Au cours des six dernières années, des informations faisant état d’atrocités ont afflué sans discontinuer de toutes les régions du pays. Massacres, viols comme arme de guerre, et déplacements forcés dans le Tigré ; meurtres aveugles, guerre de terre brûlée et punitions collectives en Oromia ; bombardements par drones et attaques punitives contre des civils innocents dans l’Amhara ; assassinats de hauts responsables gouvernementaux et de personnalités à Addis-Abeba. Dans tout le pays, des atrocités relevant du pire de l’humanité ont été perpétrées. Le pays sombre dans un monde où la vie est méchante, brutale et courte.
Dans cet état de guerre de tous contre tous, la vie humaine ne vaut pas grand-chose. Dans la guerre au Tigré, qualifiée de conflit le plus meurtrier et le plus sanglant du XXIe siècle, le nombre de victimes civiles est estimé à 518 000, voire 808 000. Environ 393 000 soldats éthiopiens et 52 000 combattants tigréens ont été tués ou portés disparus au combat. Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, imperturbable face au nombre stupéfiant, voire catastrophique, de victimes, justifie la mort et la destruction de vies et de moyens de subsistance. Il se vante même que le pays dispose d’une armée de jeunes chômeurs pour poursuivre la guerre pendant encore deux décennies.
Tout aussi troublante est la complicité de la plupart des Éthiopiens qui approuvent la violence pratiquée par l’État contre leurs concitoyens. Les responsables civils et culturels, dont le rôle traditionnel et attendu est de prêcher la retenue et de faire preuve de compassion, ont joyeusement participé à la campagne belliciste et mobilisé leurs partisans pour soutenir la violence de l’État contre leurs compatriotes. Les évêques et les imams, qui sont pourtant des modèles de paix et de réconciliation, ont publiquement prôné la violence et la cruauté. Une grande partie de la population a accepté l’appel à la violence manifestement immoral de ses dirigeants et a acclamé l’armée qui marchait pour écraser des Éthiopiens.
Il semble désormais que les dirigeants politiques aient été encouragés par leur succès dans l’acculturation du public à la violence. Le Premier ministre Abiy Ahmed n’a pas hésité à qualifier ces concitoyens de bêtes nocturnes, de mauvaises herbes envahissantes et d’animaux fouisseurs. Il n’a montré aucune conscience que ces invectives sont indignes de sa haute fonction et de la dignité innée de ses semblables. Il continue de proclamer qu’il consacrera l’intégralité du budget fédéral à la lutte contre ses opposants politiques pendant mille ans. Son conseiller aux affaires sociales estime publiquement que la mort de dix millions de personnes est tolérable si cela permet aux cent millions restants de rester en vie.
Comment expliquer l’indifférence du dirigeant éthiopien face à la souffrance insupportable qu’il a infligée, et son imperturbabilité face aux conséquences de ses actes ? Comment le pays a-t-il pu sombrer dans un tel abîme de turpitude morale qui a permis à son dirigeant de commettre des meurtres, des mutilations et des actes misanthropiques en toute impunité ?
Certains philosophes politiques ont théorisé que le mal politique, c’est-à-dire l’action préméditée visant à infliger une douleur immense, est à l’origine de la violence effrénée. D’autres ont identifié la banalité du mal, l’irréflexion qui conduit à l’obéissance aveugle, comme la cause de la violence extrême. Dietrich Bonhoeffer, théologien luthérien allemand, soupçonnait l’existence d’une force plus sinistre que le mal, qui rend les gens aveugles à la vérité, insensibles à la logique et indifférents à la souffrance de leurs voisins. Bonhoeffer a conclu que la cause profonde de cette obéissance aveugle n’était pas le mal inhérent, mais plutôt une forme de stupidité cultivée – un rejet de la raison et de la pensée critique – qui permet à des gens ordinaires de suivre sans broncher des ordres immoraux et de devenir des participants volontaires à des actes moralement répréhensibles et délibérément mauvais.
Dans cet article, je me demande si la conception de la stupidité de Bonhoeffer explique la cruauté qui a poussé les Éthiopiens à se faire les cheerleaders volontaires d’actes de violence odieux contre leurs concitoyens. Je soutiens, à la suite de Bonhoeffer, que la politique éthiopienne est devenue violente parce qu’Abiy Ahmed a laissé la gouvernance être guidée par une logique contraire et a exercé le pouvoir par des méthodes convulsives. En d’autres termes, les politiques étaient adoptées si elles étaient contraires à celles du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), une violence extrême était déployée pour diviser, museler et neutraliser les voix alternatives, et le public était contraint de se rendre complice de mort et de destruction. Je m’appuierai sur des cas spécifiques pour étayer mon argumentation en deux parties.
Surdité : une combinaison explosive de stupidité et de pouvoir
Le niveau de mort et de destruction qui a sévi en Éthiopie au cours des sept dernières années met en évidence la stupidité cultivée du Premier ministre Abiy, au sens où Bonhoeffer définit ce terme. Rien n’a d’effet sur lui, à part ses objectifs idiosyncrasiques. Il est réfractaire à la raison et à la délibération. Il rejette les faits irréfutables qui contredisent ses idées préconçues comme étant insignifiants et accessoires. Lorsqu’il est contredit, il s’irrite et passe à l’offensive. Plus déconcertant encore, pour reprendre les termes de Bonhoeffer, il est « capable de tout le mal, mais en même temps incapable de voir que c’est mal ». Dans la pratique, cela signifie qu’Abiy se comporte souvent d’une manière qui cause des pertes aux autres sans rien gagner pour lui-même et peut-être même en subissant des pertes. Dans le cas d’Abiy, sa perception du pouvoir l’a rendu sourd aux opinions divergentes et aux conseils amicaux, entraînant le pays dans la guerre civile la plus sanglante de l’histoire de l’Éthiopie.
La stupidité guide la transition politique
Lors de sa démission, Hailemariam Desalegn a déclaré que sa décision visait à ouvrir la voie à son successeur « pour mener à bien les réformes qui conduiraient à une paix et une démocratie durables ». La mission du nouveau Premier ministre était claire et simple : mettre en œuvre le programme de réformes de l’EPRDF afin de guider la transition démocratique. Si la transition démocratique avait réussi, Abiy serait entré dans l’histoire de l’Éthiopie comme le « père de la démocratie éthiopienne ». Mais Abiy n’avait pas conscience de l’importance historique du moment. Selon lui, c’était son intelligence, ses connaissances et sa clairvoyance qui lui avaient permis d’accéder au pouvoir. Cela signifie qu’il n’avait aucune obligation d’accepter une feuille de route pour la transition de qui que ce soit. Il était l’incarnation même de la transition.
Soulignant que le passage d’un régime autoritaire à un système démocratique nécessitait une gestion prudente, certains ont appelé à une approche programmatique pour mener la transition. Deux symposiums ont été organisés à l’université d’Addis-Abeba afin de souligner la nécessité d’une feuille de route. Les recommandations relatives aux mesures de réforme nécessaires et à l’ordre dans lequel elles devaient être mises en œuvre ont ensuite été publiées. La communauté politique éthiopienne s’accordait à dire que la transition ne pourrait réussir que si une feuille de route politique claire était élaborée dans le cadre d’un dialogue national afin de guider le processus. Toutes ces recommandations ont été ignorées.
Rétrospectivement, certains éléments indiquaient qu’Abiy se considérait comme « l’élu de Dieu » pour conduire l’Éthiopie vers la terre promise et qu’un processus consultatif visant à élaborer une feuille de route pour la transition vers la démocratie était inutile. À plusieurs reprises, il a dénoncé la feuille de route pour la transition comme un « marché conclu entre élites corrompues, un gadget pratique permettant à des individus avides de pouvoir d’accéder au pouvoir ». Il a même affirmé qu’il était le seul « pont vers la démocratie », proposant finalement « Medemer », un mélange d’idées qu’il définissait comme « synergie, convergence et travail d’équipe pour un destin commun », comme feuille de route nécessaire à la transition.
En l’absence d’orientation programmatique pour un dialogue national et un consensus politique, la transition a rapidement commencé à s’effriter, ouvrant la voie à la montée d’un régime autoritaire. L’échec de la transition n’était pas inévitable. Elle a échoué parce que la stupidité et l’incompréhension ont rendu difficile tout dialogue national et toute feuille de route pour la transition. Il semble désormais qu’Abiy avait sa propre feuille de route pour qualifier tout ce qui s’était passé sous l’EPRDF d’inadapté à l’Éthiopie et pour démanteler l’arrangement fédéral multinational et le modèle économique de l’État développementaliste. C’est là que la spirale descendante a commencé pour l’Éthiopie. Dans le même temps, Abiy s’est senti libre de se lancer dans des manœuvres plus dangereuses.
Une voie dangereuse vers la réforme du parti
Dans la feuille de route d’Abiy pour démanteler le projet de l’EPRDF, l’étape suivante consistait à fusionner la coalition des partis représentant les groupes ethniques du pays au sein d’un parti unitaire panéthiopien. L’objectif déclaré de la fusion était de renforcer le système fédéral et de reconnaître les contributions de tous les Éthiopiens. Cependant, l’objectif réel était d’unifier l’État et de centraliser le pouvoir. Le nouveau parti était conçu pour être l’antithèse de l’EPRDF dans sa structure, son discours et sa philosophie, conformément au modus operandi d’Abiy qui consistait apparaître à contre-courant.
Les inquiétudes concernant la précipitation à fusionner les partis constitutifs de l’EPRDF en un seul parti ont d’abord émergé au sein même du parti. Lemma Megerssa, alors ministre de la Défense et ancien président de l’Organisation démocratique du peuple oromo (OPDO), qui a renoncé à son poste et soutenu Abiy pour le poste de Premier ministre, a publiquement exprimé son opposition. Il a déclaré :
« Dès le début, je n’étais pas convaincu de la nécessité de la fusion proposée, et je l’ai expliqué au comité exécutif. J’ai déclaré qu’il était erroné de fusionner ces différents partis et que, même si c’était la bonne chose à faire, ce n’était pas le bon moment. C’est devenu ma position, et je ne pouvais pas continuer avec le parti en fusion. J’ai exprimé mon opposition et je me suis retiré du processus. »
L’objection de Lemma reposait sur le fait que les partis constitutifs de l’EPRDF représentaient une circonscription ethnique spécifique. Aucun d’entre eux ne serait en mesure de répondre aux demandes de leurs groupes respectifs s’ils se dissolvaient au sein d’un parti panéthiopien. Abiy a ignoré l’avis de son allié et a poursuivi la formation d’un parti unitaire.
Les personnes qui comprenaient les subtilités de la culture politique ont déconseillé la fusion. Awol Allo, juriste et partisan d’Abiy à l’époque, a exprimé sa crainte qu’une formation politique « panéthiopienne » qui ne tient pas compte de la configuration ethnique du pays ne mette en péril la transition démocratique et le système fédéral multinational en place depuis trois décennies. Il l’a formulé en termes inquiétants : « Le nouveau parti panéthiopien créé pour remplacer la coalition EPRDF risque de mener le pays au bord du gouffre. »
D’anciens camarades devenus rivaux se sont également exprimés. Le Front populaire de libération du Tigré (TPLF), le parti qui a créé la coalition, s’est opposé à la fusion, alléguant que le processus était illégal et que la vision et l’orientation politique du nouveau parti étaient incompatibles avec les siennes. Son président, Debretsion Gebremichael, aurait considéré la décision du Premier ministre Abiy comme une trahison des progrès réalisés au cours des trois dernières décennies en matière d’autonomie administrative et de promotion des droits culturels. Pour lui et d’autres partis ethniques, la dissolution de l’EPRDF constituait une menace sérieuse pour leurs acquis politiques et leurs droits constitutionnels.
Les conseils de ses amis, de ses partisans et de ses adversaires n’ont pas convaincu un homme politique uniquement déterminé à effacer les innovations de l’ère de l’EPRDF. Abiy a peut-être jugé indigne de lui de tenir compte des voix locales à un moment où il jouissait de la reconnaissance internationale que lui avait conférée le prix Nobel de la paix remporté un mois plus tôt. Il est possible qu’il ait sincèrement pensé que la création d’un parti unitaire était le moyen d’enrayer la descente vers une politique tumultueuse. Son manque de discernement s’explique mieux par la théorie de Bonhoeffer selon laquelle, lorsque la stupidité s’allie au pouvoir, elle conduit les gens à « renoncer à leur esprit critique ». Pour Abiy, la création d’un parti unitaire signifiait plus de pouvoir pour lui. Avec un esprit critique proportionnellement affaibli, il a entrepris de remodeler l’Éthiopie à sa guise, sans se rendre compte que la fusion des partis contenait les germes du conflit.
Descente dans une guerre sanglante
Peu après la dissolution de l’EPRDF, des relations acrimonieuses se sont développées entre le Parti de la prospérité et le TPLF. Des personnalités éthiopiennes qui ont observé cette guerre des mots insidieuse ont averti Abiy de renoncer à sa marche inexorable vers le conflit.
Le premier avertissement est venu de Seye Abraha, ancien ministre éthiopien de la Défense, dont les observations révèlent sa connaissance des complexités et des tensions de la politique éthiopienne. Il n’a pas mâché ses mots sur les dangers de la guerre et ses conséquences. Bien avant la guerre du Tigré, il a déclaré :
« Si une guerre éclate dans un pays en proie à des tensions, les conséquences néfastes seront énormes. De plus, une guerre qui éclate au Tigré ne sera pas une simple escarmouche localisée. … Le feu qui s’allume au Tigré ne sera pas une simple bagarre de village ni même un conflit régional. Ce sera une guerre totale, sans ligne de front discernable. ... Notre pays deviendra un terrain de jeu où tous les personnages odieux du voisinage se livreront à des jeux sales. Il ne s’agira pas des échanges insolents observés sur les réseaux sociaux, mais d’un champ de bataille où les Kalachnikovs serviront à s’entre-détruire. ... [Quiconque] joue avec le feu finira par se brûler. Ce n’est pas une menace en l’air. C’est la conclusion mûrement réfléchie à laquelle je suis parvenu après avoir vécu les horreurs de la guerre et grâce à ma connaissance de lasituation actuelle dans la région. »
En outre, Seyoum Mesfin, ministre des Affaires étrangères de l’Éthiopie de 1991 à 2010, a fait remarquer que si les responsables fédéraux décidaient de résoudre leurs différends politiques avec le TPLF par la voie militaire, l’issue du conflit serait désastreuse. Il a lancé son avertissement en des termes très clairs, voire prophétiques, comme suit.
« Si Isaias entre en Éthiopie à l’invitation d’Abiy et déstabilise la situation, ceux qui pensent avoir des intérêts vitaux en Éthiopie ne resteront pas les bras croisés à observer ce qui se passe. ... Si les responsables du régime pensent qu’ils peuvent déclarer la guerre au peuple du Tigré et commettre des atrocités en toute impunité, ils se trompent certainement. L’ensemble de l’Éthiopie deviendra un champ de bataille. ... Le pays serait alors à la merci de tous. Ceux qui ont toujours cherché à détruire ce pays auront une bonne occasion d’atteindre leurs objectifs. ... Avant de plonger le pays dans ce bourbier, les responsables fédéraux doivent prendre du recul et réfléchir. Abiy a une dernière chance de reconsidérer sa position. »
Avec le recul, les commentaires de ces deux anciens responsables se sont révélés prémonitoires. À l’époque, Abiy avait déclaré que toute personne ayant des liens avec le TPLF ne pouvait rien dire de positif à son sujet, car elle serait jalouse de son poste de Premier ministre. Pire encore, il avait convaincu tout le monde que rien de bon ne pouvait sortir de la bouche d’un Tigréen. Cela signifie que toute la société éthiopienne avait été socialisée dans une forme de stupidité qui justifie le mal.
Justifier le mal : la stupidité comme défaut social et moral
Comme l’avaient prédit les anciens responsables de l’EPRDF, qu’Abiy a commodément ignorés, la guerre qui a éclaté au Tigré s’est transformée en une guerre civile à grande échelle impliquant des millions de combattants armés qui luttent contre le gouvernement dans tous les États régionaux. Ce processus a fait basculer l’Éthiopie du seuil d’une transition vers la démocratie dans l’abîme d’un conflit insoluble. On peut dire qu’Abiy n’a pas tenu compte des avertissements des anciens responsables du gouvernement éthiopien concernant les conséquences plus larges d’une guerre au Tigré, car il avait besoin de l’utiliser comme prétexte pour poursuivre son propre projet politique. Mais pourquoi les Éthiopiens ont-ils ignoré l’appel des responsables et se sont-ils ralliés à la guerre choisie par Abiy Ahmed ?
Selon Bonhoeffer, une personne stupide projette son pouvoir et « contamine une grande partie de l’humanité avec sa stupidité ». Lorsque cela se produit, les êtres humains perdent leur indépendance, leur capacité à penser de manière critique et leur aptitude à adopter une position autonome face aux circonstances qui se présentent. À ce stade, la stupidité devient un défaut social et moral, cultivé par la pression des pairs, la peur et le désir de s’intégrer. Ayant perdu la capacité de distinguer la réalité de la fiction, tout le monde suit le mouvement officiel. Le mal devient banal.
En 2018, alors qu’une transition démocratique semblait possible, le peuple a apporté son soutien total à Abiy, croyant sincèrement que l’aube de la démocratisation était arrivée. Le risque qu’une partie importante de la société soit trompée par un individu charismatique incarnant l’espoir de la société était élevé. Abiy et ses acolytes, entrepreneurs politiques, ont su exploiter le désir profond de transformation politique de la population pour se présenter comme les agents du changement. Ce faisant, ils ont réussi à contaminer la société avec leur stupidité et à créer un collectif dépourvu de valeurs et de principes.
Abiy a profité de cet état d’esprit des masses pour les convaincre de soutenir une guerre visant à « appréhender les personnes impliquées dans des cas de corruption massive et de violations flagrantes des droits humains ». Si les Éthiopiens n’avaient pas perdu leur capacité de réflexion critique et d’évaluation indépendante, la corruption et les violations des droits ne suffiraient pas à justifier une guerre totale. Une fois la guerre du Tigré déclenchée, même les chefs religieux, traditionnellement agents de paix et de réconciliation, se sont révélés être des bellicistes plus effroyables que les politiciens au pouvoir qui ont activement promu la guerre.
Les propos les plus stupéfiants qui ont démontré que la société avait été socialisée dans la stupidité ont été tenus par Abune Michael, archevêque du diocèse de Gondar. S’exprimant le 27 septembre 2021 lors de la célébration du Meskel à Debre Tabor, dans la région Amhara, il a publiquement exhorté les soldats à tuer leurs semblables afin d’empêcher le retour au pouvoir du TPLF. Son Éminence a prononcé une homélie particulièrement étrange :
« Nous serons mieux gouvernés par Satan que par le groupe appelé en anglais « junte », qui est le TPLF terroriste. Satan craint et honore Dieu. Étant donné que leurs actes ont été pires que ceux de Satan, ils ne doivent en aucun cas être autorisés à gouverner l’Éthiopie. Après avoir vécu en exil pendant 27 ans, nous n’allons pas nous laisser exiler pendant 27 années supplémentaires. Avec les fidèles et les érudits ecclésiastiques, nous soutiendrons l’effort de guerre par nos prières. Nous exhortons les membres de l’armée et des forces de sécurité à faire preuve de courage et, grâce à leur héroïsme légendaire, à protéger notre Église et notre pays. »
Lorsque le sermon de l’archevêque Mikael a été diffusé, il semblait qu’aucun autre leader moral ne pourrait le surpasser. Mais lorsque la stupidité envahit la société, rien n’est impossible. Abune Mekarious, prélat du diocèse du Canada, a explicitement dit aux jeunes de prendre les armes pour tuer les Tigréens afin de défendre les Amharas en ces termes :
« À qui appartient le monastère de Waldiba (dans l’ouest du Tigré) ? Que gagnez-vous à rester assis à boire de la bière et à plaisanter, après avoir abandonné Waldiba ? Rien. Ayons du courage et de la détermination. Soyez des héros et travaillez pour gagner le respect de notre pays. … Prenez un Kalachnikov et défendez votre pays. Ayez du cran. À moins que la junte ne se soit infiltrée parmi vous aussi, nous devons être sans peur pour défendre notre pays. L’Éthiopie est devenue ce qu’elle est aujourd’hui grâce aux Amharas. Pourquoi avez-vous peur ? »
Au début du mois de mai 2021, alors que la guerre s’intensifiait dans le Tigré, Sa Sainteté abune Mathias, patriarche de l’Église orthodoxe éthiopienne, séquestré dans son appartement afin de ne pas pouvoir s’exprimer, est intervenu une vidéo enregistrée en secret, accusant les forces gouvernementales de commettre un génocide dans le Tigré. En réponse, abune Petros, secrétaire du Saint-Synode, a proféré une menace voilée à l’encontre du patriarche pour qu’il renonce à ses actes de sabotage et a appelé le gouvernement à punir le prélat. Il a déclaré :
« Le gouvernement doit affirmer son autorité. Il doit prendre une décision. Il doit cesser de plaisanter. À ceux d’entre vous qui sont à la solde du TPLF et qui travaillent pour lui, croyant que le TPLF survivra et reprendra ses fonctions, laissez-moi vous annoncer la mauvaise nouvelle : le TPLF ne reviendra jamais. Le TPLF ne reviendra jamais. C’est impossible. »
La stupidité qui s’est emparée du pays ne s’est pas limitée aux hauts responsables de l’Église en Éthiopie. Abune Rufa’el, prélat de l’Église orthodoxe éthiopienne de Washington D.C. et ses environs, a fait sa part en fustigeant le gouvernement américain pour avoir fait pression sur le gouvernement éthiopien afin qu’il mette fin à la guerre par un règlement négocié.
« Les Américains ont imposé des exigences lourdes qui ne peuvent être satisfaites. Ignorant le fait qu’il existe un gouvernement élu en Éthiopie, ils ajoutent l’insulte à l’injure en demandant au gouvernement légitime de s’asseoir à la table des négociations avec un groupe terroriste de bandits pour négocier la paix. Cela montre à quel point ils manquent de respect envers l’Éthiopie. »
La stupidité n’était pas l’apanage du clergé. Alors que les rebelles avançaient vers le sud en direction de la capitale, le Premier ministre éthiopien a poursuivi sa campagne de violence sur Facebook, accusant les rebelles de « pousser le pays à sa perte ». Il a exhorté les citoyens à « s’organiser et à manifester par tous les moyens légaux, avec toutes les armes et toute la puissance à leur disposition... pour empêcher, renverser et enterrer le TPLF terroriste ». Son message était trop fort pour Facebook, qui l’a supprimé pour « incitation à la violence et soutien à la violence ».
Réprimandé, le Premier ministre a sous-traité la tâche de déshumaniser les Tigréens à son conseiller, le diacre Daniel Kibret, un homme de lettres qui a un penchant pour les jurons et les diminutifs. Dans des circonstances normales, les responsables gouvernementaux auraient combattu toute accusation d’atrocités. Le ministre Kibret révèle que les Éthiopiens avaient l’intention de commettre un génocide contre leurs concitoyens.
« Tout d’abord, ces personnes (les Tigréens) et tous ceux qui se comportent comme eux ne doivent jamais être recréés. Ils doivent être les derniers de leur espèce. À partir de maintenant, les personnes qui leur ressemblent ne doivent plus être autorisées à exister. Vous savez tous qu’aucune autre espèce de Satan n’a été créée après la chute du Satan originel. Il était le dernier de son espèce. Eux aussi doivent être les derniers de leur espèce. Il ne doit y avoir aucune terre dans ce pays où une mauvaise herbe comme eux puisse repousser. ... Ils doivent être éliminés non seulement de leur position structurelle, mais aussi de l’esprit humain, de la conscience publique et des archives historiques. »
À différents moments, Abiy a justifié la guerre du Tigré comme une mesure d’application de la loi, une lutte existentielle, une défense contre l’intervention étrangère, etc. Au départ, le public l’a cru parce qu’il incarnait son espoir d’une transformation politique, d’une justice économique et d’une paix durable. Pour légitimer la guerre, il a envoyé des dirigeants apolitiques, qu’il avait rendus stupides. Ils ont créé un Bonhoeffer collectif appelé « une société anormale, dépourvue de valeurs et de principes ».
Conclusion
Au début, les Éthiopiens désiraient une transition réussie vers une société démocratique. Même si l’opportunité de passer à la démocratie s’éloignait manifestement, ils cherchaient à s’accrocher à l’espoir d’un régime démocratique et d’une paix durable, refusant d’accepter les signes avant-coureurs d’un retour en arrière démocratique, d’une centralisation du pouvoir et d’une dérive vers le conflit. Sentant peut-être que le public avait perdu sa capacité à se forger une opinion indépendante, le Premier ministre a redoublé d’efforts pour créer des ennemis afin de monter la population contre ses adversaires politiques. Il a refusé de changer de cap même lorsque toutes ses tentatives s’étaient manifestement soldées par un échec en matière de paix, de prospérité et de progrès.
L’Éthiopie est un pays marqué par des clivages et des intérêts divers. Ignorant les réalités du pays qu’il gouverne, le Premier ministre éthiopien a choisi la cooptation politique, la confrontation et le conflit plutôt que la consultation, le compromis et la coopération. Son choix d’une politique anticonformiste, corrosive et convulsive a engendré le chaos, les conflits et l’effondrement imminent de l’ordre politique. Cela a fait de l’Éthiopie une terre de sang depuis sept ans.
Cela fait près d’un siècle que Bonhoeffer a théorisé que les personnes qui commettent des actes malveillants sont malheureusement courantes dans toute société. Il a qualifié ces personnes de « stupides », non pas parce qu’elles souffrent d’un déficit cognitif, mais parce qu’elles sont incapables de se mettre à la place des autres et de comprendre leurs actes répréhensibles. À la fin de son essai, Bonhoeffer exhortait l’humanité à « voir les grands événements de l’histoire mondiale d’en bas, du point de vue des exclus, des suspects, des maltraités, des impuissants, des opprimés et des méprisés, en bref, du point de vue de ceux qui souffrent ». C’est une perspective dont les Éthiopiens ont besoin pour se libérer de l’emprise d’une stupidité cultivée.
Ezekiel Gebissa, professeur d’histoire et d’études africaines à l’université Kettering de Flint, dans le Michigan
Texte publié par Addis Standard, « Worse Than Evil : How stupidity fueled Ethiopia into a raging inferno », 30 mai 2025.