Mes chers compatriotes,
Dans la vie des nations, il existe des dates charnières qui influencent le cours des choses et dessinent dans la trame du passé une ligne de partage entre un « avant » et un « après ». En d’autres termes des ruptures tapageuses que leur flamboiement originel ou leur inscription dans le temps et les empreintes qu’elles laissent dans la mémoire des uns et des autres élèvent à la dignité des grands événements.
Mes chers compatriotes,
Chaque peuple finit par s’accorder, plus ou moins, à reconnaître les dates constitutives qui rappellent et scandent son histoire.
Chaque peuple est appelé à passer au crible du savoir et des souvenirs les événements qui l’ont fait pour les célébrer ou les déplorer.
La date du 27 juin est pour nous un point de repère. Nous voici, donc, à l’orée du 45e anniversaire de notre indépendance.
Au sein de notre parti, le MoDeL, nous avons fait de cette soirée, une tradition afin de commémorer la mémoire de nos martyrs qui ont bravé avec détermination toutes sortes d’humiliations et de tortures. La transmission des souvenirs et des témoignages est un devoir de mémoire. Chaque survivant de cette époque possède un fragment de l’assassinat vécu dans la chair d’un ami ou d’un proche, un souvenir caché et refoulé. Mais ce soir, nous la célébrons avec une pointe d’amertume et de déceptions.
Amertume et déceptions, car les derniers survivants qui nous ont légué ce beau drapeau partent, les uns après les autres, dans l’indifférence totale sans qu’ils ne soient élevés au statut qui leur sied.
Les derniers sont Absieh Bouh Abdallah, décédé le 2 juin 2022, qui fut président du célèbre parti indépendantiste le PMP, le Parti du mouvement populaire. Absieh Bouh Abdallah avait connu comme tant d’autres la prison et les persécutions de l’administration coloniale.
Enfin, Abdi Robleh Doualeh, connu sous le sobriquet de « Qarshileh », décédé le lendemain, soit le 3 juin 2022, fut, quant à lui, une figure historique du paysage artistique djiboutien. Il était l’un des plus grands auteurs, compositeurs et interprètes djiboutiens. Indépendantiste et artiste engagé, il avait, entre autres, coécrit les paroles et composé la mélodie de notre hymne national. Ils ne sont plus que cinq à être encore vivant et Omar Elmi Khaireh, que je ne vous présenterai pas, fait partie des trois derniers qui sont encore au pays.
Il s’agit d’une aberration pour notre nation. Une aberration qu’il faudra réparer. Et ce sera l’un de nos nombreux engagements pour la restauration de la véritable histoire de notre pays.
Mes chers compatriotes,
Le plus grand et le plus beau défi qui avait mobilisé nos indépendantistes au-delà de la fierté de vouloir vivre dans un pays libre et leur appartenant, était celui de l’avenir de leurs enfants. Faire en sorte que leur progénitur aient la possibilité de vivre mieux. À la veille du 27 juin 1977, nos indépendantistes avaient l’intime conviction de laisser à leurs progénitures un avenir radieux qu’ils pouvaient dès lors le pétrir de leurs propres mains.
Hélas, dès le surlendemain, ce fut pour eux le début d’un cycle de déceptions et de frustrations. En arrivant de chez lui ce soir, Omar Elmi Khaireh m’a rappelé la date fatidique du 2 novembre 1978 où ils ont créé un parti d’opposition.
Omar Elmi Khaireh ressent le sentiment de l’espoir trahi dans l’œuf. Parce qu’il attendait une indépendance qui panse les plaies de la lutte anticolonialiste. Il attendait une indépendance qui nourrisse ces compatriotes. Il attendait, enfin, une indépendance qui protège ses citoyens. A la place, il ne voit un pays qui n’est que souffrances et douleurs. Un pays à l’agonie, un État en faillite. Un pays colonisé par une misère épidémique où ce qui reste d’économie est organisé autour d’un régime. Un pays où la tension politique et sociale ne cesse de grimper.
Même les catégories les plus privilégiées et les plus favorisées ne sont pas sans motif d’inquiétude. Réellement, il y a fort longtemps que la société djiboutienne ne vibre plus à la vénérable devise Unité – Egalité – Paix. Derrière l’apparence trompeuse d’une société paisible, la gronde affleure, la gronde couve.
La vraie vie des Djiboutiens n’est pas dans les moyennes statistiques fournies à l’emporte-pièce. Certes, les indicateurs statistiques sont importants, mais c’est loin d’être l’essentiel. Ce qui nous permettra de construire notre avenir n’est pas inscrit dans un bilan ou dans un tableau Excel.
Pour trouver la vraie vie des Djiboutiens, il faut passer du mesuré au ressenti, de l’image à la parole. La vraie vie des Djiboutiens se trouve dans une appréhension plus subjective du pays : celle partant de la perception que les Djiboutiens ont de leur situation personnelle et de l’état de leur société
Cette perception montre la confirmation d’un mode de vie plus restrictif et d’un accès plus difficile à la société de consommation. Une période où commencent à poindre les contraintes et les inquiétudes. En réalité, s’il y a un mot qui a été rayé du dictionnaire djiboutien durant ces vingt dernières années, c’est bien le mot enthousiasme. Plus personne n’est enthousiasmée dans ce pays. Pire, plus personne n’est enthousiasmée par l’avenir de notre pays !
Comment peut-on l’être lorsque nos enfants ne boivent pas du lait ? Comment peut-on l’être lorsqu’acheter du yaourt pour un nourrisson est impossible ? Comment peut-on l’être lorsque le kilo de fruits ou de légumes n’est pas à la portée de tous ?
Mes chers compatriotes,
Non, Omar Elmi Khaireh n’est pas déprimé par l’état du pays. Il est certainement déçu, sans doute désenchanté, peut-être un peu découragé, mais encore fortement résolu, avec des envies et beaucoup d’espoir. Le principal pour lui, m’a-t-il appris, ce soir, n’est pas de combattre mais de vaincre. Il reste convaincu qu’il gagnera son combat, qui est aussi, le nôtre, comme il l’a gagné contre l’administration coloniale.
Mes chers frères et sœurs,
Nous sommes sur une planche savonneuse et nous glissons vers le bas, vers le fond, et il faudra bien éviter la chute pour nos enfants.
Afin que la vie reprenne, afin que la rivière coule à nouveau et irrigue la plaine fertile, désobstruons les chemins et débarrassons-nous à jamais de cette dictature. Nous devons lutter pour nos rêves et concentrer nos efforts dans ce sens. Et l’obligation de désobéir est liée aux exigences de la « vraie vie ».
Kadar Abdi Ibrahim, président du MoDeL