L’institut français de Djibouti a accueilli une conférence intitulée « Des derniers chasseurs-cueilleurs aux premiers éleveurs dans la Corne de l’Afrique. Regards de Djibouti » mercredi dernier 27 janvier. La conférence était animée par Jessie Cauliez, chargée de recherches au CNRS (laboratoire TRACES à Toulouse) dans le cadre du partenariat développé avec l’Institut de recherches archéologiques et historiques (IRAH). Nous avons eu le plaisir d’une interview exclusive pour retracer les contours de la recherche archéologique et préhistorique à Djibouti à travers le regard expert de la chercheure. Entretien…
Qui êtes-vous Mme Cauliez ?
Je m’appelle Jessie Cauliez, je suis chargée de recherche au CNRS, archéologue préhistorienne, spécialiste du Néolithique, et ethno-archéologue. Je travaille au laboratoire TRACES, qui est une unité mixte de recherche du CNRS et de l’université basée à Toulouse. Je suis à Djibouti dans le cadre de la mission de recherche archéologique franco-djiboutienne, que je dirige depuis 2014, mais qui a débuté à la fin des années 1980. Il s’agit d’une mission archéologique qui vise à documenter un moment très important de la Préhistoire, crucial dans l’histoire de l’humanité, celui qui voit le passage d’une économie dite de prédation à une économie de production. Ce moment à partir duquel les populations qui vivent de chasse et de cueillette décident de manipuler l’espace sauvage pour le domestiquer et développer l’agriculture et l’élevage. Les recherches en République de Djibouti, qui existent donc depuis plus de trente ans, ont été lancées avec l’ISERST par Roger Joussaume, alors chercheur au CNRS, et reprises de 2001 à 2013 par Xavier Gutherz, conservateur du Patrimoine puis, par la suite, professeur à l’Université de Montpellier 3.
La mission centre ses travaux de terrain sur le bassin du Gobaad, aux abords du lac Abhé, dans la région de Dikhil, afin de documenter la question du passage — primordial dans l’histoire de l’humanité — d’une économie de prédation, fondée exclusivement sur la chasse, la pêche et la cueillette de plantes sauvages, à une économie de production fondée sur un usage bien maîtrisé des animaux domestiques puis, un peu plus tard, des plantes cultivées. Ce changement fondamental dans l’histoire des hommes s’est produit ici aux alentours du troisième millénaire avant notre ère, et les nombreux sites archéologiques du bassin du Gobaad permettent de l’éclairer. De plus, les comportements humains et les contraintes plus ou moins fortes qu’ont subies les populations du passé sont ici en grande partie dictés par les conditions environnementales. D’où l’intérêt pour les chercheurs d’étudier de la façon la plus fine possible les fluctuations du niveau du lac Abhé depuis 20 000 ans, fluctuations qui sont liées aux changements climatiques et aux phénomènes tectoniques qu’a connus cette région du monde au fil du temps.
L’équipe franco-djiboutienne, qui se compose d’archéologues, de paléoanthropologues, de géologues, de climatologues, de paléo-environnementalistes, s’intéresse donc tout autant aux paysages, qu’à la fouille des anciens habitats, à celle des sépultures antérieures à l’introduction de l’Islam, ainsi qu’aux gravures qui ornent les rochers des massifs encadrant le bassin du Gobaad. Il y a une centaine de sites archéologiques dans le bassin, dont les dates s’étendent de 16 000 ans avant notre ère environ jusqu’à la période médiévale. Cette dernière est surtout représentée par l’art rupestre organisé autour de milliers de gravures encore visibles sur des corniches basaltiques d’une part et autour de l’ancienne agglomération d’Handoga près de Dikhil d’autre part.
Est-ce à dire que Djibouti est une mine d’or et un haut lieu de l’archéologie ?
On est dans un milieu qui est aujourd’hui semi-aride. Mais à l’époque, c’est-à-dire au moins à partir de 20 000 ans avant notre ère, le climat et l’environnement étaient beaucoup plus propices à la présence humaine, grâce au lac Abhé. Aujourd’hui, le lac s’étale sur une superficie réduite à 350 km2 alors qu’à l’époque préhistorique il a pu s’étendre sur plus de 6 000 km2 au moment du « Grand Humide Holocène », aux alentours de 8 000 ans avant notre ère par exemple. Le lac était très haut. On ne se doute pas que dans le bassin du Gobaad, qui est aujourd’hui en partie désertique, ont vécu un grand nombre de personnes. On le voit par exemple à travers la densité des lieux d’habitat préhistorique, l’abondance de fragments de céramique modelée retrouvés sur les sites, d’outils en obsidienne et de diverses sortes de mobiliers artisanaux. Nous retrouvons aussi des sépultures collectives monumentales dont la plus imposante, comme celle d’Antakari 3 en cours de fouille, contenait plusieurs dizaines de défunts. Même si nous sommes dans un environnement climatique semi-aride, nous avons la chance de retrouver plusieurs sites qui sont bien conservés. Ces sites et les vestiges associés témoignent aussi de la complexification sociale qui s’opère au moment où les populations se mettent à produire leur nourriture et donc à la thésauriser et à la stocker. Les groupes humains se structurent pour organiser le travail et la gestion raisonnée qu’impliquent l’élevage, mais aussi la pêche en masse, car les premiers éleveurs demeurent de grands pécheurs du lac Abhé. Dans les sépultures, certains défunts présentent des parures élaborées réalisées sur des matériaux provenant de longue distance. Les échanges existent donc, de même que les premières formes de hiérarchisation sociale.
N’est ce tout de même pas paradoxal de dire qu’il y avait une forte densité humaine autour de ce site du lac Abhé quand on voit aujourd’hui le vide désertique sidéral ?
En fait le lac est alimenté par le réseau dense des oueds qui drainent les eaux pluviales provenant des hauts plateaux éthiopiens et rejoignent le principal cours d’eau appelé rivière Awash. Au cours des périodes humides, avec des pluies abondantes et fréquentes, le lac avait une grande profondeur. Il était riche en faune aquatique avec une eau un peu salée malgré tout, mais disposant d’une quantité d’espèces de poissons en nombre et, autour de ce lac, des hippopotames, des lions, des crocodiles, et une faune et une flore qui étaient caractéristiques des milieux humides. Aujourd’hui, nous avons l’impression que c’est un milieu pauvre et hostile, mais ça n’a pas toujours été le cas ! Cette zone du bassin du Gobaad, à l’échelle de la République de Djibouti, est un véritable vivier de sites archéologiques et la recherche a fait des avancées majeures en atteignant un niveau de résolution permettant de décrire justement le mode de vie de ces populations, mais aussi le climat et le paysage dans lesquels elles vivaient, ce qui est exceptionnel. Par exemple, sur l’habitat d’Asa Koma, nous avons découvert à la fouille des restes osseux de bovins, ou encore sur le site voisin de Wakrita, des restes osseux de chèvres et moutons datés d’environ 2 400 ans avant notre ère. Ce sont les témoins les plus anciens actuellement connus dans toute la Corne de l’Afrique pour les animaux domestiques et donc pour les premières formes d’élevage. Mais nous disposons également de nombreux sites archéologiques plus anciens, comme celui d’Hara Idé 3 qui, lui, date d’au moins 16 000 ans avant notre ère et qui fournit les vestiges osseux humains datés les plus anciens de Djibouti pour une période où ils sont aussi très rares dans tout l’Est africain. Les vestiges humains de cette période sont très importants pour la connaissance de l’origine des populations de la région. Nous les étudions avec des méthodes très précises en paléoanthropologie physique, notamment par la prise de mesures biométriques sur les mandibules, que l’on compare à d’autres mesures intégrées dans des bases de données regroupant des échantillons osseux humains de tout l’Est africain. L’objectif est d’avoir un point de comparaison pour cette période de la Préhistoire avec l’Égypte, le Kenya, le Soudan, la Tanzanie par exemple. A partir de ces paramètres métriques, nous disposons d’informations sur l’origine des populations, les phénomènes de renouvellement de populations et également sur les adaptations biologiques humaines aux fluctuations du climat, etc.
Outre la conférence, qu’avez-vous fait durant cette semaine à Djibouti ?
Nous avons eu plusieurs entretiens avec Salah Zakaria Cheik, directeur de l’IRAH, l’Institut de recherche archéologique et historique du CERD, et avec lequel nous travaillons en étroite collaboration. Avec ses équipes, nous avons évoqué notamment la question de la formation des chercheurs et techniciens djiboutiens à l’archéologie et celle de la création d’un Centre de conservation et d’études pour conserver les mobiliers archéologiques sortis de fouille dans des locaux adaptés pour la préservation et la recherche. Depuis plusieurs années, les collections archéologiques et paléontologiques de Djibouti sont exportées en France pour étude. Le retour de ces collections est prévu cette année et pour ce faire, nous travaillons en étroite collaboration avec l’IRAH, le CERD et l’ambassade de France, laquelle soutient très largement le programme. Actuellement presque tous les vestiges mobiliers issus des recherches françaises réalisées depuis l’indépendance ont pu être regroupés à Toulouse, dans mon laboratoire. Ces vestiges ont été reclassés, reconditionnés et inventoriés selon les normes internationales, dans le but de préparer leur retour définitif à Djibouti. La France est aujourd’hui prête à restituer ce patrimoine matériel et n’attend que le feu vert pour un retour de ces collections à Djibouti, ce qui arrivera, nous l’espérons, dans l’année.
Parmi les grands objectifs du programme également, nous accompagnons la réflexion des autorités de la République de Djibouti sur la question du classement des sites archéologiques du bassin du Gobaad, de haute valeur historique, au patrimoine mondial de l’Unesco, et donc au classement du lac Abhé et de son bassin lacustre. Au cours de cette dernière semaine, avec mon collègue Xavier Gutherz, nous avons donc eu des discussions avec le ministère de la Culture et avec plusieurs consultants djiboutiens spécialistes de la question. Ensuite, il y a une question d’actualité, celle de la création du musée national, et nous avons été pendant ce dernier séjour sollicités pour contribuer à l’élaboration du projet scientifique et culturel autour de ce musée national. Il s’agit d’entamer une réflexion sur ce qui doit être mis dans ce musée, sur la façon dont il doit être pensé sur le plan de la restitution au grand public. C’est en cours de discussion et il nous a été possible de visiter l’ancienne gare de Djibouti qui, a priori, est pressentie pour être le lieu du futur musée. Nous avons pu également avoir la chance de visiter la bibliothèque et les archives nationales pour prendre connaissance de toutes les nouvelles structures qui existent à Djibouti et qui ont toutes la même vocation, à savoir la diffusion au grand public des connaissances et la valorisation du patrimoine culturel. Durant notre séjour, il y a eu bien entendu également des entretiens autour du développement scientifique du programme : nous avons ainsi rencontré le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, le directeur du CERD, le directeur de l’IRAH et de nouvelles personnes susceptibles de participer à la recherche archéologique dans le pays.
Je précise que l’ambassade de France est bien sûr associée à l’ensemble de nos travaux avec les partenaires djiboutiens. Nous avons d’ailleurs eu le plaisir d’une entrevue durant cette semaine avec l’ambassadeur de France à Djibouti Arnaud Guillois, et le conseiller de coopération et d’action culturelle, directeur de l’IFD Stéphane Gallet. Enfin d’ordinaire, à cette période, nous nous rendons sur le terrain pendant près d’un mois avec toute l’équipe de recherches pour conduire les fouilles archéologiques dans le Gobaad. Mais les restrictions de déplacement des équipes en raison de la pandémie du Covid ont entravé la mission. C’est pourquoi, nous avons consacré ces quelques jours à faire avancer les principaux dossiers avec nos partenaires djiboutiens. Nous avons cependant pu nous rendre à As Eyla pour deux jours, pour nous assurer que les sites archéologiques étaient en bon état après le dernier épisode torrentiel qu’a subi la région. Il fallait penser à protéger ces gisements.
Qu’en est-il de la relève et du transfert de compétences vers des jeunes Djiboutiens pour assurer la continuité de la recherche sur les sites de haute valeur historique à Djibouti ?
L’institut de recherche archéologique et historique (IRAH) forme des techniciens et des assistants dans ce domaine. Des personnes qui font partie des équipes de notre mission nous suivent sur le terrain et se forment avec nous. Nous espérons aussi pouvoir donner des cours à l’Université de Djibouti afin de perfectionner les jeunes qui sont désireux d’intégrer le domaine de la recherche archéologique et historique. L’histoire de l’art et l’archéologie en général et la Préhistoire en particulier ne mobilisent pas tellement parmi la jeunesse estudiantine mais nous sommes heureux d’encadrer déjà des étudiants djiboutiens qui font des masters en France, voire même des doctorats pour la rentrée 2021 justement. Nous serions très heureux qu’il y ait plus de jeunes étudiants qui soient intéressés par l’archéologie professionnelle à Djibouti, ce qui est évidemment indispensable. La présence de nombreux jeunes à la conférence est un excellent signe en ce sens Nous serions très contents aussi de donner des cours dans le cadre de notre mission pour doter les jeunes diplômés des connaissances suffisantes pour exercer la profession. Si les débouchés professionnels apparaissent a priori réduits, nous étudions avec le directeur de l’IRAH, plusieurs pistes, notamment celle de développer ce que l’on appelle l’archéologie préventive, celle qui intervient en amont des grands travaux d’aménagement et d’urbanisme.
Qu’en est-il de la valorisation médiatique des hauts lieux de la Préhistoire et de l’archéologie à Djibouti ?
Les autorités djiboutiennes et leurs partenaires ont commencé à prendre l’affaire en main car, il faut dire que Djibouti a souffert de la notoriété de son grand voisin l’Éthiopie, c’est-à-dire que les fossiles humains les plus anciens ont été retrouvés dans le rift éthiopien et un peu plus au sud aussi au Kenya. Du fait de ces découvertes, le monde entier a eu finalement les yeux tournés vers ces deux pays, appelés aussi le « berceau de l’Humanité ». Depuis quelques temps maintenant, l’Afrique du Sud est désignée également comme tel. Djibouti est plus petit que ces pays, mais il y a quand même ici des sites extrêmement importants qui permettent de comprendre l’histoire de l’Humanité et il est évident qu’il y a encore beaucoup à découvrir. Les conférences, le futur musée, la presse, les médias comme Human Village, et nos publications jouent et joueront un rôle important pour rééquilibrer la balance. J’en profite pour signaler d’ailleurs qu’à court terme un site internet va voir le jour sur la mission archéologique franco-djiboutienne grâce à un soutien du ministère français de la Culture et du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères. Nous travaillons en ce moment même aussi à la parution d’un livre grand public sur les découvertes archéologiques et préhistoriques à Djibouti. Ce sera une œuvre conjointe entre les équipes de chercheurs français et djiboutiens.
Propos recueillis par Mohamed Ahmed Saleh