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En aparté... Mahamoud Dirir Gedan
 

Entretien avec le ministre éthiopien de la Culture et du Tourisme, Mahamoud Dirir Gedan, à propos de l’intronisation du nouvel ogaas issa.

Monsieur le ministre, avant tout, permettez-nous de vous remercier d’avoir bien voulu nous accorder un peu de votre précieux temps : Pourriez-vous nous expliquer comment l’ogaas, est-il choisi au sein de la communauté des Issa ?

D’abord, je tiens à vous préciser que dans notre tradition communautaire, l’ogaas n’est pas choisi ou même nommé à partir d’un quelconque mode mais il est plutôt « enlevé ». C’est par un rapt qui résulte d’une procédure de désignation basée sur des critères bien précis de notre xeer que l’on devient Ogaas. Lorsque l’on parle de rapt, il faut entendre par là que l’ogaas, une fois désigné parmi les membres de sa génération au sein d’une même lignée clanique par le Comité des 44 sages de notre communauté [ndlr-Gande], et ce, après leur longue période de recueillement dans la localité de Waaruf mais aussi d’investigations, est « saisi » pour être désormais encadré et initié aux exigences futures de son rôle. En ce qui concerne les critères de sa désignation, bien que je ne puisse m’exprimer sur la nature manifeste des différents signes à observer et à constater, la condition première exigée est que celui-ci soit issu de la seule lignée d’une des familles de la tribu des Wardiiq, Wakhtishiile, Reer Xassan et que sa recherche doit s’opérer sur l’ensemble des territoires peuplés par notre communauté, à savoir l’Éthiopie, la Somalie et Djibouti. Ainsi donc, il a été désigné après un long processus, en qualité de 19e ogaas, Moustapha Mohamed Ibrahim. Il faut garder à l’esprit que cette noble mission dont il a été investi est une lourde responsabilité, et que d’ailleurs celle-ci existe dans notre organisation politico-sociale depuis très longtemps. Sa légitimité et son autorité tiennent essentiellement du fait que le peuple Issa dans son ensemble lui prête allégeance. Il est reconnu par les peuples ayant des liens socioculturels et religieux avec la confédération des Issas mais aussi de celle des autres communautés somalies.

Pourriez-vous nous indiquer les raisons qui expliquent pourquoi l’ogaas doit-il être obligatoirement issu de la lignée de la tribu des Wardiiqs ?
Il s’agit d’un fait purement traditionnel organisé depuis la nuit des temps par nos sages ancêtres. Même si j’ignore les raisons véritables qui ont pu les motiver dans ce choix, je tiens cependant à croire fermement qu’elles étaient bien fondées. Il faut savoir que le statut royal de l’ogaas n’est pas une représentation politique au même titre que celui d’une monarchie constitutionnelle parce qu’aucune prime ou avantage de nature politique ne se rattache à la fonction. Même si, par comparaison, le xeer représentait la constitution et le gande et le guddi, les assemblées. L’ogaas ne détient pas de pouvoir de décision mais veille aux décisions exécutoires prises après consensus par les assemblées compétentes. Son autorité est plus spirituelle que temporelle, morale que politique.

Pensez-vous que tradition et l’État central peuvent aller de pair, autrement dit, ces différentes organisations peuvent-elles cœxister ensemble harmonieusement ?
C’est une question pertinente : celle de savoir comment une autorité socio-traditionnelle comme celle de l’ogaas peut avoir une légitimité dans le contexte où il existerait déjà une organisation politico-sociale, tel que celle d’un État. Pour répondre à ce questionnement, je m’exprimerais en qualité de ressortissant éthiopien : je peux vous affirmer qu’en Éthiopie, toute forme d’organisation traditionnelle ou culturelle peut jouir d’une existence juridique pleine et légitime dans la mesure où ses objectifs, qu’ils soient politiques, économiques ou socioculturels, ne viennent pas à l’encontre des principes et intérêts suprêmes de l’État. Et cela d’ailleurs est inscrit dans la Constitution de la République fédérale démocratique d’Éthiopie, dans son article 91.
Ce dernier stipule que « toutes les ethnies ou communautés ressortissantes du pays ont le droit de veiller à leurs cultures et traditions et que l’État fédéral doit, en ce sens, les aider et les accompagner dans leur quête d’émancipation. » C’est dire l’importance accordée aux valeurs morales et sociales des peuples, ô combien nombreux par leur diversité, par les principes et fondements de notre État. On pourrait appeler cela la « fabrique sociale », c’est-à-dire le tissu social que constituent les différentes composantes de la nation, et si celle-ci venait à se défaire, comme il est malheureusement arrivé en Somalie, nulle thérapie ne pourra le restaurer : tout ou presque tout a été tenté afin de reconstruire la paix et la stabilité en terre somalienne, pour autant à ce jour, toutes les initiatives généreuses de la communauté internationale se sont soldées par des échecs cuisants.
Toutefois une voie n’a pas été explorée selon moi : celle de renouer, retisser une Nation-État à travers les valeurs traditionnelles qui sont pourtant au coeur de ce qui fondent l’unité et le sentiment d’appartenance au même peuple, à la même culture, et à la même histoire. Je crois sincèrement que les anciens, les sages sont les personnes les plus à même d’assurer le retour à la cohésion sociale, à la solidarité, et aux valeurs humaines… Ce chemin risque d’être long, épineux, puisqu’il faudra tout reconstruire, d’ailleurs chemin que l’on pourra parcourir en complément des autres qui doivent être poursuivis et qui sont en cours : C’est une idée à creuser selon moi.
D’ailleurs c’est en prévention contre des risques similaires que notre Constitution reconnaît la légitimité et accorde une grande place à la préservation des droits coutumiers en Éthiopie.

Si tel est le cas pour la coexistence politique entre sociétés de tradition culturelles et l’État, qu’en est-il donc dans le domaine judiciaire ?
S’il est question de la primauté dans les compétences entre l’organisation judiciaire étatique et celle traditionnelle, il est évident que la justice de l’État a, force de loi sur toute autre forme de justice non étatique existante. Mais comme le champ de couverture judiciaire du pays est insuffisant pour l’ensemble du territoire, il existe, de ce fait, bien des endroits très reculés où celle-ci ne peut les atteindre par son action, c’est la raison pour laquelle donc, l’ordre judiciaire traditionnel établi dans ces lieux fait alors foi de compétence dans le règlement des différends. Bien que l’État fédéral n’exclue pas la reconnaissance même du droit de recourir à l’autorité de ces juridictions traditionnelles par leurs peuples respectifs, même sur les villes et villages où celle de l’État existe, leur compétence dans l’action dépend toutefois de la nature des faits. C’est dans ces conditions que la distinction du rôle de chacun est parfaitement définie, et qu’il ne peut y avoir de confusion.

Selon vous, cette tradition ancestrale va continuer à perdurer dans le temps, mais ne pensez-vous pas qu’un jour ou l’autre sous l’effet de l’exode rural entre autres, elle puisse venir à disparaitre ?
Il est vrai que l’histoire a été témoin de la disparition de bien des traditions fortement organisées par le passé mais je ne pense pas que cela puisse se produire de si tôt, ici chez nous. Parce qu’il faut comprendre que notre « xeer issa » n’est pas un contrat social dogmatique mais plutôt dynamique qui tient compte de l’évolution temporelle et sociale. Pour cela, il existe dans son contenu bien des clauses prévues pour la révision de certains articles afin qu’ils ne restent pas figés et qui nécessiteraient des modifications positives à apporter. Cela nous est démontré encore aujourd’hui : la longévité et sa grande vigueur à travers les siècles et les siècles, sont là pour témoigner. Plus récemment encore, l’avènement du nouvel ogaas, Moustapha Mohamed Ibrahim, nous montre l’enracinement profond de cette culture. D’ailleurs compte tenu de son âge et de son éducation, il n’y a pas à craindre que notre xeer puisse venir à s’écrouler. Je dois reconnaître tout de même que cela nécessite bien évidement une certaine stature, et une grande sagesse de celui à qui incombe cette lourde responsabilité.

Ici à Djibouti, nous reconnaissons la légitimité de l’ogaas, en tant que souverain de la communauté « issa », en sera-t-il de même en Éthiopie ?
Si vous dites qu’à Djibouti, il en est ainsi, il va naturellement de soi qu’il en soit de même, et en Éthiopie et en Somalie. Ma présence, ici, ainsi que celles de toutes les personnes venues d’Éthiopie et de Somalie ne sont-elles pas des preuves de témoignages suffisantes ?

Au retour de l’ogaas en Éthiopie, plus précisément à Dire Dawa qui est son lieu de résidence officielle, qu’est ce que l’État éthiopien a prévu pour assister dans l’exercice de son pouvoir l’ogaas Moustapha Mohamed Ibrahim ?
L’État ou le gouvernement éthiopien n’a prévu, aucune forme d’assistance, d’ailleurs cela viendrait en contradiction avec les principes du pouvoir régalien de l’État, puisque celle-ci n’est pas une institution étatique de la République. Il faut garder à l’esprit que l’ogaas est une autorité spirituelle, morale et sociale d’une des communautés qui composent ce pays, il appartient donc à celle-ci d’apporter à son ogaas, de façon autonome et pérenne, quelle que soit la nature de l’assistance, son appui pour la bonne marche et l’efficacité du système.

Il semblerait que la tradition du xeer soit au centre des règles qui régissent la Confédération Issa, pourriez-vous nous en dire davantage à ce propos ?
Bien entendu : il faut savoir que le Xeer Issa s’analyse comme faisant partie du corpus de règles relatif à la vie commune et appartenant au patrimoine du Peuple Somali. Ce code de normes se remarque par la préservation et la protection opérées par la confédération issa au fil du temps et des transhumances nomades. Certains avancent que des règles semblables existent dans la région. Mais à mon humble avis, la consistance, la consolidation ou même l’enracinement dont fait preuve le xeer issa dans le contexte de la région singularise ce corpus. Le xeer issa a été recueilli et assemblé par des jurisconsultes et les sages de la communauté dans la montagne Sitti qui se trouve à Haddagaala il y a environ 350 ans.
C’est un code riche dont les domaines de compétence sont variés et multiples. A titre indicatif, une partie traite des blessures et autre dommage corporel qui pourraient survenir entre individus. Elle est appelée Kabta Diiga, qui veut dire tout ce qui est relatif au « préjudice corporel » et s’apparente au Code pénal et plus précisément à tout ce qui régit les coups et blessures ainsi que les homicides causés à un individu et à fortiori à un groupe de personnes.
Le chapitre Dakagala porte sur le droit de la propriété. En droit positif, cet ensemble de règles s’apparente en quelque sorte au Code civil des biens. Ce titre englobe aussi bien les droit réel du nomade (domicile, pâturage, puit,…) ainsi que le droit mobilier comme les troupeaux ;… .
La partie intitulée Deer régule les droits et devoirs de la femme issa.
Quant à la division Diblé, elle réglemente la relation et les éventuels litiges entre un Issa et un non Issa. Dans ce cadre, la « juridiction » serait différente selon qu’on soit victime ou auteur de l’infraction.
Et enfin une autre partie du xeer précise les règles de fond et de forme concernant l’ogaas au niveau de la désignation de celui-ci : le rapt, l’initiation, l’intronisation et le couronnement, le mariage.
Autant de domaines ou les règles sont clairement déterminées depuis des siècles… et qui forment le socle sur lequel est régie et repose toute notre société : sans eux il ne peut y avoir de salut pour notre confédération. C’est dire l’importance qu’il y a, à la sauvegarder et à la préserver.

Propos recueillis par Dirieh Hassan Ali et Mahdi A.

 
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