Sous le prétexte de la présentation des vœux à « tous les hommes et les femmes qui composent notre corps de défense et de sécurité », le chef de l’État demande à l’ensemble des fonctionnaires en uniformes une vigilance accrue contre tous les actes susceptibles de frapper notre nation, et annonce une modernisation et un renforcement des outils sécuritaires pour répondre à ces nouveaux défis.
Les forces de sécurité portées aux nues et flattées dans leur ego
Dans son intervention le chef de l’État n’a pas manqué de souligner l’attachement « singulier » qui est le sien envers « des institutions de la République » indispensables, dont la principale mission est la défense de la « République mais aussi de ses valeurs ». Il rend également un hommage appuyé aux femmes et hommes qui servent dans ses rangs avec « fierté » et « abnégation », avec l’idéal de protéger leur patrie avec « courage », « loyauté » et surtout « honneur », prenant à titre d’exemple « l’agression étrangère » à Doumeira. L’attachement du chef de l’État aux forces de sécurité n’est pas feint, il y a fait l’essentiel de sa carrière professionnelle avant de briguer la magistrature suprême en 1999. C’est son élément !
« Vous maintenez la paix, vous assurez la sécurité, vous défendez l’intégrité du territoire de notre pays. Vous êtes garants des droits fondamentaux de notre Nation. C’est pourquoi vous êtes le socle sur lequel notre République fait prospérer sa souveraineté et son indépendance. »
Il a salué la qualité de la formation républicaine des troupes, recrutées sur la base du mérite en dehors de toute autre critère. Sous entendant qu’à travers l’uniforme qu’ils ont l’honneur de revêtir, ils ne font plus qu’un, et qu’à ce titre, « les Djiboutiens et les Djiboutiennes se reconnaissent tous » en eux, car ils incarnent « l’unité dans la république, au delà de nos trajectoires individuelles, des apparences régionales ou encore de nos différences partisanes ».
Il leur rappelle non seulement leur serment de fidélité et de « protection des droits fondamentaux de notre Nation », mais plus encore qu’ils sont le fruit d’un brassage communautaire cimenté par les valeurs de la république, la citoyenneté djiboutienne. Et d’ajouter « C’est cette spécificité qui fait de vous une grande famille […] qui vous relie l’un à l’autre ».
Il les appelle donc à agir avec sagesse et conscience dans l’exercice de leur fonction au service de la population, car ils sont le symbole de la nation réunie, qui fait le deuil de ses vieilles rivalités identitaires artificielles, et que leur comportement exemplaire, leur attitude disciplinée et respectueuse de la hiérarchie, contribuent à irriguer, à influer positivement sur la société, particulièrement sa jeunesse souvent en perte de repère et de modèle patriotique. Pas simplement des hommes en armes, mais aussi des sortes d’exemples pour les jeunes. Sans vouloir casser la tonalité très solennelle du message présidentiel, on peut supposer qu’en « off », le chef de l’État a dû remonter les bretelles de certains en rappelant les désordres nuisibles à l’image et à la sécurité de la population que les incidents qui ont pu opposer les forces de gendarmerie et de police, quelques uns ayant même terminé en bataille rangée…
Ce n’est pas tout. Il évoque aussi les nombreuses interventions dans des théâtres extérieurs sous différents mandats onusiens, dans lesquels ils se seraient illustrés par leur professionnalisme et leur bravoure en faisant honneur à notre patrie. Il faut signaler que ces participations des troupes nationales dans les opérations de maintien de la paix ont considérablement évolué au fil de l’expérience engrangée, puisque les premiers déploiements étaient très réduits en effectifs, plutôt policiers, comme l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) [1], la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) [2], la Mission interafricaine de surveillance des accords de Bangui (MISAB) [3], ou encore la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) [4]. Puis une étape a été franchie avec l’envoi dans le cadre de la mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM) d’un premier bataillon de 850 soldats en Somalie le 21 décembre 2011, qui a pris de l’envergure avec le temps, préparé par une lente montée en puissance, et compte aujourd’hui pas loin de 2000 soldats.
Comment expliquer cet engagement militaire dans un conflit lointain et surtout si complexes ? Interrogé dans nos colonnes le ministre des Affaires étrangères clarifiait les objectifs de l’intervention de notre pays dans le cadre de l’AMISOM : restaurer l’intégrité et la souveraineté de l’État somalien, bien qu’elle soit la plus coûteuse en vies humaines de l’histoire des opérations extérieures. C’est d’ailleurs sans doute l’une des raisons pour lesquelles les pertes humaines (morts et blessés) en Somalie sont peu évoquées dans les médias. Cet engagement militaire n’est pas très populaire, et plus particulièrement auprès des familles de militaires engagés qui voient la vie des leurs mis en danger sur ce front sans fin.
« Bien entendu, il y a des risques lorsque l’on envoie des troupes en opération ; mais le fait que l’on s’abstienne d’envoyer des troupes ne nous garantit d’ailleurs pas une sécurité interne à toute épreuve. Le terrorisme est un fléau qui n’a pas de frontières, qui ne cherche pas d’excuses pour agir et attaquer là où les brèches existent, et nous savons que tout cela comporte un certain nombre de risques. Mais il faut savoir que la République de Djibouti s’est toujours positionnée sur le dossier somalien comme un partenaire recherchant la réconciliation, la paix et la stabilité pour ce pays. Cela est nécessaire pour Djibouti puisque nous sommes un pays voisin de la Somalie, et la stabilité de la Somalie contribue à consolider notre propre stabilité », justifiait Mahmoud Ali Youssouf.
Le chef de l’État conclut qu’« ils se sont sacrifiés pour la République. Et la République ne les oubliera pas ! ».
Big Brother vous surveille : souriez vous êtes écoutés, filmés, et suivis !
« Aujourd’hui les enjeux de la sécurité nationale sont multidimensionnels. Car aux menaces conventionnelles s’ajoutent d’autres, des menaces environnementales ou encore économiques. Aux méthodes conventionnelles se superposent d’autres, toutes les possibilités de nuisance que peut permettre la révolution des nouvelles technologies. Cela peut concerner notre cohésion nationale et notre vivre-ensemble lorsque des réseaux sociaux manipulés attisent et encouragent les fractures communautaires. Cela peut concerner nos institutions ou notre économie par le biais du piratage informatique. Car à l’heure où Internet devient un terrain d’enjeu sécuritaire, votre mission c’est aussi d’intégrer ce nouveau paramètre et d’anticiper toutes les éventualités de cyberattaque et de cybercriminalité. »
L’intervention d’Ismaïl Omar Guelleh devant l’ensemble des forces de sécurité est inédite. Elle a aussi probablement pour objectif de justifier le renforcement sans précédent de la surveillance de la population.
Le premier pas a été l’application de la circulaire du 13 septembre 2017 portant restrictions « sur la liberté d’aller et de venir des fonctionnaires, et dont la légalité est très contestable et pourrait être annulée en cas de saisine du juge administratif », selon l’avis juridique d’Abdoulkader Hassan spécialiste en Droit public et membre - associé à Irica [5]. Plus grave puisque insidieusement étendue au reste des habitants petit à petit. Pour s’en convaincre, il suffit d’un petit passage auprès de la police des frontières (PAF). À l’instar de votre serviteur, vous ne manquerez pas d’être franchement étonné de l’interrogatoire policier auquel n’importe quel quidam est soumis en quittant ou revenant sur le territoire ! En quoi le motif de déplacement, professionnel ou privé, ou les différents lieux prévus au cours du déplacement, ou encore les noms des personnes visitées, la proximité des liens avec la personne assisse à nos côtés durant le vol, entre autres, intéressent-ils les services de la police des frontières ? Bref, tout ça pour dire que ceux qui trouvaient l’air de plus en plus pesant sur le territoire national, risquent de tomber de leur chaise à l’annonce des emplettes du gouvernement pour l’année 2019 pour améliorer votre sécurité…
C’est Big Brother qui débarque à Djibouti. Vous aviez connu les traditionnelles écoutes téléphoniques, voici que la surveillance se peaufine, en se voyant grandement facilitée avec internet et la diffusion des téléphones portables. Les filatures policières du temps où le chef de l’État dirigeait le Service de documentation et de sécurité (SDS) sont dorénavant dépassées, d’un autre temps. Plus personne ne risque de passer entre les mailles du filet, la surveillance est rendue plus commode avec la concentration du flux entre les mains d’un opérateur unique, Djibouti Télécom. Cette surveillance a été perfectionnée, outillée en logiciels d’espionnage généreusement fournis par nos amis Chinois. Le potentiel de l’Agence nationale des systèmes d’information de l’État (ANSIE) donne une idée assez précise de l’ambition de collecte, enregistrement et analyse des tonnes d’informations qui in fine permettent une surveillance centralisée des serveurs des différents départements ministériels ou organismes parapublics à partir d’un serveur central d’ores et déjà opérationnel. Son emplacement, à la présidence de la République, révèle si c’était nécessaire à quel point les informations récoltées peuvent être sensibles et utiles… « Il est également prévu dans cette première composante un projet d’importance capital et essentiel de mise en œuvre d’un système d’identification électronique nationale des citoyens avec l’attribution d’un numéro identifiant unique (NIU), lequel numéro pourrait être utilisé et partager par les bases des données des différentes administrations », selon les confidences de Moustapha Mohamed Ismaïl, directeur de l’ANSIE dans les colonnes de La Nation [6].
Pour dire les choses plus explicitement, les informations biométriques de presque la quasi-totalité de la population seront réunies au sein d’un même fichier géant, dont les données seraient issues entre autres de la carte d’identité, du passeport ou bien encore de l’état civil (nom, adresse, empreintes digitales, photo, date de naissance, profession, couleur des yeux, taille, appartenance clanique signalée par codifications, immatriculation véhicule, email, numéro mobile, référence bancaire, casier judiciaire, interdiction de sortie du territoire le cas échéant, etc…). Surveillances des messageries et collecte d’informations personnelles, historiques de navigation, suivi des journaux d’appels (émis, reçus, et manqués), nous ne pourrons plus rien cacher, chacun de nos faits et gestes au travail, mais aussi à domicile seront accessibles. Allumer le micro de votre mobile, la webcam de votre ordinateur, siphonner en quelques minutes les données contenues dans le disque dur de votre ordinateur, à votre insu, n’est plus qu’une formalité pour les limiers de nos services de surveillance formés au pays de Mao Zedong. L’anonymat des utilisateurs de Facebook est un leurre, des applications existent pour géolocaliser très précisément certains agitateurs ou activistes ciblés, qui n’ont pas manqué de montrer leur efficacité en Éthiopie [7] [8].
Bien évidemment tout le monde peut comprendre que l’on prenne des mesures exceptionnelles tant la menace terroriste est élevée et imprévisible.
« La sécurité de nos concitoyens n’a pas de prix. Car c’est elle qui nourrit la stabilité de notre État.
Cette stabilité qui fait figure d’exception dans la région. Mais c’est aussi de la sécurité de nos concitoyens que dérivent la croissance économique et le développement de notre pays.
C’est pourquoi, dans un monde où les repères physiques et les repères conventionnels sont, soient prolongés, soient brouillés, voire même concurrencés par les données virtuelles et numériques, le concept de sécurité doit s’adapter et s’outiller pour affronter ces menaces d’un nouveau genre. »
Des messages pousse-au crime appelant la population djiboutienne à intervenir en Éthiopie, incitant à la haine raciale entre autres, ont fait monter la tension ces derniers mois, rappelant ceux véhiculés par la radio télévision des Mille Collines. Ce phénomène et d’autres dangers, particulièrement liés à notre proximité avec les Chinois, semblent avoir été suffisamment pris au sérieux pour améliorer les capacités en matière de renseignements. Cette rhétorique légitime l’installation en cours d’un système de caméras de surveillance intelligent sans fil Huawei, doté d’une impressionnante capacité d’analyse. Le système sera en mesure d’identifier les piétons marchant dans la rue, voire les automobilistes, les véhicules, puisqu’un quadrillage de toutes les artères de la capitale est prévue. Notre rédaction a été informée lors d’un séjour à Pékin en mai 2015 de la validation de ce projet. Estimé alors à 20 millions de dollars, il comprendra pas loin de huit cents vidéos enregistreurs numériques qui vont filmer en permanence en balayant les points névralgiques, que nos nouveaux amis chinois se proposant de nous fournir gracieusement formation comprise. Douce attention de leur part ! On comprend mieux pourquoi les cartes d’identité, passeports et cartes grises ont été numérisés en un temps record… Le gouvernement se dote avec ce nouvel outil d’un moyen de dissuasion phénoménal. Ce que l’on comprend moins bien, alors qu’il s’agit de lutte contre le terrorisme, c’est la raison pour laquelle l’infrastructure du dispositif de surveillances, dont le mur d’écran de la salle de vidéo, a été située à la caserne de la sécurité présidentielle [9] ?
Que faut-il retenir : qu’après le traçage numérique, il ne manquait plus que celui physique, le voici donc. Chers concitoyens, soyez heureux vous êtes en sécurité ! Maintenant le système sera efficace contre toutes formes de criminalités… Mais on saura tout, sans exception, sur vous. Liberté ou sécurité, that’s the question ? On a du mal à imaginer – outre le contrôle total sur la radio, la télévision et les principaux secteurs économiques - le pouvoir considérablement renforcé que va conférer ces nouveaux jouets à son détenteur, en l’occurrence Ismaïl Omar Guelleh… Lui permettent-ils de trouver meilleur sommeil ? Saura t-il en faire bon usage ? Mais plus encore interrogeons-nous qui surveillera ceux qui nous surveillent ? Quel cadre légal va permettre ce type d’intrusion sans limites ? Cette vidéosurveillance équipée de matériels chinois ne va-t-elle pas renforcer le niveau de crispation avec les autres alliés ? Les sénateurs américains ne vont-ils pas trouver là, un nouveau « veau d’or » après celui du DCT qui a fait pschitt jeudi 7 février après les nouvelles déclarations du général Thomas Waldhausser [10]... ? Comment s’assurer que ces équipements Huawei gracieusement offerts ne seront pas pourvus de portes dérobées offrant la possibilité à l’Armée populaire de libération (APL) d’épier plus étroitement les contingents concurrents installés à Djibouti... depuis Pékin ? Au final c’est plutôt réconfortant pour le moral, la population djiboutienne ne sera pas la seule à subir contre son gré ce contrôle envahissant... Que pourrions-nous refuser d’ailleurs après avoir accepté à « l’insu de notre plein gré » et avec le sourire l’exclusivité du lait Douda sur l’ensemble du territoire national !
Mahdi A.
[1] « Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire », ONUCI.
[2] « Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti », Wikipédia.
[3] « Historique de l’opération Misab », Réseau de recherche sur les opérations de paix.
[4] « Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda », Nations unies.
[5] Dr. Abdoulkader Hassan et Dr. Abdirachid Mohamed Ismail « Avis juridique relatif à la circulaire datée du 13 septembre 2017 », IRICA, octobre 2017.
[6] Salah Ismaïl Wabar « Entretien avec…Moustapha Mohamed Ismaïl Directeur Général de l’ANSIE », La Nation, 20 mars 2018.
[7] Justin Lynch « L’histoire tragique d’Internet en Éthiopie », MOTHERBOARD, 29 janvier 2016.
[8] « Éthiopie : La surveillance des télécommunications fragilise les droits humains », HRW, 25 mars 2014.
[9] « Pose de la 1ère pierre du futur centre de surveillance de la ville de Djibouti », La Nation, 30 septembre 2018.
[10] Selon un communiqué de la présidence djiboutienne du 8 février : « “Les Djiboutiens gèrent mieux le Port de Doraleh que les Émiratis de DP World”, dixit le Chef de l’AFRICOM. Le chef du Commandement des États-Unis pour l’Afrique, AFRICOM, le général Thomas Waldhauser, a dans le cadre d’une déclaration récente faite devant une commission du Congrès américain indiqué que “le Port de Doraleh fournit, aujourd’hui qu’il est géré par les Djiboutiens, meilleure prestation que du temps où il était géré par la société émiratie DP World. […] Depuis que la gestion du Port de Doraleh a été retirée à la société DP World, ce sont les Djiboutiens qui ont pris la relève et non les Chinois comme on entend parfois ici où là”, a dit en substance le Général Waldhauser. Il a de ce fait rassuré le Congrès de son pays que l’acheminement des produits et marchandises destinés à la base américaine de Djibouti se fait dans la garantie sécuritaire la plus totale. Il a ensuite mis à profit cette tribune pour se réjouir des délais plus rapides dans lesquels sont livrés aujourd’hui, où le port de Doraleh est géré par les Djiboutiens, les matériels destinés à la base américaine de Djibouti. »