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Les difficultés de l’Éthiopie à Lamu
par Mahdi A., juin 2024 (Human Village 51).
 

L’Éthiopie a décidé de diversifier les ports qu’elle utilise pour ses importations et ses exportations, notamment en mettant en concurrence les différents acteurs régionaux. C’est sans aucun doute une pratique de bon père de famille, qui veille à ne payer que le juste prix. Djibouti, qui assurait jusqu’à 95% des importations et des exportations maritimes de l’Éthiopie, a pris note de cette nouvelle politique menée par le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. Cependant, au vu de l’importance du trafic éthiopien sur l’activité de nos ports, on ne peut que s’interroger : dans quelle mesure Djibouti sera-t-elle impactée par ce Big Bang logistique en cours en Éthiopie ?
Nous avions interrogé le président de l’Autorité des ports et des zones franches, Aboubaker Omar Hadi, sur l’impact pour notre pays de cette nouvelle politique éthiopienne et la création de nouveaux circuits d’approvisionnement. Il avait expliqué comprendre la volonté de notre voisin de diversifier ses voies d’approvisionnement, ajoutant que de notre côté nous n’étions pas restés sans rien faire. Depuis plusieurs années, nous travaillons à une anticipation stratégique afin de de ne pas nous laisser surprendre. C’est pourquoi nous diversifions les services et les activités portuaires, les gammes de produits, la zone économique spéciale de PK23, Djibouti Shipping Company, la transformation de l’ancien port en un centre d’affaires et résidentiel haut de gamme, le renforcement du modèle sea-air cargo, l’acquisition d’un outil de réparation navale - une sorte de garage flottant -, le développement des ressources énergétiques et aquifères propres, afin d’améliorer nos capacités de résilience et notre souveraineté.
Il faut aussi considérer la future zone de Damerjog, avec un terminal pétrolier d’une capacité de quinze millions de barils annuels dans sa première phase. Sa chalandise n’est pas uniquement locale, ou même régionale, mais tous ceux qui voudront acheter du carburant, qu’ils soient en Afrique ou au large. Djibouti est déjà bien positionnée sur ce vaste marché de station de combustible pour les navires de haute mer.
« Il est légitime pour l’Éthiopie de vouloir rechercher des débouchés diversifiés pour ses produits. Nos statistiques commerciales pour 2023 montrent que l’Éthiopie a un volume d’importations six fois supérieur à celui de Djibouti, malgré le contraste frappant en termes de taille de population : l’Éthiopie a une population de 120 millions d’habitants contre un million pour Djibouti.
Seulement 37% des marchandises transitant par les ports de Djibouti sont liées aux importations et exportations éthiopiennes, contre 17% pour le marché djiboutien. Ces données démontrent sans équivoque que les ports de Djibouti ne servent pas seulement au trafic éthiopien, mais fonctionnent également comme une plaque tournante de transbordement et de redistribution pour toute la région, du Soudan à l’Afrique du Sud. La structure tarifaire est accessible au public dans notre tariff book, mettant en évidence une disparité de coûts significative par laquelle les clients djiboutiens supportent des frais dix fois supérieurs à ceux des clients éthiopiens pour les droits portuaires de fret. Cette situation signifie essentiellement que nos ports subventionnent en réalité les activités d’importation et d’exportations éthiopiennes. C’est une des raisons pour laquelle je reste très serein sur la compétitivité de nos ports. L’Éthiopie est libre d’aller là où elle estime être le mieux servie. Pour notre part, nous restons convaincus que le client est “roi”, et qu’in fine, il optera pour les services portuaires répondant aux exigences de qualité, de délais de livraison et de prix. ».

Djibouti

Le client est « roi »…
Que dire de ce qui a été présenté un peu précipitamment par la presse kenyane comme une «  grande victoire pour le Kenya » [1] : l’importation par l’Éthiopie d’engrais agricoles par le port de Lamu ? Cette expérience a en réalité été amère pour l’Éthiopie !
Selon le media kenyan The Star, « c’est la première fois que l’Éthiopie importe des marchandises par le port de Lamu depuis sa mise en service il y a trois ans. Au cours des derniers mois, une délégation éthiopienne a évalué la viabilité du corridor de transit Lamu Port-South Sudan-Ethiopia (Lapsset). Depuis de nombreuses années, l’Éthiopie utilise principalement les ports de Djibouti et de Mombasa.
Samedi, un navire éthiopien, MV Abbay II, a commencé à décharger 60 000 tonnes d’engrais en vrac.
Le directeur général de la Kenya Ports Authority, William Ruto, a déclaré qu’il s’agissait de la plus importante cargaison d’engrais en vrac à avoir accosté au Kenya. “En effet, cela témoigne de nombreuses années de planification, de dévouement et de travail acharné pour faire du port de Lamu une plaque tournante de la logistique dans la région”, a-t-il déclaré.
L’engrais a été ensaché dans le port, avant d’être chargé dans des camions en attente pour l’Éthiopie.
“Nous sommes reconnaissants et pensons qu’il s’agit du premier des nombreux navires transportant des marchandises à destination de l’Éthiopie que nous traiterons à l’avenir”, a déclaré M. Ruto. ».

La décision éthiopienne d’élargir ses débouchés portuaires doit se comprendre dans un contexte général : la situation post-covid, la guerre civile qui dure depuis 43 mois, la flambée des prix du fret maritime provoquée par la crise déclenchée par les Houtis au Bad el-Mandeb et en mer Rouge, une économie sclérosée qui ploie sous le poids de l’état d’urgence, des ressources en devises limitées qui entraînent des pénuries notamment pour les intrants indispensables aux productions manufacturières nationales, la dégradation de la note de la dette en devises internationales du pays par l’agence Fitch de « C » à « défaut partiel », la volonté politique de sortir de la dépendance à un seul corridor, tout en libéralisant le système multimodal en Éthiopie avec la fin du monopole du fret maritime d’Ethiopian Shipping & Logistique Services Entreprise (ESLE) et l’ouverture du marché à trois nouvelles entreprises privées.
Le media éthiopien The Capital confirme une timide nouvelle orientation logistique : « Au cours de l’exercice budgétaire indiqué, les navires de l’ESL ont jeté l’ancre à Massawa, Berbera, Mombasa et dans d’autres ports. L’ESL s’est fixé pour objectif d’étendre ses services au commerce transfrontalier en augmentant le nombre de navires appropriés. » [2].

Lamu

Mise en concurrence des ports régionaux
Le plus grand navire de la flotte d’Ethiopian Shipping & Logistique Services Entreprise (ESLE), Abbay II [3], a accosté pour la première fois au port de Lamu dans la nuit du 8 mai dernier. Il venait y décharger 60 000 tonnes d’engrais agricoles. Cette marchandise a été ensachée dans des sacs de 25 kilos, puis chargée sur des milliers de camions avant d’être acheminées par la route jusqu’à Addis Abeba, soit une distance de 1700 kilomètres dont 677 en territoire kenyan.
Pour accueillir le vaisseau amiral de la flotte éthiopienne, les autorités portuaires de Lamu se sont pliées en quatre, puisque, ce port en quasi sommeil depuis son inauguration n’avait auparavant réalisé qu’une seule fois la manipulation d’engrais. Pour répondre à la demande, comme le souligne un media kenyan, elles auraient engagé d’importants investissements.
« L’arrivée du MV Abbay II coïncide avec l’acquisition récente par la KPA de trois grues portiques navire-terre, un investissement destiné à améliorer l’efficacité opérationnelle du port commercial.
La cargaison d’engrais sera rapidement déchargée et emballée sur le quai avant d’entamer son voyage par voie terrestre à travers le corridor jusqu’à la ville de Moyale, puis jusqu’à sa destination finale en Éthiopie.
Afin de réduire sa dépendance à l’égard de Djibouti, l’Éthiopie, principal importateur via ce port, a précisé que le port de Lamu accueillerait les cargaisons d’engrais et de bétail. » L’auteur Gerald Andae ajoute que « néanmoins, la sous-performance actuelle du port de Lamu représente un défi pour le projet de corridor LAPSSET, qui repose sur des activités commerciales dynamiques dans le port. » [4].
En concluant, ainsi son article, Gerald Andae ne se doutait pas que ses craintes se seraient révélées à ce point justes… Muluken Yewondwossen, dans une publication de mars dernier, exprimait des inquiétudes similaires, pointant notamment des coûts opérationnels plus élevés qu’à Djibouti. « Comparé à Djibouti, l’utilisation du plus grand port du Kenya est plus coûteuse en raison de sa destination. » [5]. Et en effet, cette première expérience de déchargement du navire et d’ensachage de plus de 60 000 tonnes d’engrais agricoles n’a pas été de tout repos. Le navire Abbay II, arrivé le 8 mai au soir au port de Lamu, n’est parvenu que 23 jours plus tard, le 1er juin, qu’à 26 000 tonnes sur les 60 000 qu’il transporte. Le 1er juin, seules 940 tonnes ont été déchargées… Au rythme actuel, le navire n’aura achevé son déchargement que vers le 10 juillet.

Les principaux goulots d’étranglement
La raison de cette situation extraordinaire s’explique sans doute par le sous-équipement du port de Lamu, dépourvu de bras articulés modernes pour effectuer le déchargement de manière rapide, ou de bandes transporteuses comme à Djibouti. L’inexistence de silos ou de hangars adaptés au stockage de fertilisant, explique aussi sans doute pourquoi le port de Lamu vient de battre le record continental du plus mauvais rendement de déchargement de fertilisants… Les opérations d’ensachage, le chargement des camions, se font directement sur les quais, a même le navire, à l’ancienne. L’Ethiopian Shipping & Logistique Services Entreprise qui espérait optimiser ses charges logistiques en optant pour Lamu, voit au contraire ses coûts exploser, puisque les principaux leviers d’amélioration de la logistique à ce jour repose sur la réduction des délais d’attente et de déchargement pour limiter les frais d’immobilisation des vraquiers. Cette amélioration est liée notamment à la dimension des infrastructures portuaires, l’aménagement de quais capables d’accueillir et de décharger rapidement des navires vraquiers de très grande taille pour permettre des économies d’échelle. Dans la Corne de l’Afrique ces capacités logistiques n’existent qu’à Djibouti.

Comme il n’existe pas de voie ferrée entre Lamu et Addis Abeba, il n’est pas possible de combiner les moyens d’acheminement, contrairement à Djibouti. Il faut tout faire passer par des camions, qui représentent une part importante du coût des importations. Cette difficulté s’est ajoutée à l’insuffisance structurelle de véhicules de transports en Éthiopie, qui dispose d’une flotte d’à peine 13 000 véhicules. Le seul transport de l’engrais demande environ 2600 camions pour assurer les rotations depuis Djibouti (800 km). Par Lamu, le trajet est de 1700 kilomètres, plus du double, ce qui ne fait qu’aggraver la pénurie de camions. Le transport de Lamu à Addis est proche de 5000 dollars par camion de 25 tonnes, alors que de Djibouti à Addis il faut compter environ 2000 dollars pour 40 tonnes.
Les conditions météorologiques de ces dernières semaines, avec de fortes pluies et des glissements de terrain dans la région côtière du Kenya ont provoqué des pluies diluviennes et des crues soudaines. Les routes rendues grasses, et la fermeture de certains axes, ont contraint à limiter le chargement des camions, ce qui a engendré un nouveau retard important dans l’acheminement, sans compter les glissements de terrain qui ont entrainé la fermeture d’axes de circulations de marchandises.
Enfin, Djibouti bénéficie d’un avantage considérable en raison de sa position géographique. En effet, le navire qui venait du Maroc a dû parcourir 1 774 miles nautiques supplémentaires, soit 6 jours de navigation, pour atteindre Lamu. Au prix du marché celà représente environ de 40 000 $ par jour, soit un surcoût de 240 000$, auquel s’ajoute la même somme au retour vers le Maroc en passant par Bad el-Mandeb. Les seuls jours de navigation supplémentaires représentent une charge supplémentaire de 480 000 dollars par rapport à l’utilisation de Djibouti.
Le choix logistique paraît donc très coûteux, pas loin de 8 millions de dollars additionnel par rapport à l’utilisation de Djibouti. Cette expérience semble avoir ramené Ethiopian Shipping & Logistics à la raison, au vu du mémorandum qu’elle a signé le 3 juin dernier avec Ethio-Djibouti Railway (EDR) concernant l’utilisation des ports de Djibouti pour le fret éthiopien.

Lamu

Des alertes sur les risques
Des professionnels n’avaient pas manqué pour conseiller une transition logistique plus en douceur, mais apparemment en vain. « Malgré ces nouveaux développements, des voix du secteur affirment que la transition de Djibouti à Lamu nécessitera une planification et une coordination méticuleuses entre les deux pays. Les capacités logistiques de Djibouti, avec ses installations portuaires de pointe et son réseau ferroviaire fonctionnel, constituent une référence élevée que Port Lamu devra égaler. Ils préviennent que l’initiative stratégique de l’Éthiopie n’est pas sans inconvénients. Le transport de marchandises de Port Lamu à l’Éthiopie, qui s’étend sur près de 677 km jusqu’à la frontière entre l’Éthiopie et le Kenya, nécessite des infrastructures fiables et des solutions de transport efficaces. […]
Les vétérans de l’industrie logistique, dont Daniel Zemichael, ancien président de l’EFFSAA, ont souligné la nécessité de moderniser les infrastructures et d’harmoniser les politiques avec le Kenya. Il s’agit notamment d’augmenter la capacité de charge maximale des camions à la frontière et de mettre à jour les politiques d’assurance, qui sont des étapes essentielles pour garantir le bon déroulement des opérations commerciales dans le port de Lamu. Il soutient l’idée de diversifier l’accès, en particulier pour faciliter les expéditions de produits essentiels comme les engrais ou l’aide dans des circonstances exceptionnelles telles que les attaques en cours contre les navires par les milices houthis au Yémen.
“La mer Rouge préoccupe tout le monde”, a déclaré M. Daniel. Selon lui, la capacité actuelle de Lamu est bien adaptée au transport d’engrais. Toutefois, il a souligné le rôle crucial de l’investissement privé dans les ports de Lamu et de Berbera pour une réussite à long terme et précisé que “La prévoyance stratégique dans le protocole d’accord sera cruciale”.
Daniel Zemichael recommande une planification prudente pour tirer parti du potentiel de réduction des coûts logistiques offert par le port de Lamu » [6].

Selon de hauts fonctionnaires kenyans, le gouvernement éthiopien a insisté pour utiliser Lamu alors que ce port n’était pas prêt. Un homme d’affaires éthiopien nous a également confié sous le sceau du secret que ce serait Abiy Ahmed qui aurait poussé à utiliser Lamu pour « donner une leçon à Djibouti », mais qu’en raison du désastre financier, il rejetterait la faute sur le ministre de l’agriculture Girma Amante et celui des transports Dengue Boru.
A titre de comparaison, l’Abbay II a accosté au quai 4 du DMP dans la soirée du 1er février 2024 [7]. Le déchargement de 60 000 tonnes, commencé le 2 février, avaient été réalisés en 17 jours, soit une moyenne de 3530 tonnes par jour, avec un pic à 4822 tonnes. Le navire est reparti le 18 février 2024.

L’agriculture représente 40 % du PIB éthiopien et emploie 75% de la population active. Pour être performante, elle est totalement tributaire de l’accès aux intrants [8]. Ces retards affecteront sévèrement la période d’ensemencement qui prend fin en juillet en Éthiopie. Ce qui n’est pas sans risque, si l’on se rappelle que des retards de livraison, et donc une grave pénurie d’engrais vitaux aux petits exploitants agricoles du pays, ont déjà causé d’importantes perturbations et donné lieu à des manifestations de grande ampleur dans tout le pays, notamment en Amhara et en Oromia [9].
Sans compter que les temps d’attente à quai du navire, représentent une perte financière conséquente. À Djibouti, il n’a pas excédé 17 jours contre 2 mois à Lamu. La comparaison des performances portuaires réelles dans la région réalisée par le gouvernement Abiy est une belle opportunité pour les services logistiques et douaniers djiboutiens. Comme le disait justement Aboubaker Omar Hadi, « le client est “roi”, et […] in fine, il optera pour les services portuaires répondant aux exigences de qualité, de délais de livraison et de prix ».

Mahdi A.

Djibouti
Ethiopia’s difficulties in Lamu

[1Charles Mghenyi, « Big win for Kenya as Ethiopia imports fertiliser through Lamu Port », Star.co, 13 mai 2024.

[2Muluken Yewondwossen, « ESL targets higher revenues as waivers cease », Capital Ethiopia, 11 septembre 2023.

[3ESL a acquis l’Abbay II en échangeant ses tout premiers pétroliers, Bahir Dar et Hawassa contre ce transporteur de vrac sec ultramax (Muluken Yewondwossen, « ESL sets sail toward expansion with new ultramax vessels », Capital Ethiopia, 22 avril 2024).

[4Gerald Andae, « Djibouti Hit as Ethiopia Shifts Transit Cargo to port of Lamu », Business Day Africa, 14 mai 2024.

[5Muluken Yewondwossen, « Ethiopia explores fertilizer imports via Kenya’s Lamu Port », Capital Ethiopia, 25 mars 2024.

[6« From Djibouti grip to kenya embrace », Addis Fortune, 3 février 2024.

[8Samuel Bogale, « Fertilizer dependency haunts farmers », Reporter Ethiopia, 7 mai 2022

 
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