Djibouti s’affirme depuis plusieurs années comme un hub maritime stratégique, pivot des flux commerciaux entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Le responsable de Chab Express dresse un panorama complet des relations entre agences maritimes et transitaires, des litiges fréquents, ainsi que des évolutions récentes – de la digitalisation des procédures à l’émergence d’acteurs de niche. Avec plus de vingt-cinq ans d’expérience, il nous livre son analyse du système logistique djiboutien.
Pouvez-vous nous présenter Chab Shipping ?
Chab Shipping est une agence maritime qui appartient à Chab Express. Chab Express est détenue par trois associés : Bourhan Mohamed Ali, Chehem Mohamed Dileita ainsi que moi-même, Mohamed Bassoma. En plus de Chab Shipping, nous avons également d’autres entités comme BGA, basée en Free Zone, spécialisée dans la logistique, et HB Shipping, localisée à Dubaï.
Donc Chab Express joue un rôle de holding ?
Exactement. Chab Express détient des parts dans plusieurs sociétés, ce qui nous permet de couvrir différentes fonctions logistiques et maritimes, en local comme à l’international. Ce montage en réseau nous permet d’offrir un guichet unique, du transit à l’agence maritime, en adaptant nos services aux contraintes locales et aux standards mondiaux.
Quels sont les principaux défis entre agences maritimes et transitaires ?
Je porte une double casquette : transitaire et représentant d’une agence maritime. Je peux donc affirmer que les relations ne sont pas toujours conflictuelles. Les vrais problèmes se posent avec certaines pratiques opaques ou une gestion extérieure mal adaptée aux réalités locales.
Pouvez-vous nous donner un exemple concret de difficultés ?
Prenons Evergreen, représentée à Djibouti par Gulf Badr Shipping Agency. Il y a quelque temps, nous avons eu un différent sur une facture. Finalement, nous avons été remboursés mais avec beaucoup de retard. Ce retard s’explique parce que la validation comptable se fait en Égypte, sans interlocuteur local compétent. Ce genre de déconnexion entre succursale locale à Djibouti et siège au Caire pose problème. Il y a également le cas de plusieurs petites agences maritimes créées récemment qui manquent de trésorerie et demandent des paiements en cash, alors que la réglementation impose le recours à un transitaire et une caution bancaire. Chab Express a mis en place depuis cet épisode avec le représentant local de Evergreen un modus operandi qui fait que nous n’avons plus à avancer de trésorerie. Nous avons su instaurer un climat de confiance avec presque toutes les agences maritimes.
Et en ce qui concerne la gestion des conteneurs endommagés ?
C’est une autre source de litiges. Lorsqu’un conteneur revient endommagé, c’est Djibouti Container Service (DCS), qui établit l’état du conteneur. Parfois, le client conteste, disant qu’il l’a rendu en bon état. Mais s’il n’y a pas de photos, c’est difficile de prouver quoi que ce soit. Or, DCS ne photographie pas systématiquement les conteneurs, sauf en cas de gros dommages. La difficulté pourrait-être levée si à chaque facturation pour dégradation ou autres, celle-ci pouvait être accompagnée de photos pour appuyer la demande de paiement. Mieux, faire appel à une troisième partie pour évaluer objectivement les avaries, comme un damage surveyor.
Cela a-t-il des conséquences financières pour les transitaires ?
Bien sûr. Si le conteneur est considéré comme endommagé, la caution peut ne pas être restituée. Or, ces cautions peuvent aller jusqu’à 30 000 dollars, voire plus, pour les clients avec un gros volume. Ceux qui n’ont pas de garantie bancaire doivent payer en cash, ce qui fragilise leur trésorerie. Et certaines petites agences maritimes exigent encore du cash, ce qui complique les choses pour les petits transitaires. C’est un vrai « gap » pour certains.
Et en ce qui concerne le remboursement de la caution ?
Ça dépend des agences. Les grandes compagnies comme Pacific International Lines (PIL), Maersk, ou MSC sont assez fiables. D’autres, comme Messina Line, peuvent prendre jusqu’à deux ou trois mois, car tout passe par leur siège à Gênes. Là encore, la centralisation administrative est un frein à l’efficacité.
Quel est votre avis sur les outils numériques comme Djibouti Port Community System (DPCS) ?
C’est un progrès considérable. Avant, il fallait se déplacer physiquement pour obtenir des factures ou des documents d’interchange. Aujourd’hui, tout est en ligne grâce à DPCS. Cela a professionnalisé le secteur. Mais il manque encore une chose primordiale : que l’interchange DCS (inspection des conteneurs) numérise également ses rapports et les mette en ligne.
Quel est l’impact des évolutions récentes sur le secteur ? Comment les géants comme CMA-CGM ou Maersk ont-ils traversé la crise du covid ?
La crise du covid a bouleversé le secteur. Les grandes compagnies maritimes comme CMA CGM ou Maersk en ont profité. À l’époque, les tarifs de fret ont explosé, passant de 1 200 à 12 000 dollars par conteneur. Cela leur a permis d’amasser d’énormes liquidités et de racheter d’autres entreprises. CMA-CGM, par exemple, a investi dans une stratégie d’intégration verticale. Maersk a fait preuve de résilience en organisant des feeders alternatifs lorsque ses lignes étaient interrompues, notamment en mer Rouge a l’instar de MSC.
Vous évoquez MSC ; que s’est-il passé ?
MSC a subi un incident sur un navire en mer Rouge, mais n’a pas interrompu ses opérations. Elle a immédiatement affrété des navires d’Ethiopian Shipping pour maintenir le service vers l’Éthiopie. Ce modèle hybride – conserver ses conteneurs propriétaires tout en louant une capacité de substitution – illustre la flexibilité des grands armateurs pour servir les ports de la région.
Les NVOCC et armateurs de niche révolutionnent-ils le marché ?
Cette période a aussi favorisé l’émergence de petits armateurs et d’agences locales, notamment via les NVOCC (Non Vessel Operating Common Carrier). Des sociétés comme Sima Marine shipping Company, qui a été achetée 890 M$ par l’autorité portuaire d’Abu Dhabi, ou les petits armateurs iraniens soutenus par Dubaï ont émergé en se positionnant sur des segments de niche et proposent des navires plus petits, moins coûteux et plus rapides. Cela a permis à des transitaires locaux de diversifier leurs offres vers l’Éthiopie. Les petits armateurs constituent un relais essentiel pour le commerce éthiopien. En cas de blocage d’une ligne principale, ils garantissent la continuité du service, c’est aujourd’hui un exemple de résilience.
Quelles sont selon vous les meilleures agences maritimes ?
Pour moi, MSC et Maersk sont les plus fiables. PIL aussi a une très bonne réputation, notamment pour sa réactivité. À l’inverse, certaines agences sous-traitent leur comptabilité à l’étranger, comme en Inde ou en Malaisie. Cela génère des délais, car les documents prennent du temps à être édités. En moyenne, on perd deux à trois jours dans le processus, ce qui est un vrai manque à gagner.
Quel message souhaitez-vous transmettre aux autorités ou aux acteurs du secteur ?
Je pense qu’il faut continuer à renforcer la digitalisation. Par exemple, l’inspection des conteneurs (réalisée par DCS) devrait être intégrée dans le système en ligne, avec des preuves visuelles standardisées (photos, vidéos). Cela éviterait de nombreux litiges. DPCS est un excellent outil, mais il faut aller plus loin. En outre, une meilleure régulation des nouvelles petites agences serait utile. Certaines exigent du cash faute de trésorerie, ce qui pose problème. Il faut pouvoir exiger des cautions bancaires ou mieux encadrer ces pratiques pour protéger les acteurs les plus fragiles.
En outre, certaines agences pratiquent des tarifs exorbitants, hors de contrôle. Parfois, elles facturent jusqu’à 100 dollars et plus par jour. Par exemple, la livraison d’un conteneur en Éthiopie, et sa restitution à vide en zone portuaire, prend en général entre 20 et 45 jours, s’il n’y a pas d’incident graves. Tant que le conteneur vide n’est pas restitué à l’agence maritime, celle-ci charge des frais de détention, calculés à la journée en dollars, et facturés lors du retour du conteneur en bon état au terminal convenu. La facture finale n’est donc établie qu’au retour du conteneur. C’est là que certaines agences maritimes abusent de leur position dominante avec une tarification des frais de détention/retard qui sont calculés par jour : 1er jour 80 dollars, 2e jour 120 dollars, 3e 140 dollars, etc. Il faut savoir que les transitaires peuvent saisir l’Autorité des Ports et des Zones Franches pour dénoncer ces abus. Personnellement il m’est arrivé une seule fois de saisir le chairman Aboubaker Omar Hadi sur un cas similaire.
Un mot de conclusion ?
Avec plus de 26 ans d’expérience, je peux dire que les bons résultats viennent d’un équilibre entre confiance, transparence et respect des règles. Les autorités ont fait beaucoup de progrès, mais le secteur reste en évolution permanente. Il faut s’adapter, sans jamais perdre de vue l’intérêt collectif. Djibouti continue d’évoluer entre tradition et modernité. Si les grandes compagnies mondiales dictent le tempo, l’entrée en scène d’armateurs de niche et la montée en puissance des outils numériques redessinent la chaîne logistique. Pour pérenniser cette dynamique, il faut renforcer la transparence, la digitalisation et l’encadrement des pratiques financières, afin d’assurer un équilibre durable entre agences, transitaires et autorités portuaires.
Propos recueillis par Mahdi A.