La guerre en Ukraine a remis au premier rang des priorités européennes la question de sa défense et, entraîné une mutualisation des moyens militaires, qui se développent considérablement par ailleurs. Les Vingt-Sept, désireux d’accroître leurs moyens stratégiques, ont renforcé le cadre de la coopération structurée permanente, en particulier concernant les bases et les forces européennes prépositionnées, notamment à Djibouti.
La victoire à la présidentielle d’Emmanuel Macron, qui défend activement une autonomie stratégique européenne, affermit cette tendance. Il a maintenant les coudées franches pour négocier un nouvel accord de défense entre la République de Djibouti, la France, mais aussi probablement au nom de l’Union européenne puisque l’opération européenne Atalante (EUNAVFOR) prend fin au même moment, le 31 décembre 2022.
Il s’agit de redéfinir profondément les termes de la relation entre Djibouti et la France. Djibouti reste une position stratégique pour la France. Emmanuel Macron veut en faire non seulement « le bouclier au loin » de l’Europe – avec ce que cela implique comme risques en cas de conflit mondial, et ses répercussions évidentes en désolation et fracas sur notre sol pour préserver l’Europe des affres de la guerre – ainsi qu’un effet de levier pour le complexe militaro-industriel hexagonal qui escompte utiliser ses emprises militaires, comme centres de formation et showroom de ses produits. Mais ce n’est pas tout. À travers la notion de co-basing, la France entend faire profiter de ces installations militaires autonomes toutes les puissances avec lesquelles elle est liée par des accords de coopération militaire, sans devoir à en référer à quiconque. Ce qui induit de transformer notre territoire en « Hub militaire » comme l’a déclaré le ministre de l’Europe et des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian en commission parlementaire.
Djibouti, « Hub militaire » de la France ?
À l’heure actuelle une offre est sur la table, mais la décision de l’accepter, tout ou en partie, est du seul ressort du chef de l’État, Ismail Omar Guelleh. Djibouti et la France n’ont pas encore trouvé un accord sur les différents points en discussion, y compris la contribution financière en contrepartie de l’utilisation des emprises militaires dans le pays et les nouvelles ambitions de la défense française pour ces installations.
De nombreux éléments laissent penser que la principale difficulté tourne autour de la question de souveraineté. Qui se rappelle de l’incident de l’aéroport de Djibouti le 11 avril 2015, où deux avions militaires émirats avaient utilisé l’espace aérien djiboutien, avec l’assentiment de l’armée française dans le cadre des accords de coopération entre ces deux pays. Après leur atterrissage à l’aéroport, ils avaient été directement dirigés vers le taxi way de la base aérienne 188 par les aiguilleurs de l’armée française. L’un des pilotes émirats avait refusé d’obtempérer aux injonctions d’un officier djiboutien venu jusqu’à l’appareil, estimant ne pas avoir de compte à lui rendre puisqu’il se trouvait à l’intérieur d’une structure militaire française. Cela avait été à l’origine d’un grave incident diplomatique avec Dubai. C’est cet épisode qui avait conduit Djibouti à prendre des mesures pour gagner en autonomie dans la maitrise de son ciel, notamment en formant des aiguilleurs et en se dotant d’un radar moderne en 2019 pour ne plus être dépendant des informations transmises par les aiguilleurs militaires français installés à la tour de contrôle de l’aéroport international de Djibouti.
Un autre exemple apporte un éclairage sur les possibles questions de souveraineté qui bloquent le renouvellement du traité militaire. La France a signé le 10 mars 2018 des accords militaires de coopération opérationnelle et logistique avec l’Inde, accordant aux forces navales indiennes, un accès aux infrastructures portuaires utilisées par les armées françaises de La Réunion, des Émirats arabes unis et de Djibouti… Mais, lors de la signature de cette alliance, le gouvernement de Djibouti n’avait pas été informé en amont des intentions françaises de faire bénéficier à la marine indienne du quai 9 du port historique de Djibouti. On imagine l’effarement des autorités politiques et militaires djiboutiennes lorsqu’elles ont pris connaissance de cette information par voie de presse. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette initiative française manquait de fondement légal. Le fait que la France fasse abstraction des autorités djiboutiennes pose problème et ne manque pas d’interroger sur ce qu’elle peut encore réserver dans un autre futur proche.
En février 2020, le chercheur Élie Tenenbaum, dans une étude de l’Ifri sur L’avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté, appelait le gouvernement français à faire preuve de prudence, soulignant que ces initiatives pourraient être interprétées comme un mépris du pays, soulignant la crainte que ces ambitions pour la position militaire de Djibouti soient interprétées comme une volonté de faire du pays, un État ouvert aux vents et soumis aux desiderata de l’ex puissance coloniale.
« En ce qui concerne les forces prépositionnées, cette ambition européenne pourrait prendre différentes formes, multilatérales comme bilatérales. Au sein de l’Union Européenne tout d’abord, le sujet a été essentiellement abordé à travers l’un des 31 projets de la Coopération Structurée Permanente (CSP) sur le co-basing soumis par la France et approuvé en novembre 2018. Ce dernier réunit pour l’heure la France et cinq autres pays : la Belgique, la République Tchèque, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Espagne. Il viserait à favoriser la mutualisation de certaines activités des forces prépositionnées, notamment en matière de soutien.
Un premier projet a été porté sur la zone des Caraïbes, où les Pays-Bas coopèrent depuis des années avec les FAA du fait de leur présence militaire permanente dans la région à travers les six îles des anciennes Antilles néerlandaises. Un second projet pourrait concerner les forces de présence de Djibouti, où les Allemands et les Espagnols sont déjà fortement intégrés à la base française. Néanmoins, toute mutualisation avec des forces à l’étranger dont la présence est régie par un accord de défense bilatéral avec le pays hôte est porteuse de risque. La préservation de la relation bilatérale doit à cet égard continuer à demeurer une “ligne rouge“, la France ne pouvant se permettre de fragiliser sa relation avec le pays hôte et de donner l’impression d’abuser de son hospitalité en y invitant des États tiers. » [1].
Pour appuyer son analyse, il signale les inquiétudes qu’ont suscitées auprès du partenaire djiboutien les intentions du président Macron d’accompagner à la renaissance d’une marine guerre chez notre grand voisin, dépourvu de façade maritime : « Pour se limiter au plan militaire, il convient de noter les interrogations nourries à Djibouti par la décision d’Addis-Abeba de se lancer dans la construction d’une Marine, dont on voit mal quel autre port d’attache elle pourrait avoir que Djibouti. Plus encore, l’annonce faite par Emmanuel Macron, en visite dans le pays, que la France contribuerait à sa formation, n’a rien fait pour rassurer les Djiboutiens sur l’attachement de la France à une souveraineté́ qui a longtemps été remise en cause par son grand voisin. […] L’apport du prépositionnement demeure cependant irremplaçable dans la stabilité logistique, la connaissance du théâtre, la permanence d’une capacité de commandement “clé en main”, et la fourniture de troupes déployées, acclimatées et à proximité relative – notamment à travers les trois BOA d’Abidjan, Djibouti et Abou Dhabi. Toutes ces qualités contribuent à accroître considérablement les capacités d’entrée sur les théâtres des ZRP. » [2].
Le dispositif prépositionné français n’est pas pensé aujourd’hui comme un outil de défense – et encore moins d’attaque – autonome, explique Élie Tenenbaum. Selon lui, « la Marine souffre dans ses forces prépositionnées d’une faiblesse structurelle en matière d’infrastructures. Plusieurs exemples peuvent être donnés. Parmi les forces de présence à l’étranger, c’est sans doute la base navale du Héron, à Djibouti, qui incarne le mieux ces limites aujourd’hui, tant l’exiguïté de l’emprise contraste avec les possibilités chinoises dans le nouveau port commercial de Doraleh » [3].
Du projet présenté par Macron à Ismail Omar Guelleh lors de sa visite à Djibouti, on peut dire que la France souhaite faire de l’ilot du Héron une base navale autonome, avec à terme la construction d’un quai militaire. Les travaux pourraient durer trois ou quatre ans, des surfaces supplémentaires importantes seraient gagnées sur la mer pour implanter une infrastructure navale qui n’aura sans doute rien à envier à la base chinoise de Doraleh.
Faire de Djibouti un maillon essentiel de la politique de défense de l’Europe a d’autant plus de justification aux yeux de la France que la Chine est installée à Djibouti de manière tonitruante, puisqu’elle est la seule force à y disposer d’une infrastructure logistique navale autonome pour assurer les avitaillements et le soutien indispensables à ses forces, loin de leur port d’attache. Une capacité stratégique qui fait défaut aux forces françaises positionnées sur notre rivage. Il s’agit-là, indéniablement d’un avantage stratégique, que la France, veut réduire au maximum. Se voir damner le pion aussi sévèrement, en voyant détricoter une stratégie militaire longuement réfléchie, par son rival le plus sérieux doit laisser un goût amer. La couleuvre n’a sans doute pas été facile à avaler.
D’un point de vue français, ce redimensionnement de l’ilot du Héron se justifie d’autant plus que l’espace va finir par manquer si l’on se fie aux objectifs des cinq installations militaires françaises à l’extérieur du territoire national contenus dans le « rapport annexé à la LPM », qui fixe « un objectif de formation et d’entraînement sur place des militaires de nations partenaires et alliées qui devrait passer d’ici 2025 de 20 000 à 30 000 stagiaires formés par an ».
Irréfutablement la France rêve de transformer Djibouti en Hub militaire, avec l’objectif clairement affiché d’en faire aussi un puissant levier pour le complexe militaro-industriel hexagonal en exploitant son positionnement sur notre territoire comme une formidable plateforme pour vendre formations et produits de guerre.
Enfin dernier argument probablement avancé par l’état-major français pour l’autonomisation des emprises militaires positionnées à Djibouti, c’est le risque d’instabilité, voire de rupture, que révèle une étude prospective sur l’Afrique de l’Est, réalisée en février 2018 par l’Iris pour le compte de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère de la Défense française, qui évoque un scénario catastrophe pour Djibouti entre 2035 et 2050, causé « par l’incapacité du pays de répondre aux besoins vitaux de sa population, l’insécurité se développe dans la capitale : prolifération de bandes armées, émeutes, quartiers rebelles… » [4].
Pour prévenir cette situation potentielle d’État failli, les chercheurs imaginent notamment que « la base s’autonomise de plus en plus. Des aménagements sont réalisés pour augmenter l’autonomie de la base en eau et en électricité. Les contacts entre le personnel de la base et la population locales réduits au strict nécessaire ; les échanges avec Djibouti sont limités. En conséquence les rapports entre les autorités de Djibouti et la base française deviennent à la fois plus tendus et plus distants. » [5].
La description de cette évolution possible demande pour les analystes de l’Iris des réponses opérationnelles indispensables, comme des « travaux de bunkerisation de la base militaire, pour augmenter son autonomie. Approvisionnement accru depuis la France, notamment en nourriture et en matériel. » [6].
Quel bilan de la présence française ?
Pas très significatif ! Une coopération par petites touches, qui permet d’alimenter en belles images le fil d’actualité du compte Twitter de l’ambassade de France à Djibouti, mais à l’impact sur le terrain minime dû au fait notamment du faible montant mobilisé pour la coopération.
En outre, parmi les récriminations on peut ajouter la situation des affaires entre Djibouti et Paris, qui n’a pas connu l’envolée attendue après la visite en mars 2019 du président Macron et les engagements pris alors, ce qui explique entre autres que Djibouti considère que la France ne contribue pas suffisamment à la transformation économique et au bien-être de la population en contrepartie des emprises militaires considérables accordées sur son sol. Djibouti perçoit de Paris 30 millions d’euros par an pour ses facilités militaires sur le territoire. Le montant convenu dans le cadre du précèdent traité militaire qui arrive en bout de course liant les deux pays a-t-il été bien négocié et cette somme correspond-elle au juste prix ?
Interrogé sur cette question dans nos colonnes, le ministre de l’Économie et des finances Ilyas Moussa Dawaleh répondait avec une pointe d’amertume, tout en plaidant pour une coopération renouvelée tenant mieux compte des attentes du partenaire djiboutien : « J’aimerai que l’on regarde les choses sous un autre angle. Les exonérations et privilèges fiscaux accordés à ces implantations militaires, sur leurs importations notamment, coûtent aux recettes publiques un peu plus de 300 millions de dollars, puisqu’ils ne sont pas prélevés. Une réalité peu connue du grand public. Sans doute que c’est un peu de notre faute, nous ne communiquons pas assez sur le sujet. Alors que pourtant, les faits sont têtus, et contredisent ceux qui font circuler des certitudes qui reposent sur une évaluation au doigt mouillé. Djibouti accorde des exonérations trois fois plus importantes que le montant des allocations qu’elle perçoit. Il m’arrive de rappeler cette réalité de temps en temps à nos partenaires, et cela provoque une certaine gêne. […]
Notre pays, par son histoire et sa position géographique, est destiné à contribuer à la sécurité internationale, et donc d’en être un acteur stratégique. C’est dans notre ADN. Ceci mériterait que cela soit apprécié en tant que tel !
En retour de cette contribution à la sureté régionale, mais aussi mondiale, nous avions espoir que ces pays alliés, amis, installés ici, allaient nous aider à nous développer. Il faut bien comprendre que l’allocation stricto sensu des redevances militaires représente vraiment peu de choses. Ces sommes sont insuffisantes pour accompagner efficacement nos efforts pour répondre aux multiples défis de notre jeunesse et aux besoins socio-économiques énormes de notre population. Il convient de dire que certains d’entre eux sont très actifs dans la coopération bilatérale et donc interviennent sur plusieurs domaines. Ils participent à vraiment accélérer la transformation de Djibouti que nous avons pour ambition de faire émerger d’ici 2035. D’autres sont totalement absents, et se contentent de verser une allocation pour les emprises militaires. Juxtaposez les 125 millions perçus, aux 300 millions de dollars exonérés au titre de notre régime fiscal, et donc de manque à gagner pour nos finances publiques. Comment le justifier ? C’est assez délicat, notamment auprès de nos partenaires du FMI, de la Banque mondiale, ou encore de la BAD, qui ne manquent pas de nous faire remarquer que Djibouti doit revoir son modèle de privilège fiscal afin de générer plus de ressources internes pour entreprendre et réaliser les différentes urgences qui existent. Oui, les partenaires dans la coopération civile de manière bilatérale ou à travers les institutions multilatérales apportent un concours pour accompagner Djibouti. Ceci étant dit, le moment est venu pour que tous nos partenaires privilégiés, historiques, très importants pour Djibouti, accroissent leurs engagements dans le développement socio-économique de manière beaucoup plus marquée, notamment ceux qui bénéficient sur notre sol de facilités militaires. Il faut être très clair là-dessus, nous n’ambitionnons pas de vivre de la rente des bases présentes à Djibouti. Nous sommes déterminés à faire en sorte que cette présence internationale sur notre territoire puisse nous permettre de maximiser la plateforme logistique, financière et commerciale de notre pays, pour en faire un lieu de développement et au service de la globalisation. C’est-à-dire un lien, un trait d’union, entre l’Asie et l’Europe, la péninsule Arabique et l’Afrique, l’Asie et l’Afrique… Cela nécessite beaucoup de ressources pour combler nos gaps financiers. C’est la raison pour laquelle nous attendons de nos amis installés ici une coopération plus effective, plus conséquente, plus concrète, plus stimulante pour accompagner l’essor d’activités créatrices de richesses et d’emplois, notamment industriels. Il me semble que le fait d’être ensemble à Djibouti devrait favoriser dans nos relations bilatérales une meilleure compréhension et une attention particulière aux attentes socio-économiques de nos populations. Djibouti prend sa part de responsabilité à l’égard de la communauté internationale, mais nous aimerions voir un retour d’ascenseur plus significatif, pour nous appuyer à améliorer le bien-être social de nos administrés et ce d’autant plus que les premières conséquences de la pandémie mondiale commencent à poindre sur notre économie. À titre d’exemple, je voudrais vous parler de la base de 5e flotte américaine à Manama, au Bahreïn. Je l’ai visitée il y a environ dix ans, et lorsque l’on voit la transformation qu’a favorisé cette implantation, on ne peut être que stupéfait. La métamorphose est extraordinaire. Pour vous faire une idée, il n’y a qu’à comparer les clichés avant l’installation et après.
Cette présence militaire des pays amis sur notre territoire doit être source de développement et de transformation socio-économique, et pas seulement cantonnée aux aspects sécuritaires. »
Qu’en est-il du projet de construction d’un nouvel aéroport à Bicidley avec les entreprises Aéroport de Paris Ingénierie et Egis, du projet Engie avec le ministère de l’Énergie pour la construction d’une centrale photovoltaïque d’une capacité de production de 30 mégawatts, ou encore du projet avec la start-up française Blue Shark Power pour implanter 500 hydroliennes dans les eaux djiboutiennes, soit un parc de 1120 mégawatts, ou enfin de la visite sans cesse reporté du Medef, conduite par son président Geoffroy Roux de Bézieux, avec un peu plus d’une cinquantaine d’entreprise française initialement programmée en janvier 2021… Toutes ces intentions rappellent toutes celles qui ne sont pas réalisées. Manifestement, la plaidoirie du président Ismail Omar Guelleh au Medef le 11 février 2021 n’a pas inversé la tendance : les relations dites stratégiques entre Djibouti et la France sont in fine cantonnées aux aspects militaires. L’approche « bac à sable » n’a pas évolué, on a plutôt l’impression que la visite de Macron à Djibouti n’a fait que l’accentuer avec les espoirs de l’industrie militaire hexagonale de faire de la position des FFDJ une sorte de « plateforme Amazon » des armées pour vendre aux pays de la région et de l’Indopacifique armes, navires de guerre et formations militaires.
Dans ces conditions comment s’étonner que Djibouti souhaite récupérer l’emprise du Héron pour y développer des activités économiques prometteuses et soutenir ainsi l’emploi et la création de richesses. Le tableau n’est pas noir pour la France. Elle porte de grandes ambitions pour sa position militaire à Djibouti, et le gouvernement de Djibouti est bien décidé à aider dans ce sens son partenaire historique, sans toutefois prendre le risque de transformer le pays en Hub militaire. Pourtant, la France n’entend pas voir ses plans contrecarrés, comme le laisse entendre Africa intelligence qui parle bien de l’« inconnue » du sort réservé à l’installation du Héron, alors que le « gouvernement djiboutien envisage de récupérer la base du Héron au bout de la presqu’île du même nom afin de l’intégrer à un futur quartier d’affaires. Mais Paris ne l’entend pas de cette oreille. »
Se tenir par la barbichette...
Dans ces négociations difficiles, la France ne lésine pas sur les moyens, tous les coups sont permis pour peser sur l’issue des discussions. Est-ce en lien avec l’accélération de l’instruction judiciaire relative à des biens mal acquis, qui vise en France l’entourage du chef de l’État ? Elle a entrainé une perquisition dans l’appartement parisien de la fille du président djiboutien le 14 mars dernier. Un mois plus tard, jour pour jour, le 14 avril 2022, le général Stéphane Dupont, commandant des FFDJ, exposait dans Africa Intelligence les ambitions de la France pour la position de Djibouti, et notamment l’îlot du Héron [7]. La pression semble constante !
« Situé dans le cossu 16e arrondissement de la capitale française, l’appartement de Fatouma-Awo Ismaïl Omar a reçu la visite des policiers de l’Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) il y a un mois, un mois et demi », selon une information du magazine économique Challenges. La perquisition a eu lieu le 14 mars, a précisé à l’AFP une source judiciaire. L’opération s’inscrit dans le cadre de l’enquête ouverte en novembre 2018 par le Parquet national financier (PNF) à la suite d’une plainte déposée par l’ONG Sherpa et le Collectif européen de la diaspora djiboutienne (CEDD). « Après trois ans d’enquête, enfin on s’approche du cœur nucléaire du système corruptif familial », a réagi auprès de l’AFP l’avocat de Sherpa, Me William Bourdon. […]
La plainte portait sur des biens immobiliers situés dans trois arrondissements huppés de Paris (8e, 16e et 17e) et appartenant à des membres de la famille du chef de l’État djiboutien, au pouvoir depuis 23 ans et réélu en 2021 pour un 5e mandat dans ce petit pays hautement stratégique de la corne de l’Afrique où la France compte une forte présence militaire.
L’ONG Sherpa pointait notamment le rôle de Tommy Tayoro Nyckoss, époux de la fille aînée du président djiboutien, à la tête de sociétés civiles immobilières en France. Tommy Tayoro Nyckoss « semble être une personnalité-pivot, centrale, dans la mise en œuvre des opérations effectuées depuis des années par la famille d’Ismaïl Omar Guelleh aux fins de détournement d’avoirs publics », affirmait la plainte. Selon Challenges, le couple avait acheté en 2016 pour deux millions d’euros l’appartement visé par la perquisition. » [8].
Comment comprendre aussi la publication d’une enquête très documenté d’Africa Intelligence qui lève un voile, sur quelques-unes, des affaires des enfants du chef de l’État, parue le 11 avril 2022, trois jours avant la communication du général Stéphane Dupont, commandant des FFDJ dans les mêmes colonnes, qui révèle des informations difficilement obtenues par une simple enquête journalistique. Il y a peu de doute qu’elles étaient été servies sur un plateau par les services spécialisés français pour augmenter la « pression » [9]… Ismail Omar Guelleh se laissera-t-il intimider par voie de presse ? C’est semble-t-il mal connaitre l’animal politique. La réponse à la perquisition du 14 mars de l’appartement du 16e ne s’est pas faite attendre. Le Congrès annuel du parti politique qu’il préside le RPP se déroula le 19 mars, anniversaire d’un « massacre » perpétré par la France en 1967, durant la période coloniale [10]. Il proposa que dorénavant cette date symbolique pour la quête de l’indépendance ne soit plus oubliée, et que une stèle en mémoire de ces victimes du colonialisme puisse être prochainement dressée. Elle pourrait être inaugurée le 27 juin prochain.
Enfin, toujours dans le cadre de sa prise de parole au Congrès du RPP du 19 mars dernier, à rebours, insidieusement, des arguments fournis en réponse au reproche qui est souvent fait à la France concernant son manque d’investissement économiques dans le pays, celle-ci ne manque pas de prendre soin de vanter les bénéfices mutuels de ce partenariat, notamment dissuasif qui contribue à la stabilité et au développement du pays, le président rétorque que pour la défense de l’intégrité territoriale nationale, le pays ne compte sur aucun pays pour « mourir » pour la protection de la patrie, expliquant qu’au-delà de ses forces armées, cette souveraineté est garantie par les institutions internationales. Décodé, la France ne pourra plus se prévaloir de cet argument pour obtenir un arrangement plus satisfaisant dans les négociations en cours. En outre dans la renégociation du traité militaire il est plus que probable que le gouvernement maintienne l’interdiction de survol de la zone du Moussa-Ali, à la jonction des trois frontières. La raison est simple, parfaitement conscient des capacités de déstabilisation et de nuisance, des forces françaises qui compte dans sa besace pléthore de coups tordus et de coups d’état à la chaine, en Afrique. Le président veut sans doute se prémunir de loups « impérialistes » installés confortablement dans la bergerie, qui voient d’un mauvais œil la venue de l’Armée populaire de libération chinois (AP), dans ce qui est « supposé » être le pré carré occidental et éviter que des germes de la colère, ne puisse être mis en bouture dans cette zone pas entièrement sous contrôle.
Mahdi A.
[1] Élie Tenenbaum, « L’avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté », Ifri, février 2020.
[2] Idem.
[3] Idem.
[4] « Rapport d’étude prospective Afrique de l’Est », Ifri, février 2018.
[5] Idem.
[6] Idem.
[7] « Les chantiers qui attendent le successeur du général Dupont à la tête des forces française », Africa Intelligence, 14 avril 2022.
[8] « Biens mal acquis » : perquisition dans l’appartement parisien de la fille du président djiboutien », Le Figaro, 29 avril 2022.
[9] « Du Héron jusqu’à Paris et du BTP aux laiteries : les business très protégés des enfants d’IOG », Africa Intelligence, 11 avril 2022.
[10] NDLR : le 19 mars 1967, un référendum contesté valide le maintien de la souveraineté française sur Djibouti. La répression par l’armée des manifestations consécutives cause au moins 12 morts le lendemain, des milliers d’arrestations et de très nombreuses expulsions. Voir notre article sur le Barrage.
A la fin de la lecture de cet article, on se sent mieux informé, plus armé...
Voilà donc une très bonne mise en perspective historique et géostratégique qui nous permet de nous libérer des habituelles analyses et approches basées sur l’ évènementiel détaché de tout et la personnification excessive de la vie politique nationale et internationale. Ce que l’on apprend ici et qui constitue la valeur ajoutée de votre investigation tourne autour de cette notion de co-basing et de ses conséquences tout azimut. Du coup, le rappel de la gifle diplomatique sur le tarmac Djiboutien prend tout son sens et au passage nous accorde il faut le dire une certaine jubilation.