Jean-Yves Le Drian est attendu demain, dimanche 26 juillet, à Djibouti. Après avoir été annulée en avril, cette visite a été préparée avec minutie par les autorités djiboutiennes. L’objectif est de ne pas se faire déborder et de centrer les débats sur le désengagement français en évitant les sujets qui peuvent fâcher, notamment le blocage de la mise en œuvre de l’accord cadre entre l’USN et le gouvernement du 30 décembre 2014.
Le président Guelleh profitera de la visite du ministre français de la Défense à Djibouti pour indiquer son intention de rempiler pour un quatrième mandat à l’élection présidentielle qui se déroulera en avril 2016. Cette annonce passera comme une lettre à la poste. Le Drian félicitera le gouvernement de sa volonté d’apaisement du climat politique et l’encouragera à garder langue avec l’opposition afin de régler les questions qui achoppent. L’enjeu de la visite de Le Drian est tout autre. Au menu de cette rencontre ce ne sont pas les sujets qui manquent. Il sera question de la diminution des forces militaires française à Djibouti, des implications de l’ouverture d’une base chinoise à Doraleh, de piraterie en haute mer, de la stabilité de la Somalie, de la lutte contre les Shebabs, des conditions nécessaires au renforcement des capacités de l’AMISOM, de la situation au Yémen, des risques possibles d’infiltration de djihadistes mêlés à l’afflux de réfugiés yéménites, de terrorisme…
Quelques nuages…
Les Européens, dont la France, les États-Unis d’Amérique et les Japonais ne voient pas d’un bon œil le débarquement de l’armée chinoise à Djibouti. C’est un euphémisme ! L’importance des investissements chinois en République de Djibouti n’est également pas pour leur plaire. Le ministre français sera en mauvaise posture pour se plaindre de cette infidélité, il vient annoncer une importante modification du format des forces françaises installées en République de Djibouti (FFDJ) avec la réduction du contingent de l’armée française de près de 50% d’ici 2017. Les troupes passeraient de 1950 soldats à 950, avec un redéploiement dès la fin de l’été de plusieurs centaines d’hommes vers la capitale française afin de renforcer l’opération Sentinelle (plan Vigipirate).
La France n’a cependant nullement l’intention de plier bagages, ni à court, ni à moyen terme, voilà ce que le ministre français de la Défense est venu dire aux autorités. Le Drian expliquera que la France considère toujours Djibouti comme d’une importance stratégique vitale pour ses intérêts, « un sanctuaire dans une région instable », mais que l’engagement de troupes françaises sur de nombreux théâtres d’opération en Afrique met les capacités de son armée à rude épreuve et la contraint à tendre sa voile selon le vent… Aucun pays au monde ne dispose d’autant de militaires basés en Afrique que la France. C’est un atout indéniable mais un coût élevé certain : 350 militaires français sont basés à Dakar, 900 à Libreville, 1950 à Djibouti, 950 au Tchad, 450 en Côte-d’Ivoire, 3000 au Mali, 745 à Abu Dhabi, et 320 sont déployés dans le golfe de Guinée.
Ce désengagement semble simplement surprenant, au moment où les forces militaires du monde entier se pressent à Djibouti. Alors que l’OTAN, puis la Chine s’installent à Djibouti, la France décide de retirer la moitié de ses pions de l’échiquier ! Djibouti, qui souhaite depuis longtemps récupérer l’îlot du Héron, tient enfin son joker : nouveau dispositif, nouvelle configuration des installations !
Étant donné le désengagement de la France, on voit mal comment Le Drian pourrait formuler des commentaires sur la pertinence de l’installation d’une base chinoise à Djibouti.
Ce désengagement ne fait pas l’unanimité parmi les responsables français
Un rapport parlementaire sur l’évaluation du dispositif militaire en Afrique, publié le 9 juillet 2014, va à contresens des options du ministère français de la Défense concernant notamment la baisse attendue aussi bien des troupes que des moyens des FFDJ [1]. Les deux députés auteurs de ce rapport, Yves Fromion (UMP) et Gwendal Rouillard (PS), expriment de fortes inquiétudes et « de sérieux doutes sur la crédibilité du dispositif qu’il est envisagé d’y maintenir, tant du point de vue de la protection des intérêts français dans une zone particulièrement dangereuse (…) que du point de vue de la capacité de la France à honorer sa signature, c’est-à-dire à mettre en œuvre les moyens militaires qu’elle s’est engagée à maintenir à Djibouti dans le cadre du nouvel accord de coopération en matière de défense ». Puisque la France s’est engagé « à contribuer à la défense de l’intégrité territoriale de la République de Djibouti » dans le cadre de cet accord.
Les deux parlementaires estiment que la nouvelle configuration envisagée « d’un effectif limité à 950 personnels, forces spéciales et soutiens compris, ne permettrait en aucun cas aux forces françaises stationnées à Djibouti de remplir leur contrat opérationnel ». Les rapporteurs estiment qu’un format minimal viable se situe à 1300 personnes, qui permettrait de « remplir correctement le contrat opérationnel et les obligations découlant du traité de coopération en matière de défense, c’est-à-dire assurer une cohérence entre les missions, les capacités et les effectifs de la force ». Un effectif en dessous serait une gageure ! Djibouti devient une cible plus atteignable, le risque de devenir une nouvelle Crimée n’est plus à écarter. Le ministre de la Défense djiboutien, Hassan Darar Houffaneh, ne doit pas mégoter sur les engagements pris par la France dans le cadre du traité de coopération en matière de défense. Il devrait exiger qu’elle y maintienne un dispositif suffisant pour dissuader et calmer les ardeurs de notre grand voisin aux objectifs clairement définis…
Par ailleurs les deux élus regrettent que Djibouti soit « la variable d’ajustement » du vaste plan de réorganisation des forces armées françaises. Dans ce même rapport, l’amiral Marin Gillier, directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère des Affaires étrangères, considère qu’il est « inimaginable » pour l’armée française de quitter Djibouti car il ne connaît pas « d’autre endroit dans le monde où la gamme de nos intérêts soit aussi large pour un emplacement aussi réduit ». Le général Jacques Norlain, auditionné également par les rapporteurs surenchérit, en insistant sur l’importance de Djibouti comme étant « la porte de l’océan Indien », un point de contrôle stratégique du trafic maritime mondial : « une possibilité d’agir rapidement dans une zone qui a toujours été fortement convoitée ».
L’ambassadeur français en poste à Djibouti, Serge Mucetti, n’y va pas lui non plus avec le dos de la cuillère, en plaidant avec force pour que l’armée française reste à Djibouti dans son format actuel. Il fait part de son sentiment sur le devenir de Djibouti, n’excluant pas que des gisements d’hydrocarbures puissent y être découverts, tout en soulignant l’intérêt d’être présent là où se situe « le principal nœud de câbles sous-marins de télécommunications desservant l’Afrique de l’Est : presque tout internet en Afrique de l’Est passe ainsi par Djibouti, ce qui constitue un enjeu autant économique que sécuritaire ». Il considère que Djibouti a « toutes les cartes en main pour être la première puissance maritime de l’Est de l’Afrique ». Il paraît évident que le Quai d’Orsay ne partage aucunement les plans de Le Drian pour les FFDJ. Le ministère des Affaires étrangères regrette que les projections ne reposent que sur un aspect strictement quantitatif et non sur des projections sur le devenir et le potentiel de Djibouti. Bref il est reproché au livre blanc de Le Drian d’avoir une jumelle à courte vue : le Quai d’Orsay considère que cette diminution serait une grave erreur qui nuira aux intérêts de la France.
On notera que bien que la France se soit indignée des révélations sur l’espionnage américain, qui écoute ses propres alliés, elle n’est pas en reste, ni à Djibouti, ni ailleurs. Ses services de renseignements disposent à Djibouti de l’une de leurs plus importantes bases d’écoute. Elle collecte déjà tous les appels téléphoniques, SMS, e-mails, fax… pour le compte de la DGSE (service du renseignement extérieur) et du DRM (direction du renseignement militaires). L’ambassadeur Mucetti a souligné ce point de détail pour expliquer l’intérêt stratégique de Djibouti pour les « grandes oreilles ». Depuis les révélations d’Edward Snowden sur la cybersurveillance exercée par les États-Unis d’Amérique, le grand public est informé que 99% du trafic intercontinental, internet comme téléphone, transite sous les océans. Franchement, que la France « écoute » le reste du monde depuis Djibouti était un fait connu, ce qui étonne c’est que cette pratique apparemment courante d’espionnage est devenue tellement naturelle que l’ambassadeur Mucetti puisse s’exprimer aussi librement sur le sujet, et que les rapporteurs parlementaires n’aient pas occulté ce commentaire du document final, qui avait pourtant vocation à être rendu public.
On peut parier que les Chinois vont s’inspirer des locataires précédents et se raccorder à leur tour aux nœuds de câbles sous-marins de télécommunications desservant l’Afrique de l’Est et passant par Djibouti … Que les défenseurs du maintien des FFDJ en l’état se rassurent, même si le ministre français de la Défense n’a pas souhaité les entendre, les Chinois l’ont fait !
Pour Djibouti, une perte énorme
C’est une perte importante pour l’économie djiboutienne qui s’annonce puisque, contrairement aux troupes américaines qui vivent en autarcie, les troupes françaises contribuent fortement à la vitalité du tissu économique local. Les soldats des FFDJ avaient l’habitude de venir pour trois ou quatre ans. Ils s’installaient donc en famille, avec les frais de déménagement inhérents. L’idée de Le Drian est de modifier le format afin de réduire ces coûts importants. Les rémunérations constituent le plus important surcoût. Comme les fonctionnaires civils, les militaires postés à Djibouti relèvent du régime des agents de l’État à l’étranger. Ce système peut conduire dans certains cas à un triplement de la rémunération de base. Pour réduire les frais, l’armée de terre va désormais envoyer ses hommes pour des périodes de quatre mois, ce qui permet de limiter le surcoût à un simple doublement, comme l’indiquait déjà en 2000 dans un rapport le député socialiste Jean-Michel Boucheron.
Concrètement qu’est-ce que cela implique pour la vie des Djiboutiens ? L’école élémentaire Dolto dont le devenir était en question, voit son destin scellé : faute d’enfants de militaires scolarisés en nombre suffisant, l’école sera déplacée au niveau de Kessel. Le financement du déménagement et l’obligation d’équilibre des comptes entraîneront immanquablement une forte hausse des frais de scolarité des enfants djiboutiens. Pareillement, l’hôpital militaire Bouffard va prochainement mettre la clé sous la porte. Il sera remplacé par « un simple centre médical interarmées renforcé, réservé aux seuls militaires français ». Ce nouveau format sanitaire permettra aux forces armées française de réduire de près de huit millions d’euros leurs frais de fonctionnement, en faisant supporter « la variable d’ajustement » aux soins fournis gratuitement aux militaires et gendarmes djiboutiens…
Les propriétaires immobiliers qui étaient sous contrat avec les FFDJ, les petits commerces de l’Aviation et de Gabode, les commerçants du centre ville et les employés de maison qui travaillaient pour les familles de FFDJ, seront tous rudement impactés par cette nouvelle situation. A peine remis du départ en 2011 des troupes de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère pour Abu Dhabi (aux Emirats arabes unis), voilà que Djibouti devra gérer une nouvelle tempête. Mais dans le même temps une nouvelle page s’ouvre avec la Chine, avec des opportunités énormes… et l’ouverture prochaine d’une école Confucius. Nos petits devront semble-t-il se mettre dorénavant au mandarin.
Il semblerait que la France a pris conscience qu’elle n’a plus le premier rôle à Djibouti, les Américains aux moyens démesurés y sont fortement présents, et une Chine décomplexée va faire ses premiers pas. Assisterions-nous à ce qui s’apparente à une transmission du flambeau aux alliés américains… Djibouti, la belle ne peut que se féliciter d’être autant courtisée. Elle peut mener sa barque au gré de ses intérêts, tant qu’elle ne franchit pas la ligne rouge : l’ouverture d’une base russe. Pour le reste, elle a les coudées franches. Djibouti paraît mener la danse, il faudra qu’elle continue à se mouvoir avec le même talent, en gardant une oreille encore plus attentive afin de bien suivre le tempo, en prenant garde de ne pas marcher sur sa robe et de trébucher…
Mahdi A.
[1] Voir le rapport de Fromion et Rouillard sur le site de l’Assemblée nationale ou sur Calameo.