Human Village - information autrement
 
En Éthiopie, Addis Standard suspendu
par Mahdi A., juillet 2021 (Human Village 42).
 

Un tour de vis politique se dessine en Éthiopie à l’approche d’une nouvelle campagne militaire contre la région du Tigré, annoncée mercredi 14 juillet [1]. L’autorité éthiopienne des médias a suspendu hier, jeudi 15 juillet, le média indépendant - et de grande qualité - Addis Standard, selon le tweet diffusé le même jour sur le compte de ce journal.
Cette décision s’ajoute à une longue liste de manœuvres du pouvoir pour écarter toute voix discordante aux « réalités alternatives » diffusées par le gouvernement d’Abiy Ahmed. La déroute militaire au Tigré n’a fait qu’accentuer cette politique d’entraves à l’information fiable entreprise depuis presque une année. Au-delà des faits qui sont reprochés à Addis Standard, et notamment d’avoir désigné les combattants du TPLF comme des « forces de défense », acte désormais qualifié de collusion avec la « junte » pour le gouvernement, la pression constante dont fait l’objet la presse nationale éthiopienne résonne comme une mise en garde vis-à-vis de l’ensemble des médias. En frappant fort sur ce média en ligne emblématique du paysage journalistique éthiopien, Abiy Ahmed entend contraindre les journalistes à l’autocensure, puisque les lignes rouges des infractions punies par la loi sont floues.

Bekalu Alamirew et Abebe Bayu

Arrestations de journalistes
Le 2 juillet, Addis Standard rapportait l’arrestation deux jours auparavant de douze journalistes travaillant pour deux médias en ligne, Awlo media et Ethio-Forum. Le journal précise : « Ethio Forum n’a pas posté sur sa chaîne depuis le 21 juin, et le 24 juin, il a expliqué à ses téléspectateurs que le média était temporairement contraint de cesser d’émettre. Awlo media a publié son dernier message sur sa page Facebook le 30 juin [2] ».

L’avocat des détenus, Tadele Gebre, a décrit à Addis Standard une situation inacceptable : « On m’a empêché de parler à mes clients ». Il a ajouté que ses tentatives pour obtenir des explications supplémentaires auprès du siège de la police fédérale sont restées vaines : « On m’a dit que les détenus n’avaient pas encore été mis en examen ». Il a expliqué qu’ensuite : « Je suis allé au poste de police pour voir mes clients, mais on m’a dit qu’ils avaient été emmenés au tribunal de première instance d’Arada. […] Je m’y suis rendu, mais ils n’y étaient pas non plus ».
Parmi les journalistes arrêtés cette semaine, Bekalu Alamirew, d’Awlo media, et Yayesew Shimeles, d’Ethio Forum, avaient déjà été arrêtés à différentes reprises puis libérés sous caution. Selon le CPJ, Abebe Bayu, un reporter du site d’information Ethio Forum diffusé sur YouTube, a été « agressé et enlevé par des hommes armés. »
Reporter sans frontières a condamné « l’arrestation d’une dizaine de journalistes accusés de complicité avec le TPLF » et la fermeture de médias [3].
En mai, le correspondant du New York Times en Éthiopie, Simon Marks, s’était déjà fait expulser en raison de sa couverture du conflit dans le Tigré. Une sanction inédite depuis l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Abiy Ahmed en 2018. Il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir de la liberté d’expression dans un contexte où de nombreux crimes de guerre perpétrés, et risque de dislocation du pays n’a jamais été aussi fort.

Pourquoi cette répression ?

Gizachew Muluneh, Director General of the Amhara Regional State Communication

Le Premier ministre a justifié le 14 juillet la mise en place de cette répression, qui serait nécessaire pour permettre à l’Éthiopie de lutter contre les fake news dans le cadre de la mobilisation générale pour repousser ce qu’il appelle la « junte du TPLF » : « Le gouvernement appelle le peuple éthiopien à se protéger contre les influences venant d’informations non fondées et de la machine de propagande de la junte, dont le pouvoir restant ne fait que fabriquer des informations falsifiées. Le peuple éthiopien doit comprendre que nos ennemis intérieurs et extérieurs travaillent à l’unisson pour semer la dissidence et la méfiance parmi nous. Le gouvernement exhorte le peuple éthiopien à rester solidaire et à continuer de soutenir l’ENDF de toutes les manières possibles, à défendre la souveraineté du pays et à renverser la menace posée par les ennemis internes et externes du pays. »

Que son Parti de la Prospérité ait remporté massivement les dernières élections législatives – dont la sincérité des résultats est mise en doute - n’empêche pas Abiy Ahmed de serrer la vis de ses concitoyens à l’approche de grandes manœuvres militaire pour la reconquête du Tigré, après la débâcle de ses troupes [4]. Par ailleurs, de nombreux Tigéens ont été arrêtés à Addis Abeba selon Amnesty international [5].

Le Premier ministre éthiopien espère que les combats se dérouleront loin des flash des médias. Il faut convenir que des bombardements aériens, couplés aux tirs d’armes lourdes, et leurs dommages collatéraux sur les populations civiles, ne peuvent que nuire en termes d’image et de popularité aussi bien à l’intérieur qu’auprès des partenaires étrangers lorsqu’ils sont filmés et rapportés par la presse indépendante. Pour mater la presse récalcitrante, embastiller les moins réceptifs à la dictée gouvernementale, en invoquant des accusations graves qui ne reposent sur aucun fait tangible, est une solution tentante. C’est ainsi que « les journalistes n’ont pas été arrêtés en raison de leur profession, mais plutôt en raison de leur affiliation à un groupe terroriste qui est interdit par le Parlement », déclare le chef du bureau de la communication de la Commission fédérale de police, Jeylan Abdi.

Nouvelle offensive au Tigré
La nouvelle offensive sur le Tigré des forces armées nationales éthiopiennes renforcées par des troupes issues des régions de l’Oromia, du Sidama, de Somali, et des Nations, nationalités et peuples du Sud (SNNPR) réunies à Adi Arkay, localité en Amhara proche du Tigré, si elle avait lieu, pourrait sonner le glas de l’Éthiopie telle qu’on la connait. Les Tigréens se battent pour leur survie et la préservation de leur identité [6] face à des troupes qui pour certaines ne savent pas ce qu’elles font là, et dont la solde n’a pas été versée depuis plusieurs mois… Sans compter le millier de conscrits de la République fédérale de Somalie envoyés officiellement en Érythrée pour formation et dont les proches à Mogadiscio n’ont plus de nouvelles depuis novembre 2020. Ils craignent, du fait de la grande proximité du président de Somalie Mohamed Abdullahi Mohamed dit Farmaajo avec le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, et le président Érythréen Isaias Afwerki, qu’ils aient été entrainés dans ce conflit aux côtés des forces érythréennes [7]. Des sources onusiennes semblent également confirmer cette internationalisation du conflit.

Une crise humanitaire causée par l’action du gouvernement éthiopien
Il faut reconnaitre à Abiy Ahmed d’avoir eu le « talent » de faire d’une crise politique intérieure, une crise humanitaire internatiomale. Ses velléités de poursuite des combats, motivées par une arrogance absurde, risquent de plonger la Corne toute entière dans une déflagration à multiples inconnues, y compris les dangers de la dissémination des armes. Son entêtement pour une expédition militaire punitive au Tigré pourrait bien l’amener après Stockholm à La Haye, et faire d’Abiy Ahmed le premier Prix Nobel à être trainé devant le Tribunal pénal international pour les nombreux crimes de guerre commis par ses troupes : viols collectifs, utilisation d’armes explosives en zone urbaine, « nettoyage ethnique », massacres de civils, tortures, pillages, assassinats ciblés d’humanitaires, destruction des infrastructures de base [8]. Sont aussi évoquées des restrictions à l’entrée au Tigré de denrées essentielles (nourriture, carburant et fournitures médicales) par le gouvernement d’Abiy qui aggravent la situation humanitaire de la région.

Mahdi A.


Communiqué de l’Ethiopian Media Authority [9]

L’Autorité éthiopienne des médias (EMA) a suspendu Addis Standard, média en ligne enregistré par l’Autorité le 28 mai 2021. Cette suspension temporaire fait suite à des plaintes et à des tendances alarmantes relevées par l’EMA lors de ses contrôles. Nous avons appris que le média a servi de plateforme aux revendications d’un groupe terroriste. Il ne se se conforme pas aux décisions de la Chambre des représentants du peuple en qualifiant un groupe terroriste de « Force de défense ». Cette faute et d’autres connexes feront l’objet d’une enquête approfondie et d’autres mesures seront prises.
L’EMA souhaite réaffirmer son engagement en faveur de la liberté de la presse, en promouvant et en favorisant un journalisme professionnel et éthique. En tant qu’organisme réglementaire, l’EMA tient également à souligner que la liberté s’accompagne de la responsabilité et de l’obligation de rendre des comptes. Nous exhortons tous les médias à respecter l’état de droit et à travailler de manière responsable.


[9Voir en ligne sur Facebook. Traduction Human Village.

 
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