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Prospérer ensemble
par Mahdi A., décembre 2017 (Human Village 31).
 

Ilyas Moussa Dawaleh, ministre de l’Économie et des finances chargé de l’industrie, a été longuement questionné par le journal éthiopien The Reporter [1]. Que peut-on en retenir ?
Le titre de son entretien avec Berhanu Fekade résume en deux mots ce qui est au cœur de la relation exceptionnelle entre les deux pays : « Growing together » (Prospérer ensemble).

Des destins liés
« À Djibouti, nous pensons que notre destin dépend de ce qui se passe en Éthiopie, en Somalie, en Érythrée et au Yémen. Tout ce qui se passe dans l’un de nos voisins aura un impact direct sur nous. […] Nous pouvons créer de la richesse ensemble. Djibouti pourrait être considéré comme un petit pays, mais c’est très important pour l’Éthiopie. C’est un pays très important pour les superpuissances mondiales ».
Ilyas Moussa Dawaleh rappelle une triste réalité, à savoir que l’Afrique de l’Est est dans la tourmente, cernée par les conflits identitaires, les guerres de pouvoir, les différends territoriaux, les états faillis, et que l’Éthiopie et Djibouti, face à ces énormes défis, ont fait le choix politique de les affronter ensemble pour être plus forts. Il souligne qu’il n’existe pas d’alternative à l’entente entre les deux pays pour faire avancer l’intégration régionale, gage de prospérité. Il se montre par ailleurs très confiant sur la pertinence des importants investissements consentis pour faire de Djibouti la plateforme logistique régionale tant souhaitée, tirant probablement sa sérénité des données macroéconomiques témoignant de cette évolution.

« Mais dans cette partie de l’Afrique, nous pouvons voir que nous sommes sur la bonne voie quand on la considère d’un point de vue économique et d’une perspective de développement. Nous devons travailler pour vivre ensemble. C’est un must pour nous. La pauvreté et l’instabilité sont les deux choses que nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir en ce moment.
La région dans laquelle nous vivons est bien connue pour son manque de stabilité. Par conséquent, rien d’autre ne m’inquiète plus que cela. Nous savons que nous avons pris de bonnes décisions. Nous savons que nous avons une compréhension commune forte quand il s’agit de notre destin commun. Ici, je parle spécifiquement de l’Éthiopie et de Djibouti. Les deux pays doivent aller plus loin et amener les pays voisins à partager leurs prospérités plutôt que leurs vulnérabilités ».
Dans nos colonnes, en juin 2016, il affichait la même détermination d’aller encore plus en avant, main dans la main, avec l’Éthiopie en rejetant les critiques de ceux qui verraient ce même horizon d’objectifs, cette accélération de l’intégration économique, d’un mauvais œil. « L’Éthiopie a une croissance à deux chiffres, elle a pu parvenir à cette performance grâce à nos installations portuaires à la pointe de la technologie. Aujourd’hui nous en sommes arrivés à un stade de coopération où les deux pays sont devenus interdépendants. On entend ici et là des commentaires de certains esprits obtus qui n’arrivent pas à cerner les enjeux où les deux pays sont devenus interdépendants et c’est de cela qu’il s’agit quand nous parlons d’intégration harmonieuse. Nous avons investi ensemble dans différentes infrastructures pour servir nos économies, ce qui par là même, a permis de consolider notre position comme principal hub logistique et commercial de la corne de l’Afrique. C’est ce qui a facilité nos relations économiques et commerciales avec la Chine parce que les Chinois ont des intérêts économiques importants en Ethiopie, qui est considérée comme la première ou la seconde économie la plus performante du continent. […] Je pense que la relation que nous avons nouée avec l’Ethiopie servira de modèle à l’ensemble du continent africain ».

La concurrence des ports régionaux pourrait-elle contrecarrer la stratégie de développement de Djibouti, raccrochée à la locomotive Ethiopienne, et le partenariat économique avec les Chinois
Questionné sur les projets portuaires en cours d’élaboration dans la sous-région pour répondre aux besoins de l’Éthiopie et les risques qu’ils pourraient faire courir à l’économie djiboutienne, Ilyas Moussa Dawaleh n’a pas semblé plus troublé que cela par les annonces de nouvelles emprises portuaires concurrentes. Allant jusqu’à déclarer « (e)n ce qui concerne les ports, nous ne considérons personne dans la région comme un concurrent ». Qu’est ce qui peut justifier une assurance aussi forte ? Est-il possible que le ministre pêche par un excès de confiance qui pourrait, au final, se retourner contre lui ? Indéniablement il faut reconnaître que Djibouti bénéficie de plusieurs coups d’avance sur ses potentiels challengers, comme en témoigne le développement d’une vision commune, dont les infrastructures sorties de terre en sont la preuve tangible. « Djibouti pourrait être considéré comme un petit pays, pourtant il est très important pour l’Éthiopie. C’est un pays très important pour les superpuissances mondiales. Ils sont tous à Djibouti non parce qu’ils nous aiment. Ils viennent parce que nous occupons une position géopolitique très stratégique. C’est la raison pour laquelle, nous misons sur ces atouts qui sont les nôtres ».
« Nous avons développé des infrastructure en sachant que nous resterions le plus important fournisseur de services portuaires en Éthiopie. […] Cependant, puisque nous croyons en un destin commun, nous avons pris le risque et, avec l’Éthiopie, avons décidé de faire les investissements nécessaires pour le développement du chemin de fer. Le projet ferroviaire devrait améliorer la compétitivité de l’Éthiopie.
Les délais et le coût du couloir ont rendu l’Éthiopie moins compétitive, mais les deux ou trois jours de transport entre les ports et Mekelle ou d’Addis Abeba vont être ramenés à moins de dix heures. Nous devons contribuer à ce que l’Éthiopie devienne plus compétitive, car cela profite également à notre pays. Tout est une philosophie gagnant-gagnant » [2].
Un des atouts auxquels fait allusion indirectement le ministre est la sécurité des marchandises, des biens et des personnes. Profitant du rayonnement sécuritaire qu’apporte l’installation de nombreuses bases militaires sur le territoire national, couplé à une stabilité politique rassurante pour les investissements directs étrangers aussi bien à Djibouti qu’en Éthiopie – comparable à plusieurs points à celle du Parti communiste chinois en République populaire de Chine -, Djibouti dispose incontestablement dans sa manche d’atouts très attractifs [3]. Cette analyse est confirmée par le choix de Djibouti par le conglomérat énergétique chinois Poly GCL pour exporter le gaz de l’Ogaden, en lieu et place du Somaliland, pourtant plus proche des gisements exploités.

Pour ce qui est de l’ambition de Djibouti, le « Macron djiboutien » mentionne qu’elle ne se limite pas à l’Éthiopie, mais va bien au delà. Selon lui, notre pays projette d’optimiser ses infrastructures pour servir non seulement notre grand voisin, mais également le continent… Comme il n’est jamais aussi meilleur pédagogue que lorsqu’il s’improvise professeur, il développe une démonstration à même de convaincre jusqu’aux oiseaux de mauvaise augure les plus pessimistes sur la stratégie de développement suivie : la croissance économique de l’Éthiopie ainsi que sa population sont irrémédiablement amenées à croître encore davantage au cours des années à venir. En conséquence, l’évolution exponentielle des importations éthiopiennes nécessitera que plusieurs ports puissent la servir ; il y aura de la place pour tout le monde. Cette donnée essentielle doit être intégrée pour comprendre les enjeux de la logistique régionale. C’est la raison pour laquelle il estime légitime pour l’Éthiopie de souhaiter développer des ports secondaires - lorsque le besoin se fera jour - pour accompagner sa croissance à deux chiffres. Pour l’heure, il considère que les infrastructures existantes sont amplement suffisantes pour répondre aux besoins, au delà de l’intérêt pour les deux partenaires d’en optimiser l’exploitation pour accélérer le retour sur investissement.
« Nous travaillons fort pour nous assurer que nous resterons le principal centre logistique non seulement pour desservir l’Éthiopie, mais la région dans son ensemble. Mais cela ne signifie pas que nous devons avoir 100% du trafic d’expédition de l’Éthiopie. Cela n’a pas de sens. L’Éthiopie, du point de vue de sa politique, peut avoir d’autres intérêts et alternatives. Djibouti seul ne peut pas fournir tous les services nécessaires. Je n’ai pas à viser 100% du trafic des expéditions éthiopiennes venir à mon port. J’ai également besoin de regarder d’autres opportunités où je dois voir des investisseurs entrer dans les parcs industriels en Ethiopie ou regarder des installations logistiques pour créer plus de marché basé sur nos avantages comparatifs. […] En termes de capacité et d’opportunités, nous savons que nous avons de beaux jours devant nous. Laissez-moi vous donner quelques chiffres qui vous aideront à mieux comprendre le cas.
Les experts estiment que lorsque l’Éthiopie deviendra un pays à revenu intermédiaire, une tonne de nourriture par personne et par an sera nécessaire. Si nous supposons que la population éthiopienne est de 100 millions, cela signifie que 100 millions de tonnes de nourriture seront nécessaires pour la nourrir. Supposons que 50% de ce volume est produit en Ethiopie et que le reste doit être importé. Considérons également qu’une partie de ce montant, peut être la moitié des articles produits localement, est destinée à l’exportation. En prenant ces éléments en compte, nous avons augmenté la capacité de nos ports à un niveau pouvant traiter quelque 20 millions de tonnes par an. Mon objectif dans trois ou quatre ans est d’atteindre 50 millions de tonnes. Même si c’est le cas, nous ne pourrons pas gérer 100% des livraisons de l’Éthiopie tout seul » [4].

Des liens solides mais qui mériteraient de se renforcer et de s’approfondir
« Nous devons travailler pour vivre ensemble. C’est un must pour nous. La pauvreté et l’instabilité sont les deux choses que nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir en ce moment. […] Nous savons que nous avons une compréhension commune forte quand il s’agit de notre destin commun. Ici, je parle spécifiquement de l’Ethiopie et de Djibouti. Les deux pays doivent aller plus loin et amener les pays voisins à partager leurs prospérités plutôt que leurs vulnérabilités. […] Mais en même temps, nous avons la capacité et la sagesse de prendre de sages décisions au lieu de nous concentrer sur les problèmes. Nous devons travailler sur les solutions, c’est-à-dire que plus Djibouti contribue à la transformation économique et sociale de l’Éthiopie, plus notre pays bénéficie de telles actions. Nous pouvons créer de la richesse ensemble ».

Le ministre ne minimise pas les difficultés et les divergences d’approche entre les deux pays sur différents aspects de cette coopération régionale intégrée, mais elles peuvent être surmontés semble-t-il dire. Précisant que les deux nations discutent des problèmes ensemble et essayent de les résoudre dans l’intérêts des deux parties, il rappelle qu’une série d’initiatives visant à renforcer une intégration économique plus poussée ont été prise de manière concertée. N’hésitant pas à souligner que Djibouti a été à la manœuvre afin d’impulser à des transformations administratives pour rendre plus fluide le commerce transfrontalier, les investissements directs étrangers ou bien la logistique des échanges.
« Un cadre réglementaire et des organismes fiables sont requis pour l’investissement direct. Par conséquent, nous avons formulé et nous entrons dans la mise en œuvre d’un cadre juridique de partenariat public-privé (PPP). Nous savons que l’Éthiopie vient également dans cette direction. L’investissement augmentera une fois que l’environnement des affaires sera correctement défini. Les cadres réglementaires et institutionnels sont très critiques ici. Le rôle du secteur privé est fondamental pour la transformation ».

Ilyas Moussa Dawaleh semble partager l’analyse du chef de l’État, présentée du haut du perchoir du Parlement éthiopien en mars dernier, par laquelle il appelait cette grande nation à sortir de sa torpeur pour prendre le chemin des réformes notamment en « supprimant les blocages bureaucratiques et en réalisant les réformes institutionnelles qui permettront au commerce et aux échanges financiers de devenir encore plus fluides entre nos deux pays » avait-il insisté [5]. Sous-entendant que ces réformes donneraient un second souffle à une économie dont le modèle économique n’est plus adapté à la vitesse de croissance et aux exigences des pays émergents, Chine en tête… Ismaïl Omar Guelleh appelait à une ouverture de l’économie éthiopienne, notamment financière et douanière, ainsi qu’à un désenclavement de la région somalie, avec une meilleure connexion routière par la frontière de Galilé, à proximité d’Ali Sabieh. Il semble que l’Éthiopie qui résiste aux réformes le déçoit.

Djibouti souhaite contribuer au renforcement de sa position de hub. C’est dans cette perspective qu’elle plaide pour un approfondissement de la construction et que de facto elle incarne le moteur d’intégration tout en étant attachée à sa souveraineté nationale. Le discours du président Guelleh en Ethiopie tend à confirmer cette hypothèse. Il déclarait la nécessité de poursuivre l’œuvre commune pensée initiée de concert avec Meles Zenawi et « sagement » poursuivie avec son successeur, Hailemariam Desalegn. Le rôle de leadership, jusque là assumé par l’Éthiopie, paraît plus d’actualité sur les questions économiques concernant les deux pays. Djibouti a non seulement une voie prépondérante au chapitre mais, de surcroît, se considère également comme le garant du testament économique de feu Meles pour assurer une croissance partagée exponentielle aux deux pays. L’Éthiopie semble avoir perdu beaucoup de sa superbe avec le décès de l’ancien Premier ministre. Cette figure charismatique était notamment parvenu à sortir son pays d’une économie moyenâgeuse et avait scellé une vision commune de développement avec son homologue djiboutien. Autant les positions étaient éloignées l’une de l’autre, autant elles se sont incontestablement rapprochées devant la conduite des deux fortes personnalités, engageant un processus de co-développement basé sur le respect, l’amitié et la confiance. Cela a été confirmé par une approche politique bilatérale exceptionnelle comme lorsque, il y a un an presque jour pour jour, le ministre des affaires étrangères éthiopien a prononcé un discours devant les vingt-cinq ambassadeurs djiboutiens accrédités à l’étranger réunis à Djibouti dans le cadre de la conférence annuelle des ambassadeurs [6]. Cette intervention ministérielle s’est déroulée dans un contexte particulièrement tendu, où l’Éthiopie était montrée du doigt par la communauté internationale pour les violences perpétrées contre sa population. L’entente est si parfaite entre les deux nations qu’il avait été demandé à nos chancelleries de plaider auprès des instances internationales et des gouvernements alliés dans lesquelles elles étaient installées pour soutenir la politique éthiopienne pour stabiliser la situation et ramener le calme dans le pays. Il faut le savoir pour considérer la relation privilégiée qui soude ces deux pays.

« Nous avons de solides relations public-public. Nous avons également de solides relations interpersonnelles. Je suis né à Dire Dawa mais je suis djiboutien. Je suis fier d’être né en Éthiopie et de pouvoir servir l’Éthiopie en tant que haut responsable djiboutien. Voilà ce qu’il est. Vous ne pouvez pas changer cela. Ma parentèle vit encore dans différents endroits en Éthiopie.
Nous ne sommes pas deux personnes différentes. Nous pouvons avoir des noms différents ou des drapeaux différents, mais nous en sommes un. Par conséquent, les politiques devraient être basées sur ce qui satisferait notre peuple. Lorsque notre politique est appliquée aux personnes vivant en Éthiopie - à mes proches -, je sais que cela m’affecterait positivement et vice versa. Le milieu manquant dans ce cas est les relations inter-entreprises » [7].
Le rapprochement des positions est manifeste au delà des intérêts nationaux parfois divergents, mais ils ont su les dépasser car les liens historiques, familiaux ou culturels qui unissent les peuples des deux côtés de la frontière en seraient les prolongements. La profondeur des racines communes entremêlées définissent celle de la relation actuelle. Cette proximité, d’ailleurs, Ilyas Moussa Dawaleh semble s’en féliciter, allant jusqu’à afficher « sa fierté d’être né en Éthiopie » - à l’instar du chef de l’État, Ismaïl Omar Guelleh -, ajoutant avoir de la famille résidant de l’autre côté de la frontière, comme pour mieux souligner l’amitié et la solidarité unissant les deux peuples.

Il aimerait voir cette Éthiopie qui résiste aux réformes, prendre enfin le taureau par les cornes, se faire violence pour s’ouvrir davantage au monde des affaires... Alors que Djibouti, a contrario est tourné vers l’extérieur. Echanges et investissements ont aidé les Djiboutiens à dépasser les limites d’une petite économie. Ilyas Moussa Dawaleh - partageant en la matière la même sensibilité politique que le président Guelleh - souhaite une libération de l’économie éthiopienne pour apporter une croissance significative, avec celle des exportations et donc du fret djiboutien par là même occasion… Bref, un même horizon d’objectifs – hors union maritale – est plus que jamais nécessaire !

Mahdi A.


[1« Growing together », The Reporter, 9 décembre 2017.

[2« Growing together », op. cit.

[4« Growing together », op. cit.

[6« La deuxième conférence des ambassadeurs s’ouvre à l’IED », La Nation, 18 décembre 2016.

[7« Growing together », op. cit.

 
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