« Le 12 août 1960 se produisit dans la petite ville d’Aycha’a, en Éthiopie, un des plus grands massacres commis par l’armée éthiopienne contre des populations somalies. Ce fut un massacre planifié et commis de sang-froid par des soldats de l’empire éthiopien qui, en quelques jours, décima une grande partie de la population de la ville et des campements nomades des alentours. Les survivants n’eurent d’autres choix que de fuir pour se réfugier en Somalie, pays qui venait tout juste d’acquérir son indépendance, et à Djibouti encore sous le choc des résultats du référendum d’auto-détermination de 1958. Les habitants d’Aycha’a ne se sont jamais remis de cet effroi subi et beaucoup d’entre eux ne sont jamais revenus dans leur ville, refaisant leur vie sous d’autre cieux. Bien que ce massacre ait profondément marqué la mémoire collective des populations somalies de la région, il n’a été documenté ni relaté par écrit. Par conséquent, il n’a pas été reconnu par ceux qui l’ont perpétré non plus. Plus de 61 ans après, le déni des autorités responsables et l’occultation de la tragédie restent entiers. Le traumatisme profond que ce massacre a provoqué chez les victimes et leurs descendants a aussi, d’une certaine manière, facilité le silence qui l’a entouré jusqu’à présent. »
Ainsi commence l’ouvrage Le génocide d’Aycha’a de 1960, éclairage sur une tragédie occultée, publié par l’institut indépendant de recherche IRICA, consacré à cet événement en présentant ses enjeux : la reconnaissance de ce massacre tombé dans l’oubli, mais aussi un hommage à la mémoire des victimes, au moment où les derniers témoins disparaissent. Ce livre présente des recherches consacrées à une répression sanglante menée durant l’été 1960 par l’armée éthiopienne contre les populations civiles autour de la localité d’Aycha’a, près de la frontière djiboutienne.
Cet ouvrage collectif [1], qui a demandé près de deux années de travail, a été présenté par ses auteurs samedi 17 juillet au centre Cle. Le public a répondu présent et la salle était comble. Le comité indépendant pour la mémoire d’Aycha’a, s’est constitué sous la direction d’Ali Moussa Iyé, ancien responsable du projet La Route de l’esclave de l’Unesco, avec la participation de chercheurs, de descendants de victimes et de citoyens engagés. Ces « débroussailleurs » n’ont pas la prétention de livrer toute la vérité sur cet événement. Ils souhaitent cependant poser les prémices pour des recherches plus poussées qui attendent la nouvelle génération d’historiens.
Rachid Houssein Atteyé, membre éminent du cercle des poètes disparus, commence la rencontre par la lecture de témoignages de survivants extraits de l’ouvrage. Les récits sont percutants. Ils permettent de mieux visualiser le ressenti des victimes face à l’effroyable mécanique de violence qui se met en place. Ali Moussa Iyé, assis sur l’estrade aux côtés des co-auteurs, a dit sa peine que certains de ceux dont les témoignages ont été recueillis ne soient plus là au moment de la parution de l’ouvrage. Le crime s’est déroulé il y a plus de 60 ans maintenant, et la question de la transmission se pose avec acuité, alors que le travail pour une reconnaissance ne fait que commencer.
Anticipant ensuite des questions sur la rigueur des travaux menés par l’équipe, Ali Moussa Iyé précise la démarche des auteurs : « Certains d’entre vous s’interrogent peut-être sur la méthodologie que nous avons suivie. Lorsque l’on aborde des évènements tragiques comme les massacres de masse il est très important d’avoir une méthodologie rigoureuse. Pourquoi ? Il faut d’abord éviter les obstacles de l’émotion. Il y a de la douleur, de la colère, et le désir de vengeance. Il fallait aussi écouter le syndrome du silence des victimes. De même il s’agissait de s’interroger, expliquer le silence de ceux qui avaient organisé le massacre de masse. Il nous fallait compenser les faiblesses des récits oraux en général, en termes de chronologie, de dates, de chiffres. Il ne fallait pas que l’on soit impressionnés par la froideur des documents d’archives, on devait les interroger, que l’on comprenne le contexte politique régional, mais aussi national, le contexte géostratégique d’alors, et qui aurait pu justifier les motivations de ceux qui les ont perpétrés. Il nous fallait déterminer si une stratégie, une planification avait été élaborée en amont, afin de pouvoir désigner ce crime comme un génocide. Et donc vérifier que cet acte réponde aux critères pour le nommer comme tel » [2].
Pour ce faire, l’ouvrage présente d’abord le contexte international (crise de Suez, indépendances africaines…) et en particulier la création de la République de Somalie en juillet 1960 par la réunion des colonies britanniques et italiennes. Il évoque ensuite des tensions dans la région d’Errer, suivies de l’intervention des autorités éthiopiennes qui procèdent à des confiscations de bétail. Une intervention de l’ougas ne suffit pas à arrêter les affrontements, et une attaque meurtrière du chemin de fer a lieu le 9 août 1960. C’est ensuite que l’armée éthiopienne se livre « en représailles » à des massacres de civils entre Adagalla et Aycha’a, entraînant un exode des habitants de la région vers Djibouti et l’ex-Somaliland.
Hibo Osman Ahmed, secrétaire générale de la Chambre de commerce, a expliqué ce qui l’a conduite à se joindre à cette recherche sur les évènements d’Aycha’a : « C’est un acte de solidarité envers les victimes, pour leur rendre hommage, et contribuer à lever le voile sur cette tragédie qui a été longtemps occultée. Je voulais également aider avec ce document les survivants et les familles de victimes vers une certaine reconnaissance de ce crime. Une seconde motivation, une seconde raison à ma participation à ce comité est que lorsque j’essaie de lire des documents sur notre région, sur les évènements qui ont touché nos peuples, je me rends compte que ce sont surtout des regards de l’extérieur. Donc je voulais contribuer à un document qui définit, qui montre un regard de l’intérieur, qui change la perspective, la dimension du regard. Je ne veux pas minorer le regard de l’extérieur car c’est important d’avoir cette vision externe, mais je pense que c’est plus juste et plus essentiel d’avoir cette vision, cette dimension interne, et c’est ce que ce comité a apporté dans ce travail et c’est la raison pour laquelle j’ai souhaité les rejoindre. Et une troisième motivation, et je m’arrêterai là-dessus, mon objectif était aussi d’acquérir à titre personnel une meilleure connaissance de notre région, parce que je me rends compte qu’en connaissant mieux les évènements marquants qu’ont subi nos peuples, nous pouvons mieux comprendre les enjeux actuels. C’est pour cela que j’ai voulu me rapprocher de ce travail. Un travail rigoureux qui a été réalisé en collaboration avec les chercheurs du comité. Un travail où il était question de reconstitution des évènements et qui croisait des témoignages plutôt éprouvants, comme le disaient les intervenants précédents, et des documents d’archives froids qui replacent un peu les choses dans leur contexte, qui permet d’en comprendre les objectifs ».
Le linguiste Abdirachid Mohamed Ismael, enseignant à l’université de Djibouti, vice-président de l’IRICA et membre du cercle des poètes disparus, a d’abord eu l’honnêteté de dire qu’il n’avait jamais entendu parler du massacre d’Aycha’a et qu’il n’était pas en mesure de placer cette localité sur une carte avant d’entamer cette recherche. Il a ensuite placé ce travail dans un cadre plus large, celui des relations entre les pays et les peuples de la région. « Avant d’avoir commencé nos travaux de recherche pour recueillir des informations, des documents d’archive ou des témoignages sur les évènements d’Aycha’a, je n’avais jamais entendu parler du génocide d’Aycha’a. Pour ne rien vous cacher, j’ai toujours eu du mal à m’expliquer les motifs de la rancœur profondément ancrée chez les Somalis à l’égard des Amharas. Ces derniers suscitent réactions négatives et sentiments repoussoirs. Comment l’expliquer ? Ces travaux permettent d’explorer, d’éclairer l’origine de cet antagonisme entre les Somalis et les Amharas. Les différends qui existent entre les Éthiopiens et particulièrement la communauté Amhara, et les Somalis sont profonds. Cependant ce n’est pas tant les Amharas qu’il faut incriminer mais plutôt un régime qui a agi au nom des Éthiopiens [pour commettre ces forfaitures], celui du régime d’Haïlé Sélassié Ier. Sans ce recul historique nécessaire, il est difficile de comprendre que l’agenda de certains pour la région puisse provoquer des réactions épidermiques auprès des Somalis. Je participais il y a quelques temps à une conférence à Helsinki sur les enjeux de la Corne de l’Afrique. Lors des débats et discussions entre participants, un congressiste éthiopien a soumis à l’assemblée une idée. Il proposait de changer de paradigme, d’enterrer nos différends et divergences pour s’unir entre pays de la Corne pour ne former qu’un seul État, et plutôt que de nous diviser, il proposait d’additionner nos atouts et compétences et améliorer ainsi la gouvernance de notre sous-région puisque nous appartenons à la même contrée. Désignant spécifiquement le cas de Djibouti, il expliqua que les communautés installées sur le territoire djiboutien pourraient intégrer celles de l’Éthiopie, et que son pays a réussi non seulement par sa constitution et son histoire à gérer harmonieusement la grande diversité de ces nations et peuples qui la compose. Un des doyens des universitaires présents, appartenant à la communauté somalie, a pris la parole pour répondre à cette réflexion. Sa réponse a sifflé comme une flèche : “Cela ne se fera jamais car j’ai peur de toi. Cela ne se fera pas car je n’ai aucune confiance en les Éthiopiens”. Comment expliquer ce rejet catégorique, ce manque de confiance ? D’où vient cette peur qu’inspire l’Éthiopie ? Ce livre que nous publions ouvre je pense une petite fenêtre pour tenter d’expliquer le ressenti de certaines communautés voisines de l’Éthiopie. On ne peut saisir ce traumatisme qu’en interrogeant les stigmates du passé. Aycha’a est un génocide, nous le démontrons avec nos travaux ». L’ouvrage détaille la violence des actions du pouvoir éthiopien que des Somalis ont subie dans ces circonstances. L’histoire de l’Éthiopie et de la Corne est jalonnée d’événements de ce genre. On peut aussi se demander si cette violence exercée à l’égard des populations dominées ne s’inscrit pas dans une logique de conquête et de maintien des territoires dans le giron d’un empire construit par la force. Peut-on faire un parallèle avec la répression sanglante pratiquée ces derniers mois au Tigré par l’armée du nouvel empereur d’Éthiopie, Abiy Ahmed ?
Après plus de deux heures de conférence et débats, les auteurs et les participants ont continué à échanger avec la salle de façon informelle. C’est dire l’intérêt suscité par cette publication. Les questions ont été nombreuses. L’une d’entre elles portait sur le risque que cet ouvrage représente pour les survivants et leurs proches, avec le rappel des faits tragiques et le possible retentissement médiatique, réveillant éventuellement des plaies mal cicatrisées dans le subconscient des victimes, susceptibles de provoquer traumatismes et souffrances. Dans le prolongement de cette idée, le même intervenant s’est demandé comment pourrait être interprété la démarche entreprise par ce comité de recherche par ceux qui ont perpétré ou commandité cette tuerie d’Aycha’a alors qu’ils pensaient ne plus jamais en entendre parler. D’autres ont voulu savoir qu’elle serait la seconde étape après la parution du livre ? Que va-t-il sortir de ce grand exercice ? Des questions ont porté sur le nombre de victimes de ce crime ? Et que deviendra la mémoire du massacre d’Aycha’a lorsque tous les survivants auront disparu ?
Mahdi A.
[1] Les auteurs sont Adbirachid Mohamed Ismael, Aden Osman Darar, Ali Moussa Iyé, Amina Said Chiré, Djaffar Guedi Hersi, Hibo Osman Ahmed, Ibrahim Soubaneh Rayaleh, Mohamed Ali Omar, Oubah Ahmed Malow, Ismael Goulal Boudine et Rachid Houssein Atteyé.
[2] Pour le dictionnaire Larousse, un génocide est un « crime contre l’humanité tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Un massacre qualifie le fait de tuer des personnes sans défense avec sauvagerie et en masse.