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L’usine de dessalement d’eau de mer… éléphant blanc ou fin du stress hydrique à Djibouti ?
par Mahdi A., janvier 2017 (Human Village 29).
 

« L’Union européenne soutiendra un projet de construction d’une usine de dessalement, qui utilisera de l’énergie renouvelable pour fournir de l’eau à 200 000 habitants, soit un quart de la population du pays, dans certaines des régions les plus pauvres de Djibouti », avaient annoncé conjointement en 2012 le Premier ministre Dileita Mohamed Dileita et le commissaire chargé du développement, Andris Piebalgs [1].
Selon ce communiqué de presse, ce projet est justifié par la « grave pénurie d’eau » que connaît le pays du fait d’« une longue période de sécheresse, qui a débouché sur une crise alimentaire profonde dans le pays ». Il ajoute que la gravité de la situation fait que « le manque d’accès à l’eau a récemment conduit à des affrontements et des émeutes dans le pays. La demande actuelle d’eau dans la capitale (où vit 75% environ de la population), est estimée à 80 000 m3 par jour, alors que le volume fourni n’est que de 36 000 m3 par jour ».

Contextualiser la situation hydrique de la république de Djibouti permet de justifier, auprès des Européens et des partenaires Afrique Caraïbe Pacifique (ACP), l’importance de l’appui ainsi accordé, équivalent au montant du 10e FED. La problématique du stress hydrique était à son paroxysme au moment de cette annonce. « Depuis l’indépendance en 1977, le manque d’eau s’est aggravé dans la ville sous les effets conjugués de l’exode rural, de la croissance démographique […] et d’un solde migratoire positif », comme le rappelle Hassan Omar Rayaleh [2]. On apprend dans le même article que la production quotidienne d’eau en 2012 est quasiment identique à celle de 2005 : 37 000 m3 . Situation d’autant plus inquiétante que, dans ce laps de temps, les besoins en eau n’ont pas cessé de croître, du fait notamment de la croissance démographique (naturelle et immigration) et économique. « La situation est encore aggravée par la forte croissance de population dans la capitale, dont la demande d’eau devrait plus que doubler dans les 20 prochaines années » [3]. Le challenge à relever ne va que s’élever, puisqu’à l’horizon 2032, le gouvernement devra être en mesure de fournir quotidiennement 160 000 m3 d’eau à la capitale, alors que la pluviométrie moyenne est de 129 millimètres par an [4]. Faute de solution alternative, la situation de stress hydrique va s’accroître, dépassant très largement les capacités de production, d’approvisionnement, et de maitrise de l’ONEAD, avec comme facteur aggravant la surexploitation des nappes phréatiques souterraines. Mais les vieilles recettes pourront-elles encore fonctionner, car « limiter l’accès des usagers à l’eau de réseau […] se traduit dans la ville par un certain nombre d’inégalités géographiques, socio-économiques et socio-ethniques devant l’alimentation en eau » [5].
La mécanique est bien huillée : « plus que la puissance des pompes, c’est la durée de fonctionnement qui crée l’inégalité la plus marquée devant l’alimentation. Les pompes réservées à Djibouti-ville fonctionnent 24 heures sur 24 pour assurer une alimentation continue à cette partie de la ville. […]
Pour Balbala […] selon les estimations, la durée de fonctionnement des pompes est limitée à 8 heures par jour. Ainsi, avec ce système d’alimentation, Balbala ne reçoit que 6000 m3 sur les 37 000 m3 produits quotidiennement, soit une disponibilité moyenne d’eau par habitant comprise entre 40 et 50 litres par jour. Les 31 000 m3 restants sont destinés à Djibouti-ville où la disponibilité moyenne d’eau par habitant comprise entre 110 et 124 litres d’eau par jour » [6].
Cette iniquité dans la répartition de la distribution de l’eau entre les quartiers aisés et démunis a été dénoncée publiquement par une résidente de Balbala à l’occasion du séminaire gouvernemental de 2009 au Palais du peuple. Elle avait interpellé le gouvernement avec des propos qui ont fait florès depuis : « L’eau, si vous, vous l’utilisez pour laver votre linge, nous, nous la buvons ! ». Elle indiquait son étonnement de voir son quartier de Balbala subir indéfiniment des rationnements, voire des coupures d’eau de plusieurs jours en période estivale, alors que paradoxalement les mieux lotis, qui pourtant consomment de l’eau minérale embouteillée, et ont les moyens de se faire ravitailler par camions-citerne, sont mieux servis... Cette résidente des quartiers défavorisés, en tirant la sonnette d’alarme, mettait en exergue un sujet tabou : l’inégalité des citoyens dans l’accès à l’eau. L’aggravation du stress hydrique et la poursuite d’un système aussi inégalitaire pouvaient faire craindre l’éclatement de la cohésion sociale.

C’est à l’aune de cette situation qu’il faut lire le financement d’une unité de dessalement d’eau de mer par l’Union européenne. Ce don allait permettre à terme de combler le déficit hydrique, et donc de modifier radicalement la vie de la petite nation djiboutienne. Il va de soi que la nouvelle a été saluée, applaudie, accueillie avec joie par la population. On ne badine pas avec l’eau, encore moins ici qu’ailleurs dans le monde !
Cependant, plusieurs années ont passé, et force est de constater qu’on ne voit rien sortir de terre… Alors, forcément on s’interroge. Qu’en est-il du projet ? Comment expliquer un tel retard ? Y aurait-il des problèmes dans l’étude de faisabilité technique, notamment au niveau du calibrage de l’enveloppe budgétaire nécessaire ? Le silence de l’Union européenne et du gouvernement sur l’état d’avancement du projet est consternant.

Le projet est-il mort-né ?
Un éditorial de l’ambassadeur de l’UE à Djibouti, Joseph Silva, en 2014 [7], nous renseigne quelque peu sur le sujet : « ces derniers mois ont vu des progrès décisifs sur un dossier phare pour l’Union européenne à Djibouti, celui de l’usine de dessalement en vue de la production d’eau potable, don de plus de 55 ME (sur un coût global estimé à 63 ME), pour laquelle la sélection des entreprises est en cours ». Les 8 ME restants seront financés par Djibouti. Pourtant, après ces propos rassurants, on ne peut qu’être perplexe de lire dans l’édition de La Nation du 18 octobre 2016 que, la veille, le nouvel ambassadeur de l’Union européenne accrédité en république de Djibouti, Adam Kulach, reçu par le Premier ministre, Abdoulkader Kamil Mohamed, aurait indiqué au cours de son entretien son « envie d’aller de l’avant avec [s]a nouvelle équipe […]. Il a évoqué aussi les projets en cours de négociation avec l’UE, comme celui de l’usine de dessalement d’eau de mer qui va bientôt être mis en œuvre ». Le compte rendu de la rencontre laisse à penser que le projet « phare » de l’UE à Djibouti suit son cheminement normalement et que, bien qu’annoncé en 2012, il est encore en « négociation » !
Peut-on croire que cette lenteur dans la mise en œuvre du projet serait uniquement imputable à la lourdeur de la bureaucratie européenne, si souvent décriée par ses contempteurs ?

La relation Djibouti-UE battrait–elle de l’aile ?
La signature le 19 juin 2014 du 11e Fonds européen de développement (FED) pour la période 2014-2020, qui a vu l’aide au développement en faveur de Djibouti augmenter considérablement, semble indiquer le contraire. Son montant croît de plus 120%, passant des 40 millions du 10e FED à 105 millions d’euros. Mieux, dans le cadre de l’initiative Supporting Horn of Africa Resilience (SHARE), l’UE a apporté, sous forme de don, un appui additionnel de 8 millions d’euros « pour financer la réhabilitation et la construction d’infrastructures urbaines, périurbaines et rurales (forages et adductions en eau potable ainsi que des bornes fontaines) ». Comment expliquer cette générosité débordante de l’UE à l’égard de la république de Djibouti ?
Depuis le 8 décembre 2008, « l’UE mène une opération militaire pour contribuer à la dissuasion, la prévention et à la répression des actes de piraterie et de brigandage au large des côtes de la Somalie » [8], et que pour ce faire elle bénéficie des facilités portuaires indispensables à la bonne marche de cette mission. Il ne serait pas incongru de penser que cet appui conséquent serait la contrepartie financière, une sorte de loyer déguisé, aux différentes facilités portuaires offertes aux navires de guerre opérant sur la zone.
Joseph Silva rappelle sous forme de message politique fort la relation ancienne ainsi que le poids et le rôle de l’UE - contraire de celle avec la Chine -notamment en qualité de premier pourvoyeur en aide au développement de la république de Djibouti. Il souligne que, même si l’opération Atalanta sert les intérêts des pays européens, Djibouti est le premier à tirer profit de l’accroissement du trafic maritime sécurisé… « L’Union européenne et ses États membres sont des partenaires importants de Djibouti, partenaires pour son développement durable, partenaires pour sa sécurité dans une région troublée, partenaires appelant aussi à des avancées politiques, économiques et sociales », ajoute l’ambassadeur Silva dans son éditorial. Ce message est une sorte de mise en garde, un rappel à l’ordre. On sait que l’UE était très impliquée à cette période dans le dialogue politique entre l’opposition et le gouvernement. Dialogue que l’opposition dénonçait comme « bloqué » malgré les accords qui avaient été signés le 31 décembre 2014.
On constate par ailleurs que cette flèche politique est lancée alors que les travaux du futur port multipurpose de Doraleh – avec un financement chinois - ont débuté depuis quelques mois (début 2014), et que le projet « phare » de l’UE a été déplacé pour faire de la place aux futurs quais du port. La couleuvre a sans doute été difficile à avaler, alors que des études onéreuses de faisabilité et d’impact environnemental avaient été réalisées. Le déplacement du site a engendré un surcoût, provoqué des dépassements de délais du projet, puisqu’il fallait lancer de nouveaux appels d’offres, sélectionner de nouveaux bureaux d’études, des entreprises de construction… En outre, le système de gouvernance européen demande que toute modification d’une allocation soit validée par plusieurs comités. Tous ces délais sont coûteux et entraînent par la même occasion d’importants frais de gestion supplémentaires.
L’accord militaire signé en mai 2015 avec Pékin pour la construction d’une base mitoyenne au nouveau site de l’usine de dessalement, dont 75% de la superficie a été grignoté par l’armée de Chine populaire (8,5 ha sur les 12 ha concédés…) n’a pas contribué à améliorer les relations avec les Européens. On peut supposer qu’ils ont, à leur tour, levé un peu le pied sur leur projet « phare ». Quelques mois plus tard, la résolution votée par l’UE à la suite des événements de Bouldhuquo n’a pas apporté l’accalmie attendue ! Le couac technique dans les colonnes de La Nation à la dernière interview de l’ambassadeur Silva à la fin de sa mission n’est que plus révélateur de la forte tension qui subsiste à lors !
Il semblerait que le projet qui était dans l’impasse ait retrouvé un second souffle avec la prise de fonction du nouvel ambassadeur, Adam Kulach, qui souhaite le dépolitiser. C’est ainsi qu’un cabinet indépendant a été sélectionné afin de voir si l’unité de dessalement pouvait être réalisée sur la superficie restante (3,5 ha). Il a rendu ses conclusions de l’étude récemment. Elles ont permis de réconcilier des positions inconciliables – les voies du seigneur sont impénétrables – en montrant en substance que le projet peut être réalisé après des modifications techniques qui ne modifieront pas les capacités de production souhaitées. Les travaux du projet « phare » de l’UE devraient débuter courant 2017, pour une durée estimée à un maximum de trois années.

L’unité de dessalement
Le dessalement est la solution la plus adaptée. Djibouti a la chance d’être bordé par un littoral marin de 372 kilomètres, et lorsque l’on sait que 97% de l’eau présente sur terre est de l’eau de mer… La capacité de cette usine sera dans un premier temps de 22 500 m3 par jour, avant d’être portée à 45 000. L’eau qui arrivera dans les robinets sera prélevée à 800 mètres au large de la côte, à dix mètres de profondeur, puis dessalée selon le procédé d’osmose inverse. L’opération génère une grande quantité de rejets, de la saumure composée de divers sels, métaux lourds… Si elle était rejetée dans la mer, cela entraînerait un grand déséquilibre dans l’écosystème marin extrêmement fragile, avec des conséquences dramatiques sur la biodiversité, puisque l’augmentation de la salinité pourrait transformer les fonds marins en déserts. C’est la raison pour laquelle l’option qui a été choisie à Djibouti est d’injecter les rejets dans une conduite sous-marine d’environ 500 mètres dans le sous-sol avec un système de dispersion de la saumure… Mais ce type d’opération - similaire à celui utilisée pour l’exploitation du gaz de schiste - n’est pas sans susciter des inquiétudes, puisqu’il pourrait jouer un rôle de catalyseur de mini tremblements de terre.
Par ailleurs, cette technologie consomme beaucoup d’énergie. Même si le projet comporte également des installations de production d’énergie renouvelable de 20 MW, rien n’est indiqué pour son financement. Aussi la question du coût de l’énergie va forcément se poser, puisqu’il faut compter entre 4 et 5 kilowatts pour produire un mètre cube d’eau douce. L’addition risque d’être salée pour les consommateurs. Qui va payer ? L’État a-t-il les moyens de subventionner le prix de l’eau afin de le rendre accessible alors que l’électricité affiche un prix de 0,32 dollar par kilowatt.

Un éventail d’initiatives
La réhabilitation de 80 km du réseau de distribution d’eau de la capitale en cours de réalisation va permettre de gérer cette ressource de manière raisonnée, et d’éviter les fuites et les pertes qui représentent près de 60% de la production quotidienne. Pour lutter contre les fuites provoquées par les branchements illégaux, l’ONEAD s’est dotée d’un appareil de pointe de détection des fuites par injections d’hélium.
Par ailleurs, un pipeline va ravitailler la capitale en eau potable venue d’Éthiopie (100 000 M3/jour). Le chef de l’État a inauguré, le 23 mars 2015 à Ali Sabieh, le lancement de ces travaux transfontaliers d’adduction d’eau potable. Le projet par lequel ce précieux liquide est offert généreusement durant trente ans par l’Éthiopie est « entériné et approuvé par les parlements des deux pays afin de […] lui donner le caractère permanent que seuls les peuples peuvent consentir. […] La Chine, elle, a toujours été à nos côtés, parce qu’elle nous a toujours accordé sa confiance, n’en déplaise à ceux qui critiquent nos choix. Au nom de mon gouvernement et au nom du peuple djiboutien, je dis encore une fois merci à la République populaire de Chine », avait notamment déclaré le président de la République à cette occasion [9].
Cette politique de rapprochement à grands pas avec notre grand voisin semble être un succès… à condition de se prémunir toutefois des risques d’une dépendance trop accrue à son bon vouloir ad vitam aeternam. Sur ce point, le gouvernement ne s’est pas trompé puisque l’usine de dessalement d’eau de mer paraît être, dans le contexte, un soutien à la souveraineté djiboutienne.

Un nouvel ordre mondial émerge, où les anciennes puissances coloniales, dont notamment la France mais aussi l’Union Européenne, perdent leur leadership historique au profit des pays "émergents". Ismaïl Omar Guelleh n’a pas tardé à formater sa base de donnée et à installer les nouvelles applications sur son disque dur. C’est révélateur d’un certain talent politique à percevoir ce qui structure les relations entre les États. Ceci dit, l’arrivée d’un Donald Trump décomplexé et imprévisible - dans une relation en dents de scie avec la Chine populaire - va probablement chercher à rebattre les cartes du jeu... C’est la raison pour laquelle on ne serait trop recommander de veiller à effectuer des mises à jour régulières des logiciels installés afin d’éviter un bug irréversible !

Mahdi A.


[1Communiqué de presse de l’UE, Bruxelles, 19 janvier 2012, voir en ligne.

[2Hassan Omar Rayaleh, « Une pénurie d’eau gérée par l’inégalité : le cas de Djibouti », géocarefour, n° 80, 2005, voir en ligne.

[3Communiqué du 19 janvier 2012.

[4Selon la Banque mondiale, voir en ligne.

[5Hassan Omar Rayaleh, op. cit.

[6Hassan Omar Rayaleh, op. cit.

[7Lettre d’information de la délégation de l’UE à Djibouti, numéro 3, novembre 2014, voir en ligne.

[8Wikipedia, s.v. « Opération Atalante », voir en ligne.

[9Agence Xinhua, 23/3/2015, voir en ligne.

 
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