Le président de l’Autorité des ports et zones franches (APZFD), Aboubaker Omar Hadi, nous a accordé deux entretiens. En nous rendant à ces rendez-vous en fin d’année dernière, nous étions curieux de savoir qui se cache derrière ces lunettes et cette tête bien faite, mais aussi d’échanger sur les enjeux portuaires et les ambitions régionales de notre pays dans ce secteur.
Lorsqu’il nous reçoit dans son bureau d’angle, perché à l’avant-dernier étage d’une tour de 15 étages, occupée en partie par certaines des nombreuses sociétés qu’il dirige, la première chose qui interpelle le visiteur c’est la vue impressionnante. Un immense espace s’étend sous nos yeux, à perte de vue, jusqu’à la façade maritime en contrebas. On saisit tout de suite la portée de l’ambition logistique dont Aboubaker Omar Hadi a la responsabilité. Il a la même stratégie que Dubaï, son modèle : il construit une structure à vocation mondiale, rentable et incontournable, au croisement de trois continents, au cœur du détroit stratégique de Bab el-Mandeb. Il passe d’une idée à l’autre au gré de ses fulgurances. Une compilation de choses vécues, drôles et touchantes, au cours de ces entretiens dans lequel ce grand stratège, féru de calembours, n’élude aucun sujet.
Petite indiscrétion : amateur de viande de chameau, il invite ses principaux collaborateurs à un déjeuner de travail tous les jeudis, pour échanger de manière conviviale sur les difficultés rencontrées, les avancées attendues, les projets en attente, bref renforcer la cohésion de groupe, jauger l’investissement et l’engagement de chacun dans les responsabilités confiées. Une technique de management qui mériterait d’être reproduite, à l’aune de la cordialité des échanges constructifs auxquels nous avons pu assister.
Les tarifs portuaires de Djibouti
À propos de la polémique sur le coût pour le fret éthiopien du passage en République de Djibouti, lancée par le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed en octobre dernier. Aboubaker Omar Hadi expose la situation réelle : nos tarifs ne sont pas élevés. Il prête une oreille attentive aux commentaires des médias éthiopiens et internationaux, qui reprennent sans vérification les mêmes chiffres. Il explique en détail pourquoi il conteste cette tartufferie servie à la presse internationale, et regrette qu’elle ne vérifie pas auprès des autorités portuaires djiboutiennes si les tarifs et montants annoncés sont corrects.
« Tous les commentaires que j’ai lus ou entendus sont évidemment basés sur des éléments erronés. Aucun fact checking n’a été réalisé par les journalistes, quasiment tous se sont contentés de répéter les éléments de langage sur une tarification élevée qui pénaliserait le développement économique de l’Éthiopie. La presse a mentionné un montant perçu par notre pays pour la logistique du fret éthiopien entre 1,5 et 2 milliards de dollars américains. C’est archi faux, je veux être très clair là-dessus ! Je tiens nos livres comptables ouverts à quiconque veut confronter les déclarations intempestives à des faits chiffrés, transparents, et audités annuellement par des cabinets internationaux. Notre prix CAF (coût, assurance, fret) est de 2,5%. Notre tarification suit les standards des principaux ports internationaux, et même, au niveau régional, nos tarifs de services portuaires sont les plus compétitifs et de loin. Le calcul est très simple : l’Éthiopie importe/exporte pour environ 17 milliards de dollars annuellement, nos ports facturent 450 millions de dollars pour leurs prestations. Je ne peux pas facturer moins, je ne vais quand même pas travailler gratuitement ».
D’où vient la différence entre ces estimations du coût du fret éthiopien ?
« Plutôt que d’argumenter logiquement à partir de vérités établies, certains préfèrent jeter en pâture des boucs émissaires à l’opinion. De mon point de vue, la confusion vient de ce que les coûts facturés par les services portuaires djiboutiens et ceux imputés par les opérateurs logisticiens éthiopiens sont apparemment confondus.
Les transitaires éthiopiens qui travaillent depuis l’Éthiopie collaborent avec des agents commissionnaires auprès des douanes djiboutiennes, qui doivent acquitter, pour le compte de leur client, une somme de 325 ou 646 US$ pour chaque conteneur qu’ils enlèvent du port de Djibouti, selon qu’il mesure vingt ou un quarante pieds… Ces commissionnaires aux douanes, outre établir la documentation de sortie de la marchandise des ports, et remettre in fine les documents de circulation T1 aux transporteurs de leurs clients afin qu’ils puissent acheminer la marchandise par voie routière ou ferroviaire, servent de banque à l’économie éthiopienne. Le transitaire éthiopien, lui, devra seulement réceptionner les produits à la plateforme logistique de l’entreprise d’État éthiopienne Shipping Lines (ESL) de Modjo, à 64 kilomètres d’Addis Abeba. Il n’a pas à supporter immédiatement les charges portuaires ni à régler d’avance les frais des services des commissaires aux douanes djiboutiennes qui sont de 50 ou 70 US$ en fonction de la taille du conteneur. Ils ne se gênent pas cependant pour facturer au client éthiopien final, en sus des sommes précitées, autour de trois ou quatre fois le montant de la facture du commissaire en douane djiboutien. Or, ce dernier devra prendre son mal en patience plusieurs mois avant de recevoir son règlement. Contrairement à Djibouti, il n’existe pas en Éthiopie de grille tarifaire fixée par la règlementation pour limiter la rémunération des commissaires en douanes. Le grand écart du prix des prestations de service du transit est à rechercher dans les livres de comptes des transitaires éthiopiens selon moi. »
Le fret routier, un monopole éthiopien
À qui profite le transport du fret éthiopien par camion, à l’import comme à l’export ?
« C’est un marché contrôlé à 97% par des entreprises éthiopiennes. C’est une réalité connue de tous, cette affirmation ne surprendra personne. Sur une flotte de près de 11 000 camions sur le corridor Djibouti-Éthiopie, à peine 300 véhicules appartiennent à des Djiboutiens. Donc, moins de 3% de cette activité profite aux opérateurs djiboutiens. On parle d’un marché de 1,02 milliard de dollars ! Comment arrive-t-on à cette estimation me direz-vous ? C’est un calcul assez simple : le transporteur facture 60 dollars la tonne de marchandise chargée en direction de l’Éthiopie, et comme le volume de fret export/import est de 17 millions de tonnes par an, on arrive à ce montant d’un peu plus d’un milliard de dollars américain.
Vous pouvez additionner tous les frais que vous voulez, mais l’ensemble des revenus de la partie djiboutienne n’excède pas 450 millions US$. Les autres montants cités dans la presse sont injectés directement dans l’économie éthiopienne, et c’est d’autant plus vrai que, pour des raisons de devises, les dépenses liées à l’activité, à savoir le carburant, les pneus, les pièces pour les réparations, sont réalisées par les transporteurs sur le marché éthiopien. »
Face à ces éclaircissements, on ne peut s’empêcher de poser une question : quels sont les objectifs du gouvernement éthiopien avec cette accumulation de contre-vérités sur notre hub logistique ? Cette campagne de désinformation ne nuit-elle pas à l’image de notre pays ?
Prudent, Aboubaker Omar Hadi, botte en touche et renvoie la patate chaude : « Il ne m’appartient pas d’avoir un avis, même une interprétation à proposer. Moi, je suis un logisticien, pour les questions politiques, il faut voir les personnes plus pertinentes sur la question, par exemple [le ministre des Affaires étrangères] Mahmoud Ali Youssouf. »
Sa réaction en retrait ne manque de déclencher un petit sourire, ayant en mémoire, la passe d’armes autour d’un tweet, banal et en apparence porteur d’un message de paix, publié par Aboubaker Omar Hadi depuis son compte personnel, sur la politique intérieure d’un pays de la région. Il est de notoriété publique qu’à la suite de cette tempête dans un verre d’eau il ne tweete plus que sur des sujets qui concernent directement et uniquement ses attributions.
Concernant le chemin de fer, qu’est-ce qui explique que notre pays a entamé une restructuration de la dette ferroviaire auprès de son bailleur, l’EXIM Bank de Chine. Est-ce à dire que notre pays a eu tort, en se lançant dans ce si lourd investissement ? Les résultats d’exploitation ne suivent pas, et donc n’est-il pas bancal ?
« Je vais être très franc avec vous, je vais vous faire l’aveu d’une aberration. Nous avons construit dans le cadre d’une joint-venture avec le gouvernement éthiopien, un chemin de fer de 756 kilomètres – dont 82 km sur notre territoire -, pour relier nos ports, au terminal de dispatching éthiopien de Modjo, pour un coût total de 3,4 milliards de dollars. Cette ligne électrifiée permet de faciliter le transit des importations éthiopiennes. L’ouvrage est opérationnel depuis sa mise en service le 1er janvier 2018 et achemine une part de plus en plus conséquente du fret éthiopien. Toutefois il y a un bémol, une difficulté, l’impossibilité pour l’heure, du double stack container. Notre projet financier a été conçu pour réaliser des transports de marchandises avec des wagons spéciaux porte-conteneurs pouvant supporter sur chaque essieu une charge de 22,5 tonnes. Concrètement une charge totale de 90 tonnes par wagon, permettant de transporter deux conteneurs posés l’un sur l’autre. On n’en est pas là. Cela rend malheureusement notre infrastructure sous exploitée, du fait que nous transportons sur deux trains ce que nous aurions dû transporter sur un seul. La raison de ce dysfonctionnement est la hauteur du câble électrique d’alimentation, posé à huit mètres au-dessus du rail sur tout le tracé… Pour le double stack container, il fallait installer le câble électrique à dix mètres de hauteur. Lorsque je m’en suis rendu compte, les bras m’en sont tombés. Ce fut à l’occasion d’une réunion réunissant toutes les parties concernées, un peu avant la fin du chantier, au niveau du poste frontalier de Galileh. Il n’aurait pas été possible de monter à dix mètres les câbles d’alimentation du train à cause du croisement, sur un point unique, du rail avec une caténaire de la ligne aérienne haute tension de l’interconnexion avec l’Éthiopie… J’ai été atterré en l’apprenant : on investit des sommes conséquentes pour accroitre la capacité du réseau avec des technologies de pointe et des infrastructures de qualité, dans l’ambition de desservir la région entière, et au final on se retrouve avec un transport du fret par rail légèrement plus cher que le transport routier. Une absurdité, alors que dans le monde entier le rail est moins coûteux que la route. Maintenant, il n’y a pas le choix, il s’agit d’investir en capacité, pour réduire les charges d’exploitation, c’est indispensable. Pour ce faire, monter les câbles d’alimentation à dix mètres, et rehausser la hauteur du câble de haute tension de l’interconnexion ».
« J’ai une anecdote qui parle d’elle-même pour aider à mieux saisir les enjeux liés au double stack container. Durant une mission officielle aux États-Unis du chef de l’État, nous avions visité le port de Baltimore. Son directeur nous a expliqué que pour lutter contre la concurrence des autres ports de la côte Est - Philadelphie, Atlanta, New-York -, il avait été obligé pour moderniser ses infrastructures et s’adapter à l’essor du multimodal et aux services offerts par ses concurrents, de passer au double stack container par rail. Pour ainsi doubler la capacité de transport de l’infrastructure ferroviaire, il avait dû investir dans un nouveau tunnel ferroviaire […]. Raccorder la ligne au nouveau tunnel de plus gros gabarit a coûté 800 millions de dollars… C’est une chance, notre ouvrage n’est pas confronté à ce type de difficulté. »
Concernant le coût total de cet investissement additionnel, Aboubaker Omar Hadi réagit avec un discret haussement de sourcils pour nous signifier ensuite que… « Rien n’a été mis en œuvre pour en connaitre une estimation ». Nous pensions pourtant avoir compris qu’il y avait urgence si l’on souhaitait tirer profit du rail avec l’Éthiopie : « Il vous faudra saisir notre partenaire Ethiopian Railway Corporation pour répondre à cette interrogation, Djibouti n’est qu’un actionnaire minoritaire de la joint-venture Ethio-Djibouti Standard Gauge Rail Transport S.C [1] qui lie les deux États. Pareillement je ne comprends pas que l’on n’aille pas plus vite pour mobiliser les ressources pour augmenter le parc d’engins de transport. Nous pourrions faire circuler dix, voire douze trains double stack container quotidiennement, mais aussi du fret carburant. Il y a un blocage, des réticences inexpliquées de la part de l’actionnaire majoritaire à aller de l’avant pour résoudre ces difficultés, qui permettraient pourtant de donner un véritable élan à notre compagnie commune ».
Forcément l’incompréhension domine, qu’est-ce qui peut bloquer le démarrage de l’étude, étape indispensable pour évaluer les ressources nécessaires pour optimiser le trafic par rail. Serait-il possible qu’un puissant lobby d’opérateurs routiers éthiopiens puisse freiner l’essor du transport de marchandises par rail ? Aboubaker Omar Hadi n’a pas voulu aller aussi loin. Il indique juste qu’il ignore les motifs de ce trop long retard à réagir pour améliorer l’existant et rendre plus performante la ligne ferroviaire.
Concernant la volonté affichée par l’Éthiopie de créer de nouveaux circuits d’approvisionnement, et d’éventuelles craintes pour l’avenir de Djibouti comme nœud logistique, il s’est montré confiant.
« Il est légitime pour l’Éthiopie de vouloir rechercher des débouchés diversifiés pour ses produits. Nos statistiques commerciales pour 2023 montrent que l’Éthiopie a un volume d’importations six fois supérieur à celui de Djibouti, malgré le contraste frappant en termes de taille de population : l’Éthiopie a une population de 120 millions d’habitants contre un million pour Djibouti.
Seulement 37% des marchandises transitant par les ports de Djibouti sont liées aux importations et exportations éthiopiennes, contre 17% pour le marché djiboutien. Ces données démontrent sans équivoque que les ports de Djibouti ne servent pas seulement au trafic éthiopien, mais fonctionnent également comme une plaque tournante de transbordement et de redistribution pour toute la région, du Soudan à l’Afrique du Sud. La structure tarifaire est accessible au public dans notre tariff book, mettant en évidence une disparité de coûts significative par laquelle les clients djiboutiens supportent des frais dix fois supérieurs à ceux des clients éthiopiens pour les droits portuaires de fret. Cette situation signifie essentiellement que nos ports subventionnent en réalité les activités d’importation et d’exportations éthiopiennes. C’est une des raisons pour laquelle je reste très serein sur la compétitivité de nos ports. L’Éthiopie est libre d’aller là où elle estime être le mieux servie. Pour notre part, nous restons convaincus que le client est “roi”, et qu’in fine, il optera pour les services portuaires répondant aux exigences de qualité, de délais de livraison et de prix. »
Si ce n’était pas suffisant pour nous rassurer, notons que dans notre pays, depuis plusieurs années est née une réflexion permanente sur les enjeux de l’anticipation stratégique et la manière de ne pas se laisser surprendre. Cela se fait notamment en diversifiant les services et les activités portuaires, les gammes de produits, comme la zone économique spéciales de PK23, Djibouti shipping company, la transformation de l’ancien port en un centre d’affaires et de résidence haut de gamme, le renforcement du modèle sea-air cargo, l’acquisition récente d’un outil de réparation navale - sorte de garage flottant -, le développement de ressources énergétiques et aquifères propres de manière intensive pour des raisons de résilience et de souveraineté. De même, la future zone de Damerjog, avec son terminal pétrolier d’une capacité de quinze millions de barils annuels dès sa première phase, et dont l’objectif n’est pas forcément l’approvisionnement local, ou même la région, mais de vendre de l’essence à tous ceux qui voudront l’acheter, qu’ils soient en Afrique ou au large, puisque Djibouti est déjà bien positionnée dans ce vaste marché de station d’essence pour les navires en haute mer.
Ces questions de diversifications de notre économie sont encouragées par le FMI et la Banque mondiale. C’est la raison pour laquelle Djibouti étudie avec toute la rigueur nécessaire les différentes options, tenant compte notamment des aléas géopolitiques et donc de la gestion optimale de ses infrastructures.
Djibouti continuera à investir dans sa transformation affirme Aboubaker Omar Hadi, « En construisant des investissements plus écologiques, en s’appuyant sur l’IA pour faire émerger une économie, pour stimuler l’innovation et donc réduire le coût du fret. C’est notamment pour cela que de nouveaux portiques ont été installés. Cette installation est fondamentale pour tenir les coûts, les délais et rendre viable l’architecture même de notre place logistique en s’adaptant à la taille des nouveaux navires ».
Durant ces échanges, instructifs et passionnés, Aboubaker Omar Hadi s’est efforcé de rester à distance de la politique. Il n’est pourtant pas inutile, face aux contre-vérités qui prospèrent, de rappeler quelques évidences. Sa démonstration a de quoi balayer les critiques émises par certains. Notre pays a déjà relevé des défis jugés impossibles par le passé. Sa capacité à mener à bien la diversification de son économie à travers de nouveaux projets créateurs de richesses et d’emplois dans un délais raisonnable ne devrait pas être sous-estimée.
Mahdi A.
Human Village poursuivra la publication de ses échanges avec le président de l’Autorité des ports et des zones franches, Aboubaker Omar Hadi, dans deux autres articles à paraître prochainement.
[1] Wikipedia, Addis Ababa–Djibouti Railway