiboutien. Ne parvenant pas à obtenir l’application des décisions antérieures de la cour d’arbitrage concernant la rupture du contrat d’exploitation du terminal conteneurs de Doraleh (DCT), la société dubaïote DP World s’était retournée contre la société du port de Djibouti (PDSA), lui réclamant près d’un milliard de dollars de dommages et intérêts. Ce montant est supérieur aux indemnités déjà accordées par la cour à DP World et que le gouvernement djiboutien conteste.
La Cour a confirmé que PDSA n’avait aucune responsabilité dans la résiliation de la concession par le gouvernement djiboutien, et n’était donc pas responsable des dommages subis par DP World. Elle a condamné ce dernier aux dépends (1,85 millions de dollars).
Outre la question du règlement du contentieux financier entre Djibouti et DP World, il reste une procédure en cours dans cette affaire, celle entamée par DP World contre China Merchants devant une cour de Hong-Kong.
Cette dernière décision est l’occasion pour Human Village de rencontrer l’Inspecteur général d’État, Hassan Issa Sultan, à propos de cette affaire et des enjeux pour notre pays du contrôle du port de conteneurs de Doraleh.
« Nous avons défendu notre souveraineté économique contre une forme de domination portuaire », explique Hassan Issa Sultan
Depuis plus d’une décennie, Djibouti est en conflit avec DP World. Pourquoi cette affaire a-t-elle pris une telle ampleur ?
L’enjeu dépasse largement la simple gestion d’un terminal. Depuis 2012, nous faisions face à un partenaire devenu concurrent, capable d’influencer notre développement économique. DP World contrôlait Doraleh à 100 % malgré ses 33 % de parts, plaçant Djibouti sous une tutelle quasi totale. Les flux financiers étaient dirigés vers l’étranger, les dividendes bloqués pendant quatre ans, et toute initiative de développement d’infrastructures supplémentaires était interdite. Cette situation mettait en danger notre souveraineté économique et notre position stratégique dans la région, alors même que le DCT représentait un investissement de près de 400 millions de dollars, financé à la fois par nos fonds propres et par des emprunts garantis par l’État.
Pourquoi rompre un contrat censé moderniser le port ?
Le contrat, tel qu’il avait été signé, nous paralysait. DP World contrôlait totalement la gestion, empêchant la République de construire de nouveaux terminaux ou d’attirer de nouveaux partenaires. Paradoxalement, nous étions l’investisseur principal du DCT, avec 66,66 % du capital (87,78 millions de dollars), tandis que DP World ne détenait que 33,34 % (45,22 millions de dollars), financés essentiellement par les revenus du port que nous leur avions confiés. La concession leur permettait de bloquer tout projet, y compris ferroviaire ou industriel. C’était un véritable crime économique.
Comment un tel contrat a-t-il pu être signé ?
À l’époque, Djibouti cherchait à transformer son port en hub régional et DP World semblait être le partenaire idéal. Nous avons été pressés, séduits par sa réputation internationale et ses promesses d’investissement. Mais nous n’avions pas anticipé qu’un engagement de cette nature pouvait museler l’État et hypothéquer notre avenir économique.
DP World affirme avoir massivement investi.
Faux. Les financements venaient essentiellement d’emprunts contractés auprès de partenaires bancaires tels que Standard Chartered, Dubaï Islamic Bank, Banque Islamique de Développement, Banque Africaine de développement et Proparco par la société commune (DCT) et garantis à 100% par l’État djiboutien. Leur investissement initial provenait des fonds qu’ils avaient perçus de la gestion de l’ancien port (PAID). Aucun capital nouveau n’a été injecté. Le « savoir-faire » et la marque étaient les seuls apports réels de DP World.
Pouvez-vous expliquer le transfert des recettes à l’étranger ?
Toutes les recettes du port étaient transférées vers Londres, alors que les banques locales étaient ignorées. Le mécanisme visait à extraire les flux financiers de Djibouti. Les emprunts garantis par l’État ne justifiaient pas cette pratique sur cinquante ans, alors qu’ils ne duraient que huit ans. Le résultat : une fuite de capitaux et un blocage des dividendes pendant quatre ans, dans le but de nous asphyxier financièrement.
Quelles étaient les conséquences sur le développement régional ?
Ils interdisaient toute extension de Doraleh et favorisaient les projets concurrents. Même le passage des trains vers l’Éthiopie à travers Doraleh a été entravé. Leur stratégie était claire : protéger le trafic portuaire de Dubaï et brider notre développement. Le DCT, pourtant doté de huit portiques de quai, seize portiques de parc, 400 points de connexion pour conteneurs frigorifiques, et d’une profondeur de quai de 18 mètres, était limité par l’absence de toute extension prévue par DP World.
Certains parlent de nationalisation unilatérale.
Non. Nous avons résilié un contrat léonin violant la loi et les intérêts nationaux. Nous avons proposé que DP World conserve ses 33 % dans une nouvelle structure, mais sans monopole de gestion. Ils ont refusé. La rupture a été précédée de six mois de négociation. Ce n’était pas une expropriation, mais une défense de notre souveraineté.
Quels ont été les effets sur le plan financier ?
Leurs blocages visaient à nous faire plier. Pourtant, depuis leur départ, les revenus de Doraleh ont doublé, le terminal est rentable, performant, et reconnu même par des observateurs étrangers. Nous avons récupéré un port capable de recevoir les navires « Super Post Panamax », avec une zone franche, un terminal pétrolier moderne, des zones de réparation et de stockage de conteneurs, et une infrastructure adaptée au transbordement.
Pourquoi ce dossier est-il si stratégique pour Dubaï ?
DP World craint que d’autres États contestent leurs concessions si Djibouti gagne. Ils ont multiplié les pressions diplomatiques et médiatiques, mais notre ligne a été claire : nous respectons les investisseurs étrangers, mais pas les abus d’une position dominante.
Les tensions ont-elles affecté la diplomatie ?
Pas du tout. Le conflit est strictement contractuel. D’autres sociétés émiraties opèrent librement à Djibouti. Notre différend concernait uniquement DP World et sa stratégie anticoncurrentielle.
Une résolution amiable est-elle encore possible ?
Oui, mais uniquement sur la base du respect mutuel. DP World exige le contrôle total, ce qui est irréaliste. Toute solution passera par un dialogue politique au plus haut niveau.
Que retenez-vous de cette longue bataille ?
Nous avons récupéré bien plus qu’un port : notre dignité, notre liberté de décision et le respect de nos partenaires. Doraleh fonctionne mieux que jamais, les emplois sont nationaux, et la souveraineté économique est pleinement restaurée. C’est un exemple pour toute l’Afrique : même un État africain peut défendre ses intérêts stratégiques face à une multinationale. Cette victoire judiciaire s’annonce par ailleurs de bonne augure en attendant la décision finale du tribunal de Hong Kong concernant China Merchants Port Holdings, prévue fin 2025. Djibouti continue d’affirmer sa ligne : fermeté juridique, ouverture politique, et vigilance économique.
Propos recueillis par Mahdi A.