Il y a quelques jours nous avons publié une tribune intitulée « Djibouti, triste vie politique ». Le message était simple : son auteur invitait nos compatriotes à s’engager, à agir pour renforcer la cohésion, la citoyenneté, en participant plus activement à la vie de la cité, chacun à son niveau. Bref un vibrant appel à agir pour le bien commun, porteur d’espoir et surtout d’unité. C’est fort louable comme initiative, particulièrement en cette période où les Djiboutiennes et les Djiboutiens n’ont, semble-t-il, jamais été aussi divisé : « Il ne faut pas observer les autres agir et critiquer, sans rien proposer de constructif. Pour améliorer les choses, il faut s’engager selon son influence, sa notoriété, ses capacités et ses possibilités. L’essentiel est d’apporter un plus qui soit utile, profitable ou favorable ».
Agir donc, et ne plus observer. Cela implique de ne plus accepter de rester silencieux face aux transgressions, aux manœuvres et manipulation sournoises et éhontées pour jeter l’opprobre et l’infamie sur autrui, toujours pour les mêmes viles raisons : conserver la mainmise sur les ressources de l’État, pour soi et les siens.
Dénoncer les manigances, lorsqu’elles sont détectables, devrait être un acte citoyen. Nombreux ont été écœurés et ont ressenti une sourde colère monter à la vue du dernier « scandale », bricolé encore une fois de manière artisanale, diffusé dans les réseaux sociaux pour nuire à un homme politique de premier plan. Ne s’agit-il pas d’ailleurs de chasser un autre scandale, largement partagé ces derniers jours, concernant des biens supposés mal acquis à Paris ? [1].
Il s’agit de deux vidéos. La première a été diffusée samedi 1er décembre, dans les réseaux sociaux [2]. Elle est touchante, car elle met en scène deux veuves de feu Youssouf Darar Farah dit « Idriss », qui seraient aux prises avec un ignoble individu. Profitant de sa position ministérielle, il occuperait un local commercial appartenant à ces dames sans défense. Non seulement il payerait un loyer dérisoire, mais s’autoriserait à le réduire de sa propre initiative.
S’estimant injustement lésées, les deux veuves en appellent au chef de l’État pour récupérer la possession de leur bien, en mettant fin au bail commercial, et leur permettre de le renégocier avec d’autres. L’une des veuves s’exprime en arabe, la seconde en afar. L’individu incriminé n’est autre que le ministre des Finances et de l’économie, chargé de l’industrie, Ilyas Moussa Dawaleh.
Puis, coup de tonnerre, une seconde vidéo fait son apparition, diffusée depuis le compte Facebook du ministre, hier après midi, dimanche 2 décembre [3]. Elle est déroutante, déconcertante, c’est le moins que l’on puise dire, puisqu’elle dévoile, une vision des événements bien différente de celle présentée la veille.
On n’y voit l’une des deux veuves de Youssouf Darar Farah, Moumina Hassan, prendre la parole à nouveau. Face à la caméra, elle revient sur ces propos tenus la veille et explique avoir été instrumentalisée par un proche de la famille, un dénommé Mohamed Hussein Robleh dit « Gorille ». Il aurait prétendu, selon ce nouveau récit, avoir été mandaté par la plus haute autorité politique du pays, à savoir Ismaïl Omar Guelleh, pour solliciter son soutien dans une manœuvre dont l’objectif était de nuire à la réputation du ministre.
« Moi Moumina Hassan, je tiens à dire que Mohamed Hussein Robleh dit Gorille s’est présenté à mon domicile en nous déclarant avoir été missionné par Ismaïl [laissant supposer qu’il s’agit du chef de l’État, ndlr] pour réaliser une vidéo qu’il a d’ailleurs lui même filmé. Il m’a lui même dicté mes paroles, en me disant d’incriminer Ilyas, notamment sur le fait que ce dernier retranche des sommes de manière arbitraire du loyer […], abusant de son pouvoir [sous-entendu du fait de sa position de ministre, ndlr]. Il m’a dit être mandaté par le chef de l’État. C’est la raison pour laquelle nous avons accepté de participer, et d’ailleurs mes enfants présents peuvent en témoigner le cas échéant. [Je dois dire que] même si Ilyas me retranchait les impôts [sur commandement du trésor, ndrl] ce n’est pas de son fait », déclare Moumina Hassan dans la seconde vidéo en langue somali. On ne peut être que perplexe devant la complexité de ce retournement : la ficelle parait pour le moins grosse !
Il existe plusieurs manières de manipuler une histoire : faire abstraction du contexte pour en changer le sens est l’une que l’on retrouve le plus souvent sur les réseaux sociaux. Que sait-on de ce fameux local commercial ? Ilyas Moussa Dawaleh l’occupe depuis 2006. Le loyer mensuel serait passé durant ce laps de temps de 400 000 à 600 000 FDJ. Il serait réglé tous les 25 du mois par anticipation selon les informations recueillies. Deux sociétés appartenant au ministre se partagent le loyer, chacune pour moitié de la somme, Mega et Tamamoul. Les documents officiels consultés confirment des prélèvements à la source à hauteur de 400 000 FD sur injonction des services de l’État, tant pour le règlement d’un passif d’impôts fonciers que pour le RAS (retenue à la source). Que le loyer ne correspond plus au marché de la location des baux commerciaux en 2018 est une réalité que l’on peut difficilement nier, cependant la faute n’en incombe pas au locataire, puisque ce dernier est propriétaire du fonds de commerce. On peut parfaitement comprendre que les propriétaires des biens immobiliers soient amers de ne pas voir leur loyer croître comme celui du logement. La loi est ce qu’elle est, et défend les intérêts des propriétaires des baux commerciaux. Toutefois, rien n’empêche d’encourager Ilyas Moussa Dawaleh de consentir à un geste pour permettre d’améliorer les conditions matérielles de ces familles fragilisées depuis la perte de leur époux en réexaminant la revalorisation de la location.
Comment s’assurer de la véracité de la seconde version ?
En effet, qu’est ce qui nous prouve que ce dernier témoignage n’a pas été obtenu en contrepartie d’une rétribution financière pour livrer une version à même d’éteindre l’incendie provoquée par la première séquence ? La remarque est pertinente, d’ailleurs c’est un réflexe que nous devrions tous chercher à développer. Il n’est jamais mauvais de se questionner sur les motivations des acteurs, de ne pas prendre pour argent comptant des vérités clamées, lues, voire entendues, par-ci et là. Cela doit devenir un automatisme si l’on ne veut pas être manipulés comme des bêtes de somme, en particulier à l’heure d’internet et des « fake news ».
La rédaction d’Human Village a pris connaissance de l’enregistrement d’un échange téléphonique réalisé dans la journée d’hier, 2 décembre, entre Mohamed Hussein Robleh et un proche parent de l’une des deux veuves. Dans cet échange, « Gorille » reconnaît avoir orchestré une campagne, pour laquelle il aurait été mandaté.
Que retenir de cette triste mascarade qui n’est pas loin de nous rappeler d’autres opérations « machiavéliques » du même acabit fomentées probablement par le même nid de guêpes pour détruire des personnalités en vues ? Pourquoi un tel acharnement sur les réseaux sociaux contre cette personnalité politique ? Pourquoi est-il l’objet incessant de caricatures des plus grotesques ? Qu’est ce qui motive les personnes derrières ces basses manigances ? Ne nous trompons pas, l’objectif de ces chausses trappes est de blacklister, de détruire une réputation, une image… pour écarter de manière préventive Ilyas Moussa Dawaleh de la course à la présidentielle. Dans ces dénonciations, la puissance des réseaux sociaux n’est plus à démontrer. Comment s’en prémunir et ne plus être instrumentalisé ? Il n’y a pas de recette clé en main ! On ne peut que recommander de s’assurer de la véracité de l’information avant de partager les éléments. Il en va de votre crédibilité mais aussi du respect des personnes concernées par la rumeur. Il faut se montrer vigilant : sinon on prend le risque d’être berné comme un nouveau né.
Il s’en est fallu de peu, pour qu’Ilyas Moussa Dawaleh ne parvienne à s’extirper de cette mauvaise affaire. Il a été sauvé de la vindicte populaire et de l’ignominie par l’incompétence des organisateurs de ce sinistre traquenard. Presque aussi mal ficelé que celui commandité par Mohamed bin Salman Al Saoud pour se débarrasser d’un poil à gratter, Jamal Khashoggi, dans le consulat saoudien d’Istanbul. Ici fort heureusement, il n’est pas dans les mœurs de découper en petits morceaux les personnes gênantes, on se contente de monter une cabale. Peu importe la véracité ou la solidité des faits, ce qui prime c’est ce que l’on en retiendra, ce qui restera dans la mémoire collective. Cette opération méphitique menée de manière gauche, par un proche conseiller du cabinet du Premier ministre Abdoulkader Kamil Mohamed, ne manque pas de surprendre et d’appeler à réaction de la part de ce dernier.
Le moins que l’on puisse dire c’est que ces témoignages vidéo ont jeté une lumière crue sur la vulnérabilité de tout un chacun vis-à-vis des manipulations politiques sur les médias sociaux pour nous influencer, et illustre leur énorme capacité de nuisance. Doctorant en littérature ancienne, Autin Louis, proposait récemment une réflexion intéressante intitulée « La rumeur, garante de nos libertés ? ». Il y revient sur ce que sont les rumeurs – un outil de pouvoir – en rappelant leur ancienneté : elles n’ont pas attendu l’arrivée d’internet pour se propoger à vitesse grand V. « Il y a pourtant une chose que nos rumeurs et celles des Grecs et des Romains ont en commun : les jugements hystériques qu’elles suscitent. […]
Pour l’aristocratie, la rumeur est d’abord un réseau qui échappe à son pouvoir, voire qui le conteste, et qui rivalise avec lui pour l’acquisition de l’information. Contrôler la course des nouvelles, c’est avant tout asseoir sa domination ; et la haine des rumeurs dans la littérature antique s’explique sans doute par la crainte de voir cette mainmise contestée par des canaux non officiels. Concrètement, ce sentiment se manifeste par des critiques répétées à l’envi et formulées à l’identique ; les rumeurs sont toujours fausses ; elles sont produites par des agitateurs professionnels, par des oisifs et des turbulents ; elles ne s’intéressent qu’à la surface des choses et non aux vérifiables causes des évènements, etc. » [4].
Toutes les manipulations possibles sont utilisées pour entretenir la désinformation, la rumeur, le dénigrement…
Pour s’en convaincre il suffit de consulter l’étude de Freedom House sur les manipulations gouvernementales du net [5], c’est décapant ! Selon cette étude sur la liberté de l’Internet menée dans 65 pays, 30 gouvernements ont manipulé Internet en 2017 pour déformer l’information en ligne, contre 23 l’année précédente. Ces manipulations incluent l’usage de commentateurs payés, de trolls, de faux comptes ou de faux sites d’information. Le rapport mentionne notamment les Philippines où une « armée de claviers » – des internautes payés 10 dollars par jour – donne l’impression d’un soutien généralisé à la politique de répression brutale du trafic de drogue, ou l’utilisation par la Turquie de quelque 6000 personnes pour contrer les opposants au gouvernement sur les réseaux sociaux.
Enfin il ne faut pas se tromper de débat, cette opération a été instrumentalisée pour porter un rude coup à la réputation et la carrière politique d’Ilyas Moussa Dawaleh. Cela révèle par là même à quel point il est craint, car il incarnerait de plus en plus auprès d’observateurs avisés, et d’une large partie de la population, une relève crédible à Ismaïl Omar Guelleh dans la conduite de la nation…
Mahdi A.
[1] « Biens mal acquis : une enquête ouverte en France visant l’entourage du président de Djibouti », Le Monde avec AFP, 30 novembre 2018.
[2] Voir la première vidéo en ligne sur le compte Facebook Wasiim Kaskey.
[3] Voir la seconde vidéo sur le compte Facebook d’Ilyas Moussa Dawaleh.
[4] Autin Louis, « La rumeur, garante de nos libertés ? », The Conversation, 17 juin 2018.
[5] « Freedom on the Net », télécharger le PDF.
Drôle d’histoire qui nous donne un aperçu du niveau intellectuel de nos "dirigeants" : en l’absence de débats d’idées, on s’attaque à coups d’informations bidons intelligibles par le plus grand nombre, y compris la masse non éduquée.
Le "cabinet noir" logé on ne sait dans quelle arrière boutique fait appel à un procédé bien rodé qui a déjà eu raison de M. Djama Elmi Okieh dit Speed (ou Télé, c’est selon !).
Bref, pas vraiment des lumières qui ont pondu ce scénario, scénario qui a d’ailleurs dû être ficelé entre deux clopes et trois branches de sa majesté Catha Edulis.
Merci pour cet article qui démontre que cet épisode est l’un des premiers d’une série pour la course à la succession au trône qui a commencé de la pire des manières et qui n’augure pas des lendemains qui chantent pour le peuple, grand perdant dans ce genre de vaudeville.
P.S. 1 : la dame s’exprime en afar et non en somali dans la première vidéo comme écrit dans l’article.
P.S. 2 : il eut été intéressant de savoir le pourquoi de l’enregistrement des deux premières vidéos. N’y aurait-il pas un fond de vérité dans les revendications de ces dames ? Simple interrogation....
Vous semblez suggérer a demi-mots que le 1er ministre voudrait la peau d’IMD, selon un dessin plus large faisant apparaitre une coalition hétéroclite, unie par l’appât du gain : ici la présidence de la république. Qu-es ce qui rend Ilyas plus credible qu’un autre, dans la course au remplacement de l’actuel président - sans doute pas le parti RPP, a mon avis !