Texte publié avec l’aimable autorisation d’Addis Standard [1].
En devenant Premier ministre en avril 2018, Abiy Ahmed avait promis aux Éthiopiens somalis des changements significatifs. Cinq ans plus tard, tout ce qu’ils ont obtenu, c’est une politique non inclusive, un gouvernement régional corrompu, un leadership inepte et peu réactif, un manque de sécurité, de services et d’emplois pour tous. Bien que ces mêmes promesses ne soient pas tenues dans l’ensemble du pays, la colère des Somalis à l’égard du Parti de la prospérité (PP) est irréversible en l’absence d’une réforme globale de l’administration régionale.
Lors de son arrivée au pouvoir, alors peu connu de la plupart des Éthiopiens, le Dr Abiy Ahmed, Oromo pentecôtiste né dans le petit village de Bashesha, à côté de Jimma, a fait une de ses premières visites officielles à Jigjiga. Idéaliste, euphorique et grandiose, Abiy a promis aux Somalis de changer leur vie et s’est engagé à résoudre le conflit politique entre Oromos et Somalis. Dans une scénographie parfaite et avec un art oratoire digne d’une église, il a dominé la réunion régionale et habilement délivré un message nuancé ; il s’est délecté de ce qu’il a appelé le « lien coushite » entre lui et son public.
En retour, les Somalis, crédules, ont joyeusement exécuté une danse folklorique rythmée, le dhaanto qui rappelle l’Afrique coloniale, et ont chaleureusement approuvé son leadership. Rapidement, le Front national de libération de l’Ogaden (ONLF), qui avait mené plus de trente ans de lutte armée, a décidé de quitter Asmara en espérant devenir un parti politique légal de la région somalie.
Le prix Nobel de la paix décerné à Abiy en 2019 est en partie dû à ses promesses et son message de pacification de la région.
Cinq ans plus tard, les promesses d’Abiy ne sont toujours pas tenues. Malgré les guerres dévastatrices du Tigré et de l’Oromia, le conflit Somalis-Oromos qu’il avait promis de résoudre est non seulement toujours d’actualité, mais connaît une fréquence et une intensité renouvelées. La guerre entre les Afars et les Somalis est devenue incontrôlable. Au cours des cinq dernières années, des milliers de personnes ont été blessées ou ont perdu la vie. Des communautés agricoles entières ont été déplacées des zones de Liban, Babili et Tuli Guuleed. Des milliers de personnes ont migré vers des villes déjà surchargées telles que Jigjiga, Herar et Dhirdhabe. Ayant perdu leurs fermes et leur bétail à cause des conflits, environ 100 000 personnes sont bloquées dans le camp de Qoloji, entre Jigjiga et Harar. Aucune solution n’est en vue pour ces personnes.
Trois facteurs ont précipité le rejet par les Somalis de l’« agenda de la prospérité » inclut dans le concept de « medemer » du Dr Abiy. Si l’on en croit cette communication, la responsabilité de cet échec de l’agenda de la prospérité incombe principalement au responsable nommé à Jigjiga.
Mal-administration
Avec une population d’environ dix millions d’habitants, la région somalie est mal administrée, ce qui se traduit par des structures zonales ou municipales qui ne permettent pas de fournir un niveau acceptable de services ni à la population rurale, ni à la population urbaine en plein essor. En d’autres termes, l’administration de Jigjiga ne montre aucun empressement à soutenir les aspirations politiques et administratives des Somalis. Hélas, elle fait preuve de ténacité en présentant toujours une fausse image aux dirigeants d’Addis-Abeba.
L’idée que les dirigeants du PP somali sont corrompus, ineptes et diviseurs est largement répandue. Aujourd’hui, la plupart des gens diraient en public regretter l’administration de l’EPRDF. Tout en reconnaissant les crimes contre les droits de l’homme commis sous l’EPRDF dans l’Ogaden, principalement sous le mandat du Premier ministre Haile Mariam, les Somalis dénoncent l’effondrement total de l’administration locale, le pillage effréné des ressources publiques, l’absence de sécurité dans les districts le long des zones frontalières et le népotisme chronique. Alors que de nombreux Somalis se sont d’abord réjouis de l’ouverture introduite au début de l’année 2018, le recul des libertés civiles s’aggrave. Mustafe a construit ce que le Dr Hussein Adam a appelé un régime de « clan Kaltura », où le pouvoir est porté par des individus incompétents qui partagent le sang et les os.
Malversations
Le pillage des ressources publiques a été continu ces cinq dernières années. Touchés par la sécheresse ou les conflits interethniques, plus de 3,5 millions d’éleveurs et 1,2 million d’habitants des zones frontalières avec l’Afar et l’Oromia vivent dans des conditions difficiles. Les fonds détournés seraient blanchis aussi loin que Nairobi, la Turquie, Dubaï, la Malaisie ou l’Amérique du Nord. En 2022, Abiy a mis en cause les dirigeants de la région dans une affaire de corruption. Pourtant, personne n’a eu à répondre de ses actes. Le président régional et ses collaborateurs se sont contentés d’entendre et de traiter les critiques du Premier ministre comme des bavardages.
Aucun emploi n’ayant été créé au cours des cinq dernières années, l’exode des jeunes vers l’océan est devenu courant. Les membres de la diaspora qui avaient investi dans la région abandonnent leurs entreprises en masse. Les écoles n’existent que pour attirer les artisans, mais pas pour éduquer les enfants, comme en témoigne le pourcentage élevé d’élèves de 12e année qui ont échoué à l’examen de fin d’études pour 2023-2023 selon le ministère de l’éducation. Les systèmes de santé sont pratiquement inexistants comme l’électricité, l’approvisionnement en eau ou les systèmes d’assainissment.
Questions politiques
La région Somalie est largement convaincue que depuis l’arrivée au pouvoir d’Abiy, elle a perdu la plupart de ses autorités autonomes garanties par l’accord fédéral. À l’instar de l’« Éthiopia yikdem » du Derg ou de l’« État développementaliste » de l’EPRDF, qui ont cédé la place à un « parti EPRDF à domination unique », le gouvernement dominé par le PP a imposé une culture politique à domination unique, réduisant à néant le parti régional somali. La construction par Abiy d’une statue commémorant les soldats fascistes du Derg sur le site de Karamardha est interprétée comme un affront et un effacement pour les Somalis. Karamardha est le site où plus de quatre-vingt chefs somalis ont été massacrés par les soldats du Derg en retraite devant les forces somaliennes.
En intimidant, en brimant et en créant des divisions au sein des groupes politiques antagonistes, Mustafe a réussi à abolir toute activité politique en dehors du PP. Il a également purgé le PP de ses membres en quête de changement, dont certains ont été arrêtés puis relâchés sans habeas corpus. Tout espoir de politique contradictoire est anéanti ; le clou du cercueil a été la suspension par l’État régional somali de quinze médias, dont la BBC, accusés de sédition. En outre, le dernier vestige d’autorité entre les mains des chefs traditionnels a été perverti par l’utilisation de ce qu’Alex De Waal appelle le « budget politique ».
Tous ces éléments ont contribué au rétrécissement de l’espace politique de la région, où les dirigeants corrompus du PP constituent l’organe exécutif, législatif et judiciaire, créant ainsi un arrangement politique tripartite incestueux dont l’objectif est d’étouffer le discours public et de rétrécir l’espace démocratique. Et ils y sont parvenus.
Une narration trompeuse au service de la survie du régime
Malgré tous ces défis, les dirigeants de la région semblent échapper à l’obligation de rendre des comptes. Comment cette culture de la corruption et de l’inaptitude peut-elle perdurer en toute impunité ? Le président Mustafe, qui s’adresse régulièrement aux médias en amhariques mais évite de s’adresser aux Somalis, a perfectionné l’art d’utiliser des informations trompeuses pour créer une réalité alternative et échapper à l’obligation de rendre des comptes. Alors que les Somalis s’étouffent, il tient le Dr Abiy par les couilles et le paralyse pour qu’il ne puisse faire quoi que ce soit dans la région.
Le président Mustafe ad-nauseum, qui a l’habitude d’externaliser les problèmes régionaux, impute toutes les manigances politiques dont il est responsable à des « extrémistes » et à des « individus mécontents » qui vivent en dehors de la région. Cela fait plus de quatre ans qu’il agit ainsi.
Le dernier exploit du président Mustafe Omer remonte au 30 mars 2023, lorsqu’il a déclaré au média en amharique Fano que « les extrémistes et les forces séditieuses à l’extérieur du pays » sapaient son travail. Mais personne ne lui demande comment un dissident à l’extérieur du pays l’empêche de fournir des services à la population de la région. Même si les plaintes du président Mustafe sont fondées, on serait tenté de lui demander si des groupes dissidents à l’extérieur du pays peuvent l’empêcher de construire des aires de jeux pour les enfants ou de réparer les services ou infrastructures quasi inexistants tels que les systèmes d’approvisionnement en eau, de santé ou d’égouts. En d’autres termes, il n’y a rien d’autre que la corruption et l’ineptie qui empêche le président Mustafe Omer d’allouer une petite partie de l’énorme budget annuel de 29 milliards de livres de la région pour l’année fiscale 2022 pour construire une aire de jeux ou accorder son attention aux besoins de la population.
Pour remettre les pendules à l’heure, le président Mustafe Omer est connu pour avoir accueilli et donné de l’argent à des extrémistes et à des nationalistes amhara d’extrême droite pour diffuser sa propagande paranoïaque. Certains des groupes qu’il a financés sont d’ailleurs ceux-là mêmes qui combattent aujourd’hui le Dr Abiy et rejettent l’accord de paix avec le TPLF. Le président Mustafe lui-même s’est battu en vain pour que l’accord de paix de Pretoria échoue.
L’une des déclarations les plus manifestement trompeuse dont le président Mustafe Omer se soit vanté en public en 2019 est lorsqu’il s’est vanté d’avoir construit quatre cents écoles en un an. Savoir si les patrons d’Addis-Abeba croient ou non à une telle déclaration fait l’objet de sérieuses discussions parmi les Somalis. Ils se demandent comment, après cinq ans, le même récit mensonger peut servir de bouclier de protection à un dirigeant qui a échoué.
Conséquences
Les effets combinés des promesses non tenues du Dr Abiy, du comportement non démocratique du régime du PP dans la région somalie, de la faiblesse de l’économie, de l’insécurité alimentaire, des conflits et de l’ambiguïté constitutionnelle concernant le fédéralisme sont autant de raisons pour lesquelles on peut aisément affirmer que le PP n’a pas réussi à gagner les cœurs et les esprits des Somalis. Les Somalis qui désapprouvent aujourd’hui le gouvernement du PP sont plus nombreux que ceux qui le désapprouvaient à l’époque de l’EPRDF. La question de savoir si cette attitude est due à la faiblesse interne de la philosophie Medemer elle-même ou à la manière dont des dirigeants régionaux incompétents ont cherché à la mettre en œuvre, ou encore à une combinaison des deux, est une question de sémantique. Ce qui est évident, cependant, c’est que les dirigeants du PP dans la région n’ont pas réussi à servir à la fois leurs patrons à Addis et les électeurs somalis. Par conséquent, le public somali désapprouve et rejette le Parti de la prospérité tel qu’il existe dans la région somalie.
Après cinq ans de soumission de la région Somalie aux diktats d’un leader parachuté, dont sérieux est discutable, surtout quand on lit certains de ses messages infantiles sur Facebook, la région est dans une situation périlleuse. L’espace politique démocratique s’est rétréci ; la corruption, le népotisme, l’apathie politique, l’insécurité, et finalement la désintégration sociale semblent croître comme de la mélasse dans la région. Pire encore, Addis-Abeba n’est pas conscient de l’ampleur de l’indignation de l’opinion publique.
Si la région Somalie était hier la limite infranchissable de la domination éthiopienne, elle pourrait bien devenir aujourd’hui le berceau d’un rejet sérieux de l’agenda de la prospérité. L’indifférence des dirigeants d’Addis Abeba à l’égard des voix d’en bas a exacerbé des problèmes régionaux déjà compliqués.
Abiy n’a pas réussi à résoudre le conflit entre les Somalis et les Oromos. Il a assisté impuissant à la guerre qui faisait rage entre les Somalis et les Afars, et n’a pas demandé des comptes à ceux qui pillaient les ressources publiques. Il n’a rien fait pour lutter contre le mal, mais a seulement humilié Mustafe Omer au sujet de sa culture de la corruption. Si Abiy reste inefficace face à la détérioration des conditions sociopolitiques, les conflits et les problèmes sociaux, politiques et économiques qui se superposent dans la région somalie pourraient facilement échapper à tout contrôle.
Recommandations au Parti de la prospérité
1. Trouver un moyen de mettre fin à l’effusion de sang entre les Afars et les Somalis dans la région de Sitti, qui a coûté la vie à des milliers de Somalis innocents au cours des deux dernières années. De même, le conflit entre Oromos et Somalis à Chinacsani et Tuli Guuleed, doit être résolu par les anciens qui connaissent la culture et la géographie politique de ces zones de conflit. Il doit y avoir un engagement direct et constructif mené non pas par les dirigeants corrompus du PP, qui jusqu’à présent l’ont attisé, mais par les dirigeants locaux pour régler ce conflit coûteux.
2. Empêcher Shimeles Abdisa de déstabiliser la région somalie en Oromia et le contraindre à renoncer à la désignation unilatérale de districts ou de projets à l’intérieur du territoire somali. Le cas échéant, les questions qui découlent du plébiscite erroné de 2004, qui a découpé la région Somalie, ou qui restent ambiguës, doivent être résolues conformément à la constitution du pays. Jusqu’à présent, quiconque a le pouvoir politique, en l’occurrence Abdisa, prend unilatéralement des décisions sur la vie de millions de Somalis. C’est illégal.
3. Réévaluer la position du PP dans sa démarche mal avisée d’érosion des droits des Somalis garantis par la constitution fédérale. La région doit exercer certains pouvoirs, notamment le droit d’avoir un parti opérationnel capable d’élire son président, qui habite aujourd’hui à Arat Kilo[Un quartier d’Addis Abeba.]. Une telle anomalie dans l’élection du président de la région est une indication claire de la disparition du fédéralisme sous la direction du PP…
4. Procéder à une évaluation complète des dirigeants de la région en se concentrant sur la corruption, le népotisme, le blanchiment d’argent, le manquement au devoir et l’incapacité à administrer de manière équitable et durable.
Faisal Roble, directeur de Racial Justice & Equity au département de la planification de la ville de Los Angeles (USA)
Traduction Human Village avec l’aide de DeepL.
[1] Traduction d’un article publié dans Addis Standard le 6 avril 2023.