Alors que Djibouti joue un rôle stratégique dans le transit des marchandises vers l’Éthiopie, le développement du fret ferroviaire soulève de nombreuses interrogations. Dans cet entretien, le président de l’Association des transitaires de Djibouti (ATD), Robleh Mohamed Barreh, livre une analyse sans détour sur les enjeux logistiques, les partenaires clés et les menaces systémiques.
Comment les transitaires s’intègrent-ils dans les échanges entre Djibouti et l’Éthiopie ?
L’agence maritime est le premier interlocuteur pour les entreprises éthiopiennes, qu’il s’agisse d’import ou d’export, pour des conteneurs pleins ou vides. Une fois les formalités de réservation effectuées - destination, date, etc.-, l’entreprise éthiopienne transmet les données à son transitaire, qui se charge de toute la documentation et des procédures frontalières. Le transitaire reste ainsi responsable de l’ensemble des opérations de transport et de dédouanement, en vertu de ses accréditations logistiques spécifiques.
Un point de friction concerne les frais facturés par les agences maritimes. Qu’en pensez-vous ?
À Djibouti, nous recevons deux documents essentiels de la part des agences maritimes (le bon de livraison ou le bon d’entrée au port), accompagnés de frais appelés local charges, variant entre 30 et 100 dollars par conteneur. Ces frais, bien qu’émanant d’agences installées à Addis-Abeba, sont exigés en devises fortes (USD) à Djibouti. Nous estimons que ces frais devraient être réglés à l’origine, c’est-à-dire en Éthiopie. En transit international, les charges locales sont généralement à la charge du transitaire du pays d’expédition. Ce principe n’est pas respecté ici, et cela pénalise les acteurs djiboutiens.
Où en est-on avec la digitalisation des procédures douanières ?
Depuis le 15 décembre dernier, la digitalisation à Djibouti a permis de grands progrès pour l’export. Cela a réduit les délais et amélioré la gestion documentaire. Cependant, l’absence d’interconnexion avec le système douanier éthiopien oblige nos transitaires à reconstituer intégralement les manifestes. Une synchronisation automatique des données entre les deux systèmes permettrait d’éviter ces doublons.
Cette interconnexion est-elle en projet ?
La douane djiboutienne y est favorable. Mais côté éthiopien, il y a une certaine réticence à ouvrir l’accès à leur système. Cette position ralentit les flux et augmente les délais. Nous plaidons pour un T1 unique, qui couvrirait tout le trajet du conteneur sans duplications administratives.
Qu’en est-il de l’utilisation de Sydonia [1] et Djibouti Port Community System (DPCS) [2] ?
Il y a eu des difficultés initiales, mais aujourd’hui les opérateurs se sont bien adaptés. Même si deux systèmes coexistent, cela ne bloque plus les opérations. Une plateforme unique serait un plus, mais ce n’est pas urgent.
Le transport ferroviaire est-il une opportunité ?
Clairement. Le train est 30 % moins cher que la route et plus rapide. Mais un point faible reste la documentation : les informations relatives aux numéros de wagon, et conteneur n’arrivent pas fréquemment avant le départ du train, souvent en retard, voire après le départ ou l’arrivée du train, ce qui désorganise l’entrée des marchandises au port. Heureusement, la douane djiboutienne accepte aujourd’hui les documents numériques, ce qui facilite grandement le processus.
Quels sont les risques en cas de mauvaise coordination ?
Les manquements des transitaires éthiopiens peuvent entraîner de graves conséquences : un conteneur non déclaré à temps, une réservation mal faite, et c’est tout un chargement bloqué. Avec les tensions géopolitiques actuelles - attaques des Houthis, détournements maritimes, etc-, les marges de manœuvre sont faibles. La coordination est plus que jamais essentielle.
Les agences maritimes sont-elles vos partenaires ou vos concurrents ?
Ce sont des partenaires naturels. Elles sont propriétaires des conteneurs, opèrent déjà dans le multimodal, et sont implantées ici même à Djibouti. Il est dans notre intérêt de nouer des partenariats solides avec elles. Par exemple, notre collaboration avec Ethiopian Shipping Line (ESL) est un modèle de coopération. Nous devrions reproduire cela avec les agences maritimes et les autres opérateurs multimodaux éthiopiens.
Malheureusement, certaines agences nous voient encore comme des rivaux. C’est une erreur stratégique. Nous sommes complémentaires. En revanche, l’Ethiopian Railway (EDR), qui cumule sur le marché éthiopien les fonctions de transporteur ferroviaire et de transitaire, constitue un véritable risque. EDR contrôle le flux, le transport et le prix. Sans compter le monopole de la marchandise transit fret export sur ses wagons. Cette position dominante peut déséquilibrer tout l’écosystème logistique du rail pour marginaliser la route, voire l’ensemble des prestataires privés.
Nous devons nous montrer pragmatique, notamment en construisant une alliance solide entre agences maritimes et corporation des transitaires djiboutiens pour offrir un service encore plus compétitif, et durable à EDR.
Je crois savoir que vous souhaitez remettre au goût du jour une proposition ancienne concrète pour améliorer le transit ?
Cette idée n’est pas nouvelle. L’Autorité des ports et des zones franches de Djibouti avait, il y a plus de quinze ans, proposé aux exportateurs éthiopiens une solution concrète : un entreposage gratuit en zone franche pour prépositionner les marchandises avant embarquement. Malheureusement, cette initiative est restée largement sous-utilisée, révélant que les principaux blocages relevaient moins des infrastructures portuaires que d’un manque d’anticipation et de coordination entre les acteurs logistiques.
Aujourd’hui, dans un contexte de pression accrue sur les chaînes d’approvisionnement, il devient urgent de relancer et d’optimiser cette option. L’ATD propose ainsi de mettre en place une zone d’entreposage pour les conteneurs pleins en attente d’embarquement, ainsi que pour les conteneurs vides ou destinés à être rechargés. Une telle mesure permettrait de désengorger les terminaux, de sécuriser les délais et de fluidifier les flux logistiques. Elle pourrait également être valorisée auprès des compagnies maritimes, tout en offrant la possibilité de réutiliser sur place les conteneurs vides pour des produits comme le café ou d’autres exportations stratégiques.
Quelle est la position de l’ATD concernant la demande d’agrément de transit d’EDR à Djibouti ?
Nous avons été alertés par plusieurs membres de notre corporation. Nous suivons de près ce dossier en coordination avec les autorités. L’activité visée par EDR concerne uniquement le transport ferroviaire, alors que l’ATD couvre le multimodal. Ce n’est donc pas une intrusion directe, mais nous restons vigilants, envisageons par ailleurs d’élargir nos services pour le fret ferroviaire à l’unimodal.
Nous saluons la décision de l’Autorité des ports et des zones franches, qui a rejeté la demande d’agrément d’EDR, ainsi que le soutien du ministère des Infrastructures. En parallèle, nous avons adressé un courrier officiel au ministre en date du 20 février 2025, pour exprimer notre préoccupation quant à l’impact d’un tel agrément sur l’économie nationale.
EDR pourrait assurer seul ses opérations de dédouanement, ce qui marginaliserait les PME locales du secteur. Ce serait un coup dur pour l’emploi et pour la souveraineté économique de Djibouti.
L’Autorité des ports a publié une clarification suite à un article du magazine « The Reporter » [3]. Quels enseignements en tirez-vous ?
La clarification publiée par l’Autorité des ports a permis de délivrer une information plus conforme à la vérité et rectifier certains faits. Elle rappelle que tous les contrats d’exportation fonctionnent sur la base du FOB, ce qui laisse à l’acheteur le choix de la compagnie maritime – souvent jusqu’à trois – afin d’assurer souplesse et réactivité ; cela explique que les éventuels délais désignation des transporteurs ne sauraient être imputés à l’Autorité portuaire.
Ensuite la règle internationale, des « 12 heures », oblige les exportateurs à déposer leurs conteneurs au terminal au moins douze heures avant l’arrivée du navire ; les retards signalés résultent donc davantage d’un manque d’anticipation des exportateurs que de lenteurs administratives du port. Par ailleurs, l’absence de communication entre les chauffeurs, les transitaires éthiopiens et les armateurs sur les horaires d’arrivée des camions met en lumière une défaillance opérationnelle en amont ; bien que l’Autorité des ports n’intervienne pas dans ces transactions commerciales, cette observation renforce notre proposition de mettre en place un guichet unique de suivi et d’information partagée avec les entreprises éthiopiennes.
Enfin, l’Autorité n’a pas manqué de rappeler que le connaissement relève des banques et des compagnies maritimes, tout en soulignant que les tarifs portuaires à l’export n’ont pas évolué depuis vingt ans, offrant ainsi un cadre stable et compétitif aux exportateurs éthiopiens. Au total, ces précisions montrent que les infrastructures et les règlementations sont conformes aux standards internationaux ; les difficultés constatées tiennent surtout à la coordination et à la maîtrise des flux en mode « juste à temps » imputables uniquement aux entreprises éthiopiennes.
Quelle est la prochaine étape ?
Le bureau de l’ATD reste mobilisé. Nous travaillons avec les autorités pour garantir un cadre réglementaire équilibré. Nous remercions nos membres pour leur vigilance et leur solidarité. Toute tentative de contournement sera signalée, et nous sommes prêts à organiser des réunions de coordination pour défendre les intérêts du secteur.
Propos recueillis par Mahdi A.
[1] Ce logiciel statistique, installé dans la CEDEAO au début des années 1980, est « devenu le principal système informatique douanier mondial ».
[2] Ce portail accessible en ligne (www.dpcs.dj) « vise à tirer parti de la technologie pour simplifier, connecter et rationaliser […] les différents processus liés à l’importation/exportation à travers les ports, les aéroports, le rail et le corridor ».
[3] Helen Tesfaye, « Exporters, logistics operators decry logistical, bureaucratic hurdles in Djibouti », The Reporter,4/1/2025.